Chapitre 3 — La Proposition
Gabriel Duval
Gabriel faisait gronder le moteur de sa voiture, savourant le rugissement puissant qui résonnait dans l’air frais du matin. La lumière crue de l’aube peignait des ombres allongées sur le bitume, tandis qu’il observait les volutes de vapeur s’échapper du capot. Alicia avait encore frappé. La précision de son travail, l’intuition presque surnaturelle avec laquelle elle diagnostiquait et réparait les dysfonctionnements, le fascinait autant qu’elle l’intriguait. Mais ce n’était pas simplement son talent qui l’occupait ce matin-là. La veille, ce regard furtif qu’elle lui avait lancé avant de retourner à son moteur – chargé d’une tension qu’il ne parvenait pas à nommer – ne cessait de hanter son esprit.
Il coupa le moteur et sortit lentement du véhicule, laissant le silence matinal de Paris envelopper ses pensées. Les rues calmes semblaient suspendues dans une tranquillité précaire, mais son esprit était tout sauf paisible. Il devait lui parler. Pas seulement pour lui proposer une place dans son équipe. Cette décision, il le savait, touchait à des choses bien plus profondes – sa confiance en elle, leur complicité, et peut-être même la peur de la voir s’éloigner s’il ne saisissait pas cette chance.
En chemin vers l’atelier de l’Université Technique de Paris, Gabriel jeta un bref coup d’œil à travers les vitres des cafés qui s’éveillaient doucement. Le parfum du café et des viennoiseries flottait dans l’air, mais il n’en tira aucun réconfort. Son esprit était saturé de scénarios – et de cette crainte lancinante qu’elle refuse.
Lorsqu’il poussa la porte de l’atelier, le bruit métallique d’un tournevis contre une vis récalcitrante l’accueillit immédiatement. L’odeur familière d’huile moteur et de métal chauffé emplissait l’air, et au milieu de tout cela, Alicia, concentrée sur un moteur désassemblé, était une vision ancrée dans la routine mais imprégnée d’une intensité rare. Ses cheveux, ramassés en queue de cheval, laissaient échapper quelques mèches rebelles. Il remarqua les cernes sous ses yeux, indices d’une fatigue à peine masquée. Elle ne leva pas tout de suite le regard, absorbée dans sa tâche.
« Toujours au travail, hein ? » lança Gabriel, un sourire flottant sur ses lèvres malgré la nervosité qui le rongeait.
Alicia releva enfin les yeux, ses prunelles bleues-grises captant brièvement les siennes avant de retourner à sa tâche. « Tu es encore debout ? C’est étonnant. »
Il rit doucement, venant s'accouder à un établi voisin. Ses mains effleurèrent un outil abandonné, un tournevis émoussé qui semblait avoir vu des jours meilleurs. « Tu sais, tu pourrais dire merci. Je t’offre au moins la distraction. »
Elle soupira, posant ses outils avec une précision presque cérémonielle. « Dis-moi ce que tu veux, Gabriel. Je doute que tu sois venu jusqu’ici juste pour admirer mes talents. »
Sa voix, directe et sans détour, le figea une seconde. Mais il savait qu’il devait aller au bout de ce qu’il était venu dire. « D’accord, je vais être franc. J’ai besoin de toi dans mon équipe. Je veux que tu sois ma mécanicienne personnelle. »
Un silence lourd s’installa entre eux, ponctué seulement par le bourdonnement lointain des machines. Alicia croisa les bras et arqua un sourcil, ses traits trahissant un scepticisme calculé. « Tu plaisantes, c’est ça ? »
« Pas du tout, » répondit-il, son ton résolu adouci par une touche d’hésitation. « Écoute, tu es la meilleure dans ce que tu fais. Et je ne parle pas seulement de ce que tu as fait pour ma voiture hier soir. Je parle de ton instinct, de ta précision. Tu sais lire une machine comme personne. »
Il vit ses traits se durcir légèrement alors qu’elle détournait le regard. « Gabriel, ce que tu me demandes… Ce n’est pas juste un job. C’est plonger dans un milieu où je vais devoir me battre chaque jour pour prouver que je mérite ma place. »
Il hocha la tête, se redressant légèrement pour capter son attention. « Je le sais. Mais tu as déjà prouvé que tu pouvais leur clouer le bec. Et tu n’auras pas à affronter ça seule. Je serai là. On sera une équipe. »
Ses yeux se posèrent sur lui, sondant son visage comme pour y chercