Chapitre 3 — CHAPITRE III
Le lendemain, Alan Dundas reprit son travail avec un intérêt qu’il n’avait jamais ressenti. Malgré l’heure matinale, la chaleur promettait un jour semblable au précédent ; il s’avoua que, sans la vive curiosité qui l’entraînait, il lui aurait fallu plus d’énergie que d’habitude pour affronter une telle journée de travail. Quand il s’était arrêté le soir précédent, il avait dévoilé environ deux mètres carrés de l’obstacle sur lequel s’étaient brisés d’abord son pic puis son ciseau à froid.
La couleur en était d’un rouge terne, assez semblable à celle du granit rouge mais sans trace de «grain ». La surface était lisse comme du verre, mais d’une forme symétrique qui, surtout, étonnait Dundas. Là où il avait creusé assez profondément l’argile, le rocher se dressait à la perpendiculaire du sol sur environ soixante centimètres, et puis, suivant une ligne égale, parfaitement définie, il s’inclinait pour constituer un dôme. Sur ce point, pas d’erreur possible.
Parcourant des yeux l’espace découvert, il estima grossièrement qu’en admettant que les lignes se poursuivent dans le même sens, il avait découvert le sommet d’une construction cylindrique qui s’achevait en un dôme presque plat de quelque huit ou dix mètres de diamètre. Jusqu’où les fondations s’enfonçaient-elles, il n’en avait aucune idée. Un autre détail lui faisait froncer les sourcils. Autant qu’il puisse en juger, cette surface ne présentait ni cassure ni jointure. En fait, cela ne semblait pas être un rocher mais une construction en un ciment incroyablement dur. Nul rocher, à sa connaissance, n’aurait pu émousser la pointe d’un ciseau à froid comme cela s’était produit la veille.
Aussi fut-ce avec une intense curiosité qu’il se mit au travail et, à mesure que passaient les heures, son projet initial d’abreuvoir disparaissait pour laisser place au pur désir de résoudre le mystère qu’il avait déterré. Il amena sa tranchée bien au-delà des limites qu’il avait balisées tout d’abord, mais plus il travaillait plus ses conjectures se vérifiaient. Sa vantardise de la veille était oubliée et il mangea son repas de midi debout dans la cuisine, le faisant passer grâce à une goulée prise à son outre.
Le soir venu, il examina les résultats du travail de la journée. Il était sans doute l’homme le plus perplexe de la chrétienté. Pour suivre le contour de ce que, faute d’un nom plus précis, il appelait le rocher, il avait découpé un segment de cercle d’environ la taille de son estimation première sur sept mètres de la circonférence environ. Cette tranchée avait à peu près un mètre de large et il y disparaissait jusqu’aux épaules ; et, tout au long, il avait retrouvé la ligne régulière du départ du dôme plat aussi nettement définie que si celui-ci avait été moulé. Et chaque centimètre découvert renforçait sa conviction, que cela portait la marque de la main de l’homme. La nature, il en était sûr, même dans ses inventions les plus extravagantes, n’aurait jamais suivi un découpage aussi précis.
Mais par-dessus tout se dressait un fait inquiétant : le sol qu’il creusait était vierge. Il en était absolument convaincu, sinon qu’est-ce que des hommes auraient pu construire ainsi…, une tombe ? Une tombe, peut-être… pour la recouvrir par la suite. Alan essaya de sortir de ce dilemme, assis sur le rebord de la tranchée et balançant ses jambes.
En Europe, une telle découverte aurait révélé les restes d’une civilisation éteinte, dont l’origine et l’histoire pouvaient être reconstituées par des experts, sans difficulté. Il se serait alors agi d’une merveille inégalée pour le monde, et d’une joie infinie pour les archéologues. Mais ici, c’était l’Australie, le pays même où la notion d’Histoire n’existe pas, le seul pays au monde sans passé. Dundas considérait la question et réfléchissait que bien rares étaient les pays dont la surface, en dépit de sa récente occupation, avait été mieux arpentée et défoncée par l’homme. Les chercheurs d’or n’en avaient pas épargné un seul recoin, sondant et fouillant, et si des reliques du passé avaient existé, sans le moindre doute on les aurait déjà mises en lumière. D’autre part, il était bien convaincu que si l’ouvrage qu’il contemplait était moderne, il en aurait entendu parler.
Une entreprise de cette dimension n’aurait pu être achevée et cachée sans qu’il soit fait mention quelque part de son existence. Pour ce qu’il en avait vu jusqu’à présent, son but lui restait inconnu. Cela ne ressemblait à rien de ce qu’il avait vu ou dont il avait entendu parler, et plus il y pensait, plus il en arrivait à la certitude que la surface du sol n’avait pas été touchée jusqu’à présent. Même à son point de vue relativement inexpérimenté, un sol qui eût été fouillé, ne fût-ce que par la charrue, ne s’en remettrait pas avant un bon nombre d’années.
Un instant, il se demanda s’il n’allait pas atteler Billy Blue Blazes et aller à Glen Cairn pour parler de tout cela avec Bryce, mais le mystère l’avait bien empoigné et, après réflexion, il s’était déterminé à le résoudre par lui-même, quoi qu’il lui en coûtât. Ayant pris cette résolution, il se sentit pleinement satisfait à l’idée que sa propriété était si éloignée des grands chemins.
À l’exception des passages bihebdomadaires de ses fournisseurs, il recevait peu de visiteurs. Les rôdeurs mêmes troublaient rarement sa quiétude, aussi, tant que rien d’exceptionnel ne surviendrait, ses opérations ne risquaient guère d’être épiées. Jusqu’au cœur de la nuit, cependant, il fit les cent pas, tirant des plans pour éviter l’intervention – assez peu probable – d’un étranger, dans sa découverte. Il entrevoyait une solution parfaite et il décida de l’adopter, seulement après avoir avancé un peu plus son travail.
Le jour suivant, un jeudi, Alan s’abandonna à une énergie fiévreuse et continua l’excavation du jour précédent dans la même direction, approfondissant la tranchée à mesure, dans le but de découvrir la base du mur de l’objet, ou tout au moins de trouver ce qui ne pouvait manquer d’exister, une entrée donnant accès à ce mystérieux bâtiment souterrain.
Ce fut tard dans l’après-midi, alors que la tension de ces quelques jours commençait à épuiser son énergie, qu’il dégagea une première fente dans ce mur. Cela lui redonna le courage de redoubler ses efforts pour obtenir la certitude que cette fente indiquait bien le sommet d’une porte cintrée. Il ne pouvait guère y avoir de doute ; et quand il s’en fut assuré, il se mit à l’œuvre de nouveau, malgré fatigue et courbature, pour rejeter de la terre dans toute la tranchée de façon à cacher tant bien que mal toute trace de la construction.
Certain, à présent, que la solution du problème viendrait de l’intérieur, il ne laissa à découvert qu’un passage suffisant pour donner accès à la porte découverte. Même cet endroit, il le recouvrit avec soin par des planches, sur lesquelles enfin il étendit un peu de terre.
La nuit était tombée avant la fin de ce travail. Et bien que sa condition physique splendide lui ait permis de ne pas trop se laisser abattre par ce dur labeur, il se sentit enfin aux limites de l’endurance. C’est en chancelant qu’il revint chez lui et, sans trop s’inquiéter de se nettoyer à fond, il s’écroula sur son lit, déjà endormi avant d’être allongé.
Huit heures de sommeil sans rêve bannirent toute trace de courbature. En pantoufles et pyjama, au lever du soleil, Dundas chassa Billy B. B. dans la cour, et apprécia pleinement la lutte royale qu’il dut soutenir pour convaincre le rouan indiscipliné de le mener à dos nu jusqu’au fleuve. Là il nagea et fit des vagues pendant une demi-heure, se jurant à lui-même que le monde était une merveille, cependant que Billy, attaché par la bride à un jeune arbre, imaginait le plus d’agrément possible au voyage à la ville qu’il sentait inévitable.
La matinée n’était pas très avancée lorsqu’Alan fit tourner sa carriole dans la grand-rue de Glen Cairn, et Billy s’arrêta en se cabrant devant le magasin principal de la ville. Là, Dundas commanda du bois d’œuvre et de la tôle. Pourrait-il avoir tout cela aujourd’hui même ? Gaynor, le marchand, secoua sa vaste panse en jurant que les ordres de Mr Dundas passeraient avant tous les autres en fait de livraison.
Alan flâna devant les portes encore fermées de la banque. Il pensa un instant aller surprendre Bryce. Mais ce ne fut pas la certitude de trouver son ami devant toasts et café ni l’heure peu conventionnelle, même pour l’endroit, qui le firent changer d’idée. Il prévoyait que Bryce lui poserait des questions auxquelles il ne pourrait répondre qu’évasivement ou par des mensonges, c’est pourquoi il se décida, par probité, à ne pas le voir. Il pensa alors qu’en empruntant un autre chemin pour s’en retourner chez lui, il aurait des chances de rencontrer quelqu’un de plus intéressant… comme par accident. Aussi, au grand dégoût de Billy qui s’attendait à un peu de repos après sa course, il remonta dans sa carriole et, quelques minutes plus tard, le claquement des sabots du rouan éveillaient des échos dans les rues vides.
L’homme propose. Alan rentrait par le chemin des écoliers. Il irritait Billy en le maintenant à une allure aussi modérée que le paquet de nerfs et de muscles dont c’était le nom voulait bien se contenter, mais ni le long de l’avenue bordée de haies, ni dans le chemin ombragé par une voûte de chênes, ni même aux environs immédiats de la maison blanche à moitié enfouie sous les arbres, il ne vit le moindre frémissement de jupe, ni la moindre trace de celle qu’il espérait entrevoir.
Il n’était pas doué pour le mensonge, et, même au mieux de sa forme, il ne pourrait pas inventer une excuse raisonnable pour une visite. Peut-être la chenille de son soliloque aurait-elle pu lui expliquer que c’était là un signe de ce qui le dépassait, car nul homme vraiment amoureux n’a jamais manqué de trouver une justification parfaitement imperméable si cette justification pouvait le mettre en présence de la seule fille existant à ses yeux.
À la maison, donc, passant son temps à retourner des suppositions dans sa tête jusqu’à ce que Marian Seymour recule à l’arrière-plan de ses pensées et disparaisse entièrement, pour être remplacée par Ça. « Ça ». Après des journées de labeur exténuant, il n’avait pas trouvé, pour sa découverte, d’autre nom que « Ça ». Parfois son esprit était traversé par l’idée fulgurante qu’il devait exister une explication simple et rationnelle pour « Ça », et cette idée était mêlée à un sentiment de désappointement et de dépression. Sentiment vite disparu à l’analyse.
Tous ses sens lui disaient qu’il était au bord de l’inconnu. Rien de ce qu’il avait brouté au cours de ses lectures éclectiques ne correspondait aux faits. Il s’était formé tout un lot de théories durant ces quelques jours, et son bon sens les avait fait exploser à l’instant même où il les concevait. Quelques-unes étaient presque trop folles pour sa structure de pensée et il les rejetait comme insensées.
Quand il atteignit « Cootamundra », il s’occupa un moment de Billy puis s’ingénia à trouver quelque chose à faire en attendant l’arrivée des matériaux qu’il n’escomptait pas avant plusieurs heures. Il déambula dans les vignes, pour une inspection de pure forme à laquelle, quelques jours plus tôt, il aurait pris grand plaisir. Il aurait une récolte magnifique, mais il passait sans les voir devant des amas de grappes, si épais par endroits que les plants semblaient n’être plus qu’une masse de fruits.
Inconsciemment, ses pas le ramenaient à l’excavation et il ne put s’empêcher de sourire lorsqu’il y parvint. Sa forme symétrique originelle avait disparu. Ce qu’il voyait n’avait apparemment pas grand sens et le fait patent que le trou avait été en partie rebouché le faisait ressembler à un abreuvoir aussi avorté que ses idées les plus folles sur « Ça ». Une chose était claire en tout cas, pensa Dundas en regardant ses travaux : de tout cela, le diable lui-même ne pourrait déduire ce qu’il avait fait.
Il était dévoré par l’envie de poursuivre ses explorations, mais il dut se résoudre à la patience car ce fut bien après midi que le fourgon de Gaynor arriva avec les matériaux commandés. Alan fit décharger la charrette loin du lieu de son travail.
Il ne voulait pas prendre de risque, bien qu’il fût certain que la seule idée du conducteur était de livrer sa commande et de repartir.
Ce n’était pas un petit travail que celui auquel il s’était attelé. S’il y avait fallu seulement de la force et de l’énergie, Alan s’y serait mis avec joie, mais ce qui restait à faire était œuvre de spécialiste ; et même les nécessités quotidiennes de sa vie présente ne l’avaient pas rendu plus habile dès qu’il s’agissait d’employer des outils. Mais il faut ce qu’il faut et, bien qu’il s’y mît avec répugnance, il restait déterminé à achever cette tâche sans l’aide de quiconque. Pour rattraper son oisiveté forcée du matin, il travailla jusqu’à ce que la lumière déclinante l’empêchât de poursuivre. Il dut admettre que sur le plan de l’art architectural, l’édifice qu’il venait d’ériger n’était même pas digne de mépris, et qu’un apprenti charpentier eût ricané devant l’ouvrage ; mais si celui-ci défiait tous les canons, il était solide et remplirait son office. De plus, la tôle cacherait les plus apparentes de ses tares. Tout bien considéré, lorsqu’Alan y jeta un dernier coup d’œil avant de se diriger vers la ferme, il émit le verdict que cette structure était certes abominablement affreuse, mais suffirait à son objectif.
Le lendemain samedi, le vit travailler avec la ténacité du castor. Toute pensée de sa visite hebdomadaire à Glen Cairn avait abandonné son esprit. Il suait du marteau et de la scie en maudissant sa propre maladresse. Des planches et des montants destinés à s’emboîter selon des mesures précises défiaient tous ses calculs et, mis en position, s’avéraient toujours trop longs ou trop courts de quelques centimètres ; il se surprit à exposer au soleil cuisant et à la terre cuite ce qu’il pensait d’une éducation qui vous rendait aussi familier avec les langues mortes qu’avec les vivantes, mais omettait toute référence à la meilleure façon de construire un mur comme il faut. Pourtant, cette même éducation finit par se révéler un peu utile, car avant midi il avait épuisé la langue anglaise et retrouvait dans sa mémoire quelques perles qu’il avait péchées jadis en français, en latin ou allemand, énorme satisfaction à un moment où il en avait besoin.
Pour l’initié, la maîtrise de plaques de tôle de trois mètres ne poserait aucun problème ; pour Dundas, épuisé et exaspéré, ce fut un cauchemar épouvantable. Sous les rayons accablants du soleil, le fer devenait presque trop chaud pour être manipulé les mains nues, et quand il se mit à enfoncer des clous, la structure de guingois laissait les plaques céder et les clous fusaient avant qu’il puisse les enfoncer dans le bois. Avant d’acquérir une habileté par la pure répétition des gestes, il parvint aussi souvent à taper sur ses doigts que sur les clous. Malgré ses mains meurtries, pleines d’ampoules, et son humeur à vif, le travail avançait.
Le soir arrivé, son opiniâtreté fut récompensée par un enclos – presque achevé – entourant sur une hauteur de trois mètres l’excavation. Il paraissait sans doute rudimentaire et formait une tache sur un paysage déjà peu joli, mais Alan pensait qu’il servirait son but. Le jour suivant le verrait couvert et terminé, et alors, le plus curieux visiteur, connu ou inconnu, n’aurait pas l’idée de fouiller ce qui avait toutes les apparences d’un débarras pour les outils ou le fourrage.
À la fin du jour, Alan admit que le repos dominical, même s’il n’avait pas d’autre raison, justifiait le christianisme. Quand il déposa ses outils et se traîna lourdement vers la maison vide, il se dit que jusqu’au lundi matin sa tête serait délestée de tout ce qui avait trait au travail. Bien sûr, son secret n’était pas encore tout à fait à l’abri. Mais autant courir le risque. Fût-ce pour le dérober à un millier d’yeux fureteurs, il ne priverait pas son corps endolori d’un seul instant de son jour de repos. Ce soir-là, le tabac aidant, pleinement satisfait, il traîna sur son canapé pendant des heures avant de se mettre au lit, dans un abandon voluptueux, trop las pour lire, accordant leur dû à ses membres écrasés. Après quoi, il dormit du sommeil du travailleur, un luxe interdit à tout milliardaire.