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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 4 4


L’ouvrage grandissait ; il grandissait autour de moi comme une forêt dont l’ombre me dérobait peu à peu toute la vue du monde extérieur ; je ne vivais qu’à l’intérieur, dans l’obscurité de la maison, sous les rameaux bruissants et toujours plus sonores de l’œuvre qui s’élargissait, dans la présence enveloppante et réchauffante de cet homme.

En dehors des quelques heures de cours à l’Université, c’est à lui qu’appartenait toute ma journée. D’ailleurs, je mangeais à leur table ; nuit et jour, des messages montaient et descendaient l’escalier entre leur appartement et le mien, et réciproquement : j’avais la clé de leur porte et lui avait la mienne, de sorte qu’il pouvait me trouver à toute heure sans avoir besoin d’appeler ma vieille hôtesse à demi sourde. Mais plus mes relations avec lui devenaient étroites, plus je m’isolais du monde extérieur : en même temps que la chaleur de cette sphère intérieure, je partageais l’isolement glacial de son existence, totalement en marge. Mes camarades me manifestaient, tous sans exception, une certaine froideur, un certain mépris. Était-ce une conjuration secrète ou pure jalousie, à cause de ma situation manifestement privilégiée ? En tout cas, ils m’excluaient de leurs conversations, et dans les discussions du séminaire, on évitait, comme par une entente, de m’adresser la parole et de me saluer. Même les professeurs ne me cachaient pas leur antipathie ; un jour que je demandais un renseignement insignifiant au professeur de langues romanes, il m’envoya promener ironiquement en disant : « En votre qualité d’intime de M. le professeur X…, vous devriez pourtant savoir cela. » Vainement, je cherchais à m’expliquer cet ostracisme si injustifié. Mais les paroles et les regards me refusaient toute explication. Depuis que je vivais complètement avec les deux solitaires, j’étais moi-même tout à fait isolé.

Je ne me serais pas autrement inquiété de cette exclusion de la société, puisque mon attention était tout entière tournée vers les choses de l’esprit ; mais peu à peu mes nerfs ne résistèrent plus à cette pression continuelle. On ne vit pas impunément pendant des semaines dans une outrance incessante de l’intellect ; de plus, j’avais trop brusquement changé de manière de vivre ; j’étais passé trop farouchement d’un extrême à l’autre pour ne pas mettre en péril cet équilibre secret que la nature a établi en nous. En effet, tandis qu’à Berlin la légèreté de ma conduite détendait mes muscles d’une manière bienfaisante et que mes aventures féminines dissolvaient comme un jeu tout ce qui s’était accumulé d’inquiétude en moi, ici une atmosphère orageuse et pesante oppressait sans relâche mes sens excités, de telle sorte qu’ils s’agitaient en moi, avec des vibrations incessantes, et des tressautements électriques ; je désapprenais le sommeil sain et profond, bien que – ou plutôt parce que je transcrivais toujours pour mon propre plaisir, jusqu’à une heure très avancée de la nuit, la dictée de la soirée (avec une impatience fébrile, mettant mon point d’honneur à rapporter au plus tôt les feuillets à mon cher maître). Ensuite la Faculté, et la lecture hâtive des textes qui exigeait de moi un surcroît de zèle ; et, ce qui n’allait pas sans m’exciter beaucoup, c’était aussi la nature de notre conversation avec mon maître, parce que chacun de mes nerfs s’y tendait fermement pour n’avoir jamais l’air devant lui d’être indifférent à ses paroles. Le corps ainsi offensé ne tarda pas longtemps à vouloir sa revanche de ces excès. Plusieurs fois je fus pris de brefs évanouissements, signaux de la nature en danger que, dans ma folie, je négligeais ; mais les lassitudes léthargiques se multipliaient, chaque expression de mes sentiments atteignait un degré de véhémence extrême, et mes nerfs exacerbés fouillaient toutes les fibres de mon corps, m’empêchant de dormir et faisant surgir en moi de confuses pensées jusqu’alors contenues.

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