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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Le Poids du Passé


Marianne Leroux

Marianne franchit le seuil de son appartement avec une lourdeur inhabituelle. La porte se referma derrière elle dans un claquement sourd, absorbé presque immédiatement par l’atmosphère étouffée de la pièce. L’odeur familière de tabac froid et de café rassis l’accueillit, tandis qu’elle se débarrassait de son trench trempé, le laissant s’affaisser sur le dossier d’une chaise.

Elle resta un instant immobile, observant le chaos autour d’elle : les dossiers empilés pêle-mêle sur la table basse, les notes griffonnées éparpillées sur le bureau près de la fenêtre, et cette cafetière qui semblait avoir vu des jours meilleurs. Une photo, coincée entre deux dossiers, attira brièvement son attention : le visage souriant mais tendu de Léa Morel, dans un instant figé qui contrastait cruellement avec les circonstances de sa mort. L’appartement était un miroir fidèle de son esprit, un désordre qu’elle n’avait jamais vraiment eu l’énergie de ranger.

L’affaire Léa Morel l’avait déjà happée, même si elle refusait encore de l’admettre pleinement. Claire avait raison sur un point : quelque chose ne collait pas. Et ce foutu bout de papier évoquant le Pont des Oubliés n’aidait pas à apaiser ses pensées.

Marianne se laissa tomber dans le fauteuil défoncé près de la fenêtre, alluma une cigarette d’un geste mécanique. La première bouffée emplit ses poumons d’une chaleur âcre, un réconfort sournois dans ce décor morose. Ses yeux se perdirent dans la lumière diffuse des lampadaires filtrant à travers les rideaux épais.

Elle tenta de détacher ses pensées de l’affaire, mais c’était inutile. Les photos de la scène, la lettre d’adieu trop froide, la fenêtre ouverte… tout cela tournait dans sa tête comme un tourbillon. Une phrase de Claire résonnait en elle : *« Ma sœur ne s’est pas suicidée. »* Ces détails étranges faisaient aussi écho à une autre affaire, plus ancienne, qu’elle s’efforçait de repousser au fond de sa mémoire depuis des années.

Flashback.

L’air était lourd ce jour-là, chargé d’électricité statique. Elle se tenait au centre de la pièce, un appartement presque identique à celui de Léa. Une jeune femme manquait à l’appel. Une autre victime d’un réseau qu’elle n’avait pas su démanteler à l’époque. Les murs semblaient résonner encore du cri muet de celle qu’elle n’avait pu sauver.

Elle avait cru à l’époque avoir touché au cœur du problème, pris un risque insensé pour rassembler des preuves. Mais tout cela s’était effondré. Elle se revoyait, impuissante, face à un cadre supérieur de la police balayant son enquête d’un revers de main. « Des preuves falsifiées », avait-il dit. Une accusation qu’elle n’oublierait jamais.

La fumée de sa cigarette ramena Marianne au présent. Elle écrasa le mégot dans un cendrier déjà surchargé. La bile lui montait à la gorge rien qu’à repenser à cet échec, à la manière dont elle avait perdu son insigne, son équipe, sa vie.

Mais cette fois, elle ne se laisserait pas happer par l’échec.

Elle se leva, ses bottes crissant légèrement sur le parquet abîmé, et ouvrit le dossier que Claire lui avait donné. À l’intérieur, des notes griffonnées de la main de Léa, des mentions répétées de noms obscurs et des mots jetés au hasard. Une phrase sous-lignée plusieurs fois attira son attention : *« Ils opèrent dans l’ombre. Les élites sont complices. »*

L’expression « les élites » déclencha une série de connexions dans son esprit, et une autre note plus détaillée confirma ses intuitions : *« Robert Gagnon – le lien financier ? »* Cela ne ressemblait pas à une paranoïa sans fondement. Léa avait été méthodique, comme toute bonne journaliste d’investigation. Ses notes, bien que désordonnées, révélaient une structure sous-jacente. Marianne parcourut une liste de noms partiels, presque effacés, et sentit une tension familière dans sa nuque. Quelque chose de vaste se dessinait derrière ces indices épars.

Elle retourna au bureau près de la fenêtre, ouvrit un tiroir et en sortit une feuille vierge. Avec un stylo usé, elle commença à relier les informations. Les noms, les dates, les lieux. Peu à peu, un schéma rudimentaire se formait. Au centre de tout cela : le Pont des Oubliés.

La pluie redoubla d’intensité, tambourinant contre les vitres sales. Plongée dans son travail, Marianne n’entendit pas immédiatement le bruit sourd provenant du couloir. Ce n’est qu’au moment où une ombre passa brièvement sous la porte qu’elle releva les yeux, ses sens en alerte.

Elle saisit un couteau de cuisine abandonné près d’une assiette vide – son arme de fortune depuis qu’elle avait vendu son arme de service. Elle avança prudemment vers la porte, plaquant une oreille contre le bois humide. Un nouveau bruit, cette fois un léger raclement, fit monter son adrénaline.

Après une minute d’immobilité, elle ouvrit brusquement la porte. Rien. Seulement le couloir désert, baigné dans une lumière blafarde, et le claquement sporadique d’une goutte d’eau tombant dans une flaque.

Elle referma doucement, mais l’alerte ne retomba pas. Si quelqu’un avait été là, il s’était volatilisé.

Elle reprit ses notes, mais son esprit dérivait à nouveau vers le passé. Cette affaire qui l'avait brisée. Les filles disparues, les accusations de falsification, et l’isolement qui s’en était suivi. Elle se revoyait dans un bureau presque vide, empaquetant ses affaires sous le regard méprisant de ses collègues.

Et puis, il y avait Thibault.

Il avait été là, à l’époque. Pas pour la soutenir, mais pour surveiller. Son ancien partenaire, son ancien ami, et celui qui avait le plus contribué à sa chute. Elle se demandait s’il dormait la nuit, s’il ressentait encore un semblant de culpabilité. Peut-être que cela n’avait plus d’importance.

Elle exhala un souffle rauque et retourna à son schéma. Il y avait des connexions qu’elle devait établir. Le Pont des Oubliés. Ce nom la hantait. Que cachait cet endroit ?

Marianne se leva pour préparer un autre café. La cafetière protesta avec un grésillement, mais finit par produire un liquide noirâtre qu’elle versa dans une tasse ébréchée. Alors qu’elle retournait au bureau, son téléphone vibra sur la table.

Un message. Un numéro inconnu.

« Vous ne savez pas dans quoi vous vous embarquez. Restez en dehors. »

Elle resta figée un instant, l’écran illuminant son visage. Une menace ? Ou un avertissement ? Cela ne faisait qu’ajouter à son malaise. Mais ce genre de message n’avait plus le pouvoir de l’effrayer.

Marianne consulta l’heure. Minuit passé. Elle s’enfonça dans son fauteuil avec un soupir. L’affaire Léa Morel, elle le savait maintenant, n’était pas une simple quête de vérité pour une sœur endeuillée. C’était une porte ouverte sur un monde qu’elle avait déjà entrevu, un monde où la justice était une illusion et où les monstres opéraient dans les ombres.

Elle but une gorgée de café, son regard se posant sur le dossier ouvert.

Demain, elle irait au Pont des Oubliés.