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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2CHAPITRE II


En longue robe blanche, devant le miroir de sa coiffeuse, Doris Bryce faisait scintiller une brosse d’argent dans son épaisse chevelure dénouée. Son prétendu seigneur et maître avait déjà atteint le stade de la paix, et reposait en pyjama, la tête enfouie au creux de l’oreiller. Ce n’était pas seulement l’ombre d’un souci qui renfrognait le visage gracieux de Doris et que Bryce, profond connaisseur de sa femme, affectait de ne pas voir. Il y avait eu quelques minutes de silence, durant lesquelles Doris avait tenté de prendre un parti : ses oreilles lui auraient-elles joué un tour ?

Enfin :

– Hec, tu as vraiment dit cela ?

– Oui. Quelle différence ?

– Tu veux dire que tu as demandé à Alan pourquoi il ne se mariait pas ?

– Eh, je n’ai pas vraiment posé la question. J’ai seulement suggéré qu’il devrait.

– Ah ! s’exclama sa femme, rejetant une mèche de cheveux brossés par-dessus son épaule. Tout ce que je peux dire est que tu es absolument idiot.

– Ma chère amie ! ….

– Imaginons… tu es à la pêche et je viens jeter des cailloux près du bouchon.

D’un ton apaisant, Hector déclara :

– Je dirais alors, ma chère, que c’est là un acte déplacé.

Un léger haussement d’épaules lui montra qu’elle n’acceptait pas son correctif dans un esprit de soumission domestique.

– Tu dois te rappeler, poursuivit-il, que j’agis in loco parentis.

– In loco grand-mère

Doris avait délaissé la brosse et s’affairait à natter un côté de ses cheveux.

– Bien, si tu préfères, in loco grand parentis ; mon latin est quelque peu rouillé. Toutefois, j’ai beau chercher, je ne vois pas la différence.

Doris dédaigna de répondre sur ce point.

– Peut-être, demanda-t-elle froidement, te rappelles-tu ce qu’il a répondu à ta belle suggestion ?

Bryce la regarda quelques instants, soupesant le risque d’une plaisanterie. Par expérience, il savait ce que lui coûterait une erreur de calcul.

– Je dois confesser, aventura-t-il, que sa réponse a été un choc pour moi. Alan m’a avoué qu’il était déjà marié.

Sa voix avait pris un ton de sérieux étudié.

– Hector ! s’écria Doris en laissant retomber ses bras. Tu ne veux pas dire que…

Les mots lui manquaient.

– Si, ma chère. Environ six femmes, il n’était pas sûr, et plusieurs centaines de « combines ». Un vrai petit Salomon.

Le coup d’œil que lui lança Doris en se retournant fit penser à Bryce qu’il avait un peu exagéré.

– Je crois t’avoir déjà dit que je ne voulais pas entendre ici tes plaisanteries de club. Je pense que cela voulait en être une ?

Sa voix n’avait rien de rassurant.

– Peut-être iras-tu jusqu’à m’apprendre ce qu’elle veut dire ?

– Eh bien, à la vérité, Doris, il n’a pas paru prendre si bien mon idée.

– Pas étonnant, si elle lui a été assénée de la sorte, apprécia sa femme, considérant son reflet pensivement. Il viendra dîner dimanche, j’espère ?

– Oui, bien entendu, répondit Bryce, tout heureux de pouvoir dire enfin quelque chose qui calmerait une épouse irritée.

– Ah, parfait. J’ai invité de même Marian Seymour. Je lui ai dit que tu irais la chercher en voiture.

– Bonne idée, Doris. Ce sera la pleine lune, le soir, et nous pourrons faire un tour après l’avoir raccompagnée chez elle.

Doris, qui s’était inclinée pour ôter ses chaussures, se redressa et le contempla d’un air apitoyé.

– Dieu du ciel ! Quel homme ! Et dire que j’ai épousé ça !…

Elle leva les yeux au plafond comme pour implorer aide et assistance dans son affliction.

