Chapitre 3 — Premières Lueurs
Marianne Leroux
La pluie martelait le pare-brise de la voiture de Marianne, transformant la ville en un tableau flou de néons tremblants et de silhouettes distordues. Elle dirigea son véhicule vers le centre-ville, suivant l’adresse griffonnée sur le papier que Claire Morel lui avait donné : le siège du journal où travaillait Léa. Malgré la fraîcheur de la matinée, l’humidité s’infiltrait, accentuant la morosité ambiante. Un léger frisson parcourut Marianne, bien qu’elle ne sache si c’était dû au froid ou à l’idée que les pièces de ce puzzle obscur commençaient à s’assembler. Elle serra le volant, son esprit oscillant entre sa méfiance croissante et l’urgence de poursuivre cette enquête. Les ombres fugaces aperçues dans son couloir la veille ainsi que le message menaçant ne quittaient pas son esprit. Mais elle savait qu’elle ne pouvait reculer. Pas cette fois.
En arrivant devant le bâtiment, Marianne ralentit, scrutant les environs avec vigilance. L’édifice se dressait dans un coin sombre du quartier, un vieil immeuble en briques noircies par le temps et la pollution, où une enseigne lumineuse vacillante annonçait le quotidien du journal. Quelques fenêtres éclairées bravaient encore la grisaille, mais l’ensemble respirait l’abandon. Marianne coupa le moteur, vérifia l’emplacement de sa lame dissimulée dans son trench, et sortit de sa voiture. Le vent glacial mordit sa peau, et elle tira le col de son manteau pour se protéger, ses yeux balayant les alentours avant de s’approcher de l’entrée.
À l’intérieur, l’atmosphère changea, tout aussi pesante mais différente. Une odeur de papier humide et d’encre imprégnait l’air, et le bourdonnement des imprimantes se mêlait au faible cliquetis des claviers. Quelques journalistes déambulaient, le regard fatigué, leurs mouvements mécaniques trahissant la pression qui régnait dans les lieux. L’espace semblait figé dans une tension latente, comme si l’absence de Léa avait aspiré une partie de la vitalité du bureau.
La réceptionniste, une jeune femme à l’air épuisé, l’accueillit sans enthousiasme et lui indiqua le chemin d’un geste vague. Marianne traversa un couloir mal éclairé, où des affiches d’articles jaunis se décrochaient des murs, chaque pas résonnant dans l’écho de son environnement. Enfin, elle arriva dans une petite salle de rédaction encombrée. Les dossiers empilés sur les tables voisinaient avec des tasses de café abandonnées, et une lumière crue d’un néon clignotant donnait à l’endroit une allure presque clinique. Simon Durand l’attendait là.
Grand et mince, Simon avait une barbe naissante et portait des lunettes légèrement de travers, accentuant son air distrait. Il leva les yeux à son entrée, sa nervosité palpable à travers son geste maladroit pour rapprocher une chaise.
— Marianne Leroux ? murmura-t-il, scrutant brièvement la porte derrière elle comme pour vérifier qu’ils étaient seuls.
— Oui, répondit Marianne en s’asseyant sans détour. Claire m’a dit que vous aviez travaillé avec Léa. J’ai besoin de savoir ce qu’elle enquêtait avant de mourir.
Simon hocha la tête, mais l’hésitation dans ses mouvements trahissait son malaise. Il tapota le bord de la table, une ligne de sueur perlant sur son front malgré le froid environnant. Ses yeux se posèrent un instant sur la pile de dossiers avant lui, comme s’il cherchait courage ou permission dans le désordre.
— Léa était... brillante, commença-t-il. Trop brillante. Elle n’hésitait pas à plonger là où d’autres auraient reculé. Mais cette fois... cette fois, c’était différent. Dangereux.
Marianne arqua un sourcil, sa voix tranchante brisant le silence lourd.
— Différent comment ?
Simon hésita, son regard fuyant croisant brièvement celui de Marianne avant qu’il n’ouvre un tiroir et en sorte un tas de documents. Parmi eux, des articles griffonnés et inachevés, les notes de Léa. Un nom attira immédiatement l’attention de Marianne, récurrent comme une ombre parmi les lignes : Robert Gagnon.
— Elle travaillait sur un réseau de trafic humain, finit-il par lâcher, sa voix presque étouffée. Un réseau qui impliquait des figures importantes. Politiciens, chefs d’entreprise... Gagnon Industries revenait souvent dans ses recherches.
Marianne laissa son regard s’attarder sur les pages. Robert Gagnon. Ce magnat de l’industrie, connu pour son image publique lisse et philanthropique, semblait se tapir dans un réseau d’ombres. Elle fronça les sourcils.
— Vous croyez qu’elle était sur le point de découvrir quelque chose ? demanda-t-elle, son ton plus insistant.
Simon acquiesça, plongeant dans un silence tendu. Après un moment, il se leva et tira d’une autre pile une liste manuscrite. Les noms inscrits étaient incomplets, certains barrés, d’autres soulignés avec une force presque agressive. Marianne lut rapidement : deux noms attirèrent son attention. « F. Marceau » et « V. Deneuve ». Des noms qui respiraient le privilège et le pouvoir, mais qui n’évoquaient rien de concret. Pas encore.
— Elle avait peur, continua Simon d’une voix faible. Les derniers jours avant sa mort, elle disait qu’elle se savait suivie. Elle m’a demandé de garder certaines choses pour elle, au cas où...
Il sortit un carnet noir, usé et fragile, ses pages écornées et tachées d’annotations. Marianne le prit avec précaution, reconnaissant immédiatement l’écriture nerveuse mais nette de Léa. Les notes codées et les fragments évoquaient des transactions détournées, des paiements cryptés, et une phrase en particulier arrêta ses yeux : *« Ils opèrent dans l’ombre. Suivez l’argent. »*
— Pourquoi elle ne s’est pas tournée vers la police ? demanda Marianne, ses yeux se relevant brusquement vers Simon.
Il ricana amèrement.
— La police ? Léa n’était pas naïve. Vous savez comme moi que les forces de l’ordre... disons qu’elles ne sont pas toujours... incorruptibles, surtout pas ici.
Il s’interrompit un instant, l’air coupable.
— Je lui ai dit d’arrêter, souffla-t-il finalement. Je l’ai suppliée. Mais elle ne voulait rien entendre. Elle pensait pouvoir gérer seule. Je crois qu’elle savait que c’était déjà trop tard.
Marianne rangea le carnet dans sa poche, se levant d’un mouvement rapide.
— Si vous vous souvenez de quelque chose d’autre, appelez-moi, dit-elle, glissant une carte sur la table avant de quitter la pièce.
Simon ne répondit pas, son regard suivant Marianne avec une inquiétude muette. En sortant dans la rue, le froid humide la frappa de plein fouet. Elle inspira profondément, cherchant à calmer son esprit. Sous un lampadaire, elle s’arrêta un instant, le carnet toujours dans sa main. Ces notes codées et ces noms étaient peut-être la clé, mais les réponses restaient encore voilées.
Un mouvement attira son attention. De l’autre côté de la rue, une silhouette sombre restait immobile, à moitié dissimulée dans l’ombre. Un homme, vêtu d’un long manteau, semblait fixer quelque chose. Ou quelqu’un. Son instinct s’aiguisa immédiatement, et sa main se glissa dans la poche contenant sa lame.
Feignant l’indifférence, Marianne se dirigea vers sa voiture, chaque pas mesuré et calculé. Une fois à l’intérieur, elle verrouilla les portes, son cœur battant plus vite que d’habitude. Elle regarda autour d’elle, mais la silhouette avait disparu. Pourtant, la sensation d’être surveillée ne la quitta pas.
Elle tapota doucement le carnet dans sa poche, murmurant presque pour elle-même : « Ils opèrent dans l’ombre. » Le Pont des Oubliés. Elle ne savait pas encore pourquoi, mais elle était certaine que c’était là que tout convergerait.
D’un geste précis, elle démarra le moteur, s’éloignant dans la pluie battante. Une nouvelle étape venait de s’ouvrir, avec des dangers qu’elle ne pouvait qu’entrevoir dans l’obscurité.