Chapitre 2 — Ombres familiales
Élena Moreau
La lumière blafarde de la lampe de bureau d’Élena traçait des ombres complexes sur la surface boisée. Les chiffres défilant à l’écran scintillaient comme une mosaïque de mensonges soigneusement tissés, et chaque nouvelle connexion qu’elle établissait dans le réseau financier d’Arcadia renforçait sa conviction : elle avait mis les pieds dans un terrain miné. Pourtant, cette certitude ne faisait qu’aiguiser sa détermination.
Le soir précédent, l’attitude de son père continuait de résonner dans son esprit. « Arcadia n’est qu’un rouage. » Cette phrase, jetée comme une sentence, avait éveillé un écho plus profond qu’elle ne voulait l’admettre. Jean Moreau n’était pas un homme sujet à des sautes d’humeur ou à des déclarations anodines. Il savait quelque chose, et ce quelque chose semblait suffisant pour qu’il tente de la dissuader.
La matinée était étrangement silencieuse. Les bureaux voisins étaient encore déserts, et les conversations usuelles des collègues semblaient avoir été aspirées par un vide invisible. Élena avait espéré noyer son malaise dans la mécanique rassurante de sa routine, mais son esprit restait hanté par la froideur calculée de son père.
Elle s’était levée plus tôt que d’habitude, incapable de trouver le sommeil. La nuit avait été ponctuée de souvenirs d’enfance : Jean, assis à son bureau, parcourant des dossiers jusqu’à des heures impossibles. Les rares moments partagés entre eux étaient souvent marqués par son silence, un silence paradoxalement plus éloquent que les mots parfois dispensés. Aujourd’hui, elle reconnaissait ce silence chez elle-même, comme une malédiction héritée.
Poussée par une intuition qu’elle ne pouvait ignorer, elle consulta son agenda et réalisa qu’elle n’avait rien d’urgent jusqu’à midi. Prenant une profonde inspiration, elle saisit son sac à main et quitta l’appartement. Elle avait besoin de réponses.
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L’entrée de l’appartement de Jean Moreau, nichée dans un immeuble cossu du 7e arrondissement, l’accueillit avec son habituelle sévérité. Les hauts plafonds, les moulures impeccablement préservées et les murs ornés d’art contemporain semblaient murmurer une élégance froide et calculée.
Jean lui ouvrit la porte sans surprise apparente, vêtu d’un pull en cachemire gris qui lui donnait une allure décontractée mais soignée. Une tasse de café fumait dans sa main, et son regard se posa sur sa fille avec cet éternel mélange de curiosité et de réserve.
« Élena. Une visite imprévue, je vois. Entre. »
Elle s’avança dans l’appartement, inspirant l’odeur familière de bois ciré et de café noir. Jean lui indiqua le salon d’un geste vague, mais Élena resta debout, comme si s’asseoir signifiait céder du terrain.
Ses yeux tombèrent sur une photographie posée sur une étagère : Jean, plus jeune, entouré d’hommes en costume. L’un d’eux lui semblait familier, bien qu’elle n’arrivât pas à replacer son visage. Ce détail alimenta un pressentiment naissant.
« J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit hier soir. »
Il haussa un sourcil. « Oh ? Je ne pensais pas avoir dit grand-chose. »
« Justement. Ce que tu n’as pas dit est plus parlant. »
Jean posa sa tasse sur une table basse en verre, s’adossant au dossier d’un fauteuil en cuir. « Élena, si tu es venue pour insister sur ce sujet, je te le dis tout de suite : je ne peux pas t’aider. »
« Ne peux pas, ou ne veux pas ? » rétorqua-t-elle, croisant les bras.
Un silence lourd s’installa. Jean semblait peser ses mots, ses doigts jouant distraitement avec une bague en argent qu’il portait à la main droite.
« Ton travail te pousse parfois à poser des questions pour lesquelles il n’existe pas de réponses simples, » dit-il finalement, le ton mesuré.
« Ce ne sont pas des réponses que je cherche, mais des faits. Arcadia. Girard Holding. Ce ne sont pas des noms anonymes pour toi, je le vois dans tes réactions. Alors pourquoi refuses-tu de me dire ce que tu sais ? »
Jean se leva, laissant échapper un soupir las. Il se dirigea vers une étagère ornée de livres reliés, tirant un volume au hasard tout en parlant.
« Parce qu’il y a des vérités qui ne servent qu’à alourdir la conscience, Élena. À quoi bon savoir si cela ne te permet pas d’agir ? »
Elle ressentit une pointe de colère percer sous son calme. « Tu penses que je ne suis qu’une spectatrice de ce système ? Tu me connais mieux que ça. Si je dois agir, il me faut des informations. Ton silence ne fait que me ralentir. »
Jean referma le livre d’un claquement sec avant de le remettre en place. « Arcadia est une pièce dans un jeu d’échecs complexe, Élena. Ceux qui se trouvent derrière n’hésiteront pas à écraser quiconque menace leur équilibre. Crois-moi, j’ai vu ce que cela implique. »
Le ton de son père trahissait une fatigue qui paraissait presque personnelle. C’était la première fois qu’elle le percevait aussi vulnérable, bien qu’il se soit toujours efforcé de masquer ses émotions.
« Alors tu choisis de te taire et de te protéger. Je vois, » murmura-t-elle, le regard dur.
Jean fit volte-face, son expression fermée. « Ce n’est pas une question de choix, Élena. C’est une question de survie. Et parfois, le silence est la seule protection. »
Ses yeux se posèrent brièvement sur la photographie. Élena suivit son regard, mais il détourna immédiatement les yeux, renforçant ses soupçons.
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De retour chez elle, Élena tourna en rond dans son appartement, comme une lionne en cage. Chaque mot de Jean semblait l’avoir davantage enfermée dans un labyrinthe de doutes et de frustrations. Elle savait qu’elle ne pouvait pas se permettre de reculer, mais chaque pas qu’elle faisait semblait éveiller de nouvelles ombres.
Elle s’installa devant son ordinateur, déterminée à creuser encore plus profondément. Ses soupçons se concentraient sur deux points : les flux financiers suspects identifiés dans les comptes d’Arcadia et le rôle potentiel de Girard Holding. Si elle pouvait établir un lien clair entre ces deux entités, elle aurait une base suffisamment solide pour confronter ses supérieurs ou même Valérie Monnet.
Les heures passèrent dans un flou fébrile de chiffres et de recherches. Les documents financiers s’entrecroisaient, révélant des schémas d’imbrication complexes entre des filiales et des entités offshore. Une chose devenait claire : Arcadia n’était pas seulement une entreprise de couverture. C’était une clé, un nœud dans un réseau plus vaste.
Tard dans la soirée, une découverte fit bondir son cœur. Une série de transferts récurrents entre Arcadia et une société écran basée au Luxembourg portait les initiales « G.H. ». Ce détail, insignifiant pour quelqu’un d’autre, résonna immédiatement avec le nom « Girard Holding » qu’elle avait vu la veille.
Elle imprima les relevés, les plaçant soigneusement dans un classeur. Puis, pour la première fois depuis des heures, elle se laissa tomber contre le dossier de sa chaise, fermant les yeux.
Une question tournait dans son esprit : jusqu’où était-elle prête à aller ?
Dans le silence de son appartement, un bruit soudain la fit sursauter. Le grincement d’un parquet, venant de l’entrée. Son cœur s’accéléra. Elle se leva lentement, ses pieds nus glissant sur le sol froid.
L’entrée était vide, la porte toujours verrouillée. Mais le sentiment d’être observée ne la quitta pas.
Elle retourna à son bureau, jetant un œil par la fenêtre. En contrebas, des silhouettes anonymes traversaient la rue, certaines s’arrêtant brièvement sous un lampadaire avant de disparaître dans l’obscurité. Paris continuait de vivre, indifférente à ses tourments.
Mais Élena savait désormais qu’elle ne pouvait plus ignorer l’évidence : quelqu’un, quelque part, surveillait chacun de ses mouvements.