– Hector, si je pensais qu’il y ait la plus petite possibilité que tu lui proposes de la reconduire, je transformerais tes pneus en passoires sans hésitation. Cela me dépasse. Et on dit que tu es l’homme d’affaires le plus malin du district ! Mais en ce qui concerne le bon sens domestique ordinaire, tu es simplement désespérant.

– Allons, bon ! qu’ai-je bien pu dire encore ? demanda-t-il d’un ton plaintif, rejeté dans les ténèbres extérieures.

– Dois-je vraiment te l’expliquer en bon vieil anglais ?

– Eh bien, ma bonne dame…

– Pour l’amour de Dieu, Hector, cesse de m’appeler « ta bonne dame » ! Tu sais que j’ai horreur de ça.

Il n’en savait rien, en fait, et c’est pourquoi, peut-être, il avait employé l’expression.

– D’accord, Doris, mais puis-je te demander d’être un peu plus explicite ?

– Un peu plus explicite ! dit-elle d’un ton mordant. Instructions pour la jeunesse : Alan Dundas viendra dîner dimanche en carriole. Toi, tu iras chercher Marian Seymour chez elle pour qu’elle dîne avec nous ce même dimanche. Jusqu’ici, tu me suis ?

– J’ai pu assimiler ces deux idées, dit Bryce gentiment.

– Bien. Comme tu l’as remarqué, il y aura un clair de lune magnifique quand il sera temps de retourner. Le moteur de la voiture aura quelque chose de travers…

– Mais, ma chère, il n’a jamais rien.

– Ça vaudrait mieux, pourtant.

Bryce se hâta d’envisager des bougies encrassées.

– Parfait. Comme je l’ai dit, ta voiture ne pourra pas servir à raccompagner Marian chez elle, un parcours de dix kilomètres – en fait, presque douze – sous la lune. Et ainsi, conclut-elle, je sais que la carriole d’Alan a un siège un peu étroit pour deux… Peut-être as-tu compris ?

Elle rejeta la tête en arrière d’un air dédaigneux. Bryce reprit la parole, lentement :

– Et Alan qui me traitait de Machiavel ! Seigneur Dieu !… Bon, comme tu voudras. Ces manigances me dépassent.

* * *

Cet après-midi, Dundas regarda la poussière soulevée par la voiture de Bryce jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le lointain, puis, après avoir mis un peu d’ordre dans la maison, il retourna à sa carrière abandonnée. Il resta quelques instants au bord de l’excavation, à la regarder pensivement, mais, en dépit des apparences, ses pensées étaient bien éloignées du pic et de la pelle. Si Doris Bryce avait su, elle n’aurait pas eu besoin de blâmer son souffre-douleur d’époux sous le prétexte qu’elle avait meilleure jugeote que lui, ce qui était un préjugé bien féminin ; car la diplomatie massive d’Hector avait sans le moindre doute assené au propriétaire de « Cootamundra » un choc mental imprévu qui, pour l’instant, troublait le cours d’habitude calme de ses pensées. Tant que le mot « mariage » ne signifie rien de particulier pour un homme, cet homme nage dans des eaux célibataires relativement sûres ; mais si soudain le même mot s’associe aussitôt au nom d’une femme précise, alors la liberté de cet homme est compromise.

Pendant dix longues minutes, Alan continua à regarder dans le vide, puis, se reprenant, il se laissa glisser au fond du trou. Saisissant son pic sous le sac de jute, il se mit à rattraper le temps perdu. Il se donnait sans répit à sa tâche, malgré la chaleur étouffante, sans un souffle d’air. La tranchée qu’il avait ouverte le matin lui permettait de creuser des sapes et, à l’aide de la barre à mine, d’abattre des masses d’argile presque aussi dures que de la brique. Enfin le trou prit les proportions d’une immense faille irrégulière.

La transpiration ruisselait sur son front et ses sourcils, s’accumulant en grosses gouttes sur le nez, et la poussière rouge qui s’élevait comme de la farine s’accrochait à ses vêtements détrempés comme des pâtés de colle. Il se rendait compte qu’il menait sa colonne vertébrale à la ruine mais, à part une goulée prise de temps à autre à l’outre obèse, il travaillait comme un bœuf, farouchement déterminé à bannir des pensées qui, selon ses propres évaluations, étaient en dehors des bornes du possible.

La plus grande partie de l’après-midi était passée lorsqu’il s’offrit une pause, après avoir nettoyé le fond, pour observer le résultat de son labeur avec une satisfaction bien pardonnable ; il estima qu’en deux semaines de travail soutenu, sa propriété gagnerait un abreuvoir utilisable. Puis, reprenant son pic, il frappa lourdement un endroit situé à quelque soixante centimètres sous le niveau du sol. Le résultat du coup fut aussi inattendu que déconcertant.

Malgré la dureté de l’argile, et la force employée à abattre l’outil, la secousse qui s’ensuivit fit tinter ses nerfs jusqu’à l’épaule. Le pic rebondit avec un son clair et fort, comme celui d’une cloche, et trois centimètres de sa pointe trempée sautèrent par la tangente et heurtèrent son pied. Alan jura doucement, mais avec sincérité. Il ramassa la pointe brisée et l’examina d’un œil critique. Puis il se baissa et inspecta l’endroit où le coup avait produit ce résultat. Il jura alors du fond du cœur.

– Un rocher ! Je parie que c’est le seul qu’il y ait dans tout ce foutu coin, et il a fallu que je tombe dessus !

Mais ce n’était pas son genre que de perdre son temps à grogner, aussi se mit-il à l’ouvrage avec soin, scientifiquement, pour délimiter l’étendue de l’obstacle ; mais plus il travaillait, plus il était intrigué.

L’heure à laquelle il s’arrêtait d’habitude était passée. Les ombres des arbres et de la ferme s’étalaient, énormes et grotesques, mais le bord du soleil toucha la lointaine muraille d’arbres avant qu’il ne rejette enfin ses outils. Même alors, il ne se dirigea pas tout de suite vers la maison ; accroupi dans le trou, il examina longuement et en détail la surface dégagée par ses efforts. Nul examen, pourtant, ne pouvait suggérer une théorie capable de s’appliquer à des faits aussi déconcertants.

Dans la lumière déclinante du soir, Dundas s’en revint à son trou. Il avait englouti en hâte un repas qu’il avait coutume de savourer à loisir. Il apportait un ciseau à froid et un lourd marteau et, après avoir quitté sa veste, il sauta dans l’excavation. C’est tout juste s’il y avait assez de lumière pour ce qu’il voulait faire, mais il choisit un point d’attaque. Tenant avec précision le ciseau sur le rocher découvert, il frappa du marteau, et frappa encore et encore de toutes ses forces, faisant voler une nuée d’étincelles à chaque coup, jusqu’à ce qu’un fragment de la pointe de l’outil se brise en tintant et gicle dans la pénombre comme une balle.

Alan examina la pointe émoussée et rompue en fronçant les sourcils, puis scruta l’endroit auquel il venait de s’attaquer. La pierre ne montrait ni indentation ni marque d’aucune sorte. Nulle égratignure n’apparaissait sur une surface aussi lisse que du verre et malgré un assaut qui aurait émietté une plaque d’acier. Aussi savant que lorsqu’il avait commencé son examen, il replaça le ciseau démoli et le marteau dans sa boîte à outils et retourna à la ferme.

Le livre que choisit Dundas resta fermé sur ses genoux pendant presque une demi-heure. La pipe qu’il avait allumée pendait à ses lèvres, froide après quelques bouffées, et il regardait fixement dans le noir par la fenêtre ouverte. Enfin il se reprit et se leva. Il n’y avait qu’une chose à faire. La pipe retourna au râtelier et le livre sur un rayon. Il ouvrit alors l’étui, tira son violon de la soie et sortit dans l’obscurité de la véranda.

Le clair de lune étincelant, glacé, faisait contraste avec la bouffée torride, la fournaise qui l’y accueillit. Là, dans le fauteuil canné qui s’y trouvait en permanence, il s’installa, les yeux fermés, laissant la musique accompagner ses pensées. Il n’était sans doute pas un virtuose, mais il aimait le pouvoir d’adoucir les ennuis que lui conféraient ses mains, pouvoir qui ne lui faisait jamais défaut. Avec les notes qui vibraient en se perdant dans l’obscurité, les soucis qui empoisonnaient le jour pliaient leur tente comme les Arabes et s’éloignaient de lui, tout aussi silencieux.

Enfin il s’arrêta, en paix avec lui-même comme avec le monde. Tout près de lui, là où la clarté se déversait de la fenêtre ouverte, un sarment de vigne de la véranda avait lancé une vrille, et sur cette vrille, attirée sans doute par la lumière, tâtant avec précaution devant elle, une grosse chenille apparut. L’insecte, parvenu au bout de la vrille, soulevait l’avant de son corps comme s’il attendait de l’aide pour poursuivre son chemin. Dundas l’observait inconsciemment. Avec une persistance absurde, il tâtonnait de part et d’autre dans le vide. Alors, à demi-voix – une habitude contractée dans la solitude – il s’adressa à sa visiteuse :

– Mon amie, je commençais à me demander si tu n’étais pas idiote, mais la loyauté m’oblige à admettre qu’il n’y a pas de grande différence entre nous. En bien des points, je suis aussi ignorant que toi. Ma quête dans l’obscurité est tout aussi futile que la tienne. Donc, par exemple, chère camarade, que ressent un homme lorsqu’il est amoureux ? Je peux te dire, et, crois-moi, je ne l’avouerais pas devant un être humain, que je n’en ai pas la moindre idée moi-même. Est-ce que le fait qu’elle a de doux, de tendres yeux bruns qui me donnent l’impression de déambuler sur un sol sacré lorsque je me plonge en eux, signifie que je l’aime ? Quand je guette son sourire jouant sur ses lèvres adorables, et que j’ai la sensation d’avoir mérité de le voir apparaître, cela signifie-t-il que je l’aime ?

Dis-moi, amie chenille, quelle est cette douceur insensée chantée par les poètes ? J’aime causer avec elle, car elle est spirituelle et très gentille. Elle est à mes yeux la plus belle femme que j’aie jamais vue. Mais… mais… mais ! Et, au fait, tout en répondant à ces quelques questions simples, tu pourrais aussi me dire comment un homme peut savoir qu’une fille l’aime. Les conventions lui interdisent de mentionner cela parmi les êtres humains, et je pense que vous n’avez pas, vous autres, de conventions du tout. Mais la rumeur publique dit qu’elle peut tout exprimer à sa façon. As-tu une idée de cette façon ?

Autre chose, à propos de quoi tu pourras me répondre sans doute : j’ai aujourd’hui même creusé un sol dont je suis absolument sûr qu’il n’a jamais été exploré auparavant, et cependant, sous la surface, je suis tombé sur un rocher qui n’est nullement rocher. C’est un rocher dont je jurerais sur ma propre tête qu’il est dû à l’industrie humaine et non pas à la nature. Peut-être pourrais-tu m’apprendre comment il se fait qu’une œuvre humaine soit enterrée dans un sol vierge, que rien n’a jamais remué depuis l’origine des temps ?

Non, madame Chenille, le poli de ce rocher, qui n’est pas rocher du tout, ne provient pas de l’érosion de l’eau. J’y avais pensé moi-même. Non, et non encore. C’est là un ouvrage humain, mais comment est-il venu ici ? Tu donnes ta langue au chat ? Eh bien, moi aussi…, pour l’instant. Ah c’est l’heure du lit, chère amie, et je te remercie infiniment de ta bienveillante attention. Un homme tel que moi aurait interrompu mon discours une vingtaine de fois. En retour, si tu veux accepter un conseil, bien que devant mon ignorance tu puisses le juger indigne d’attention, je t’adjure de te mettre à l’abri avant l’arrivée des oiseaux du petit matin. Bonne nuit.

Dix minutes plus tard, la ferme n’abritait plus que l’obscurité et le silence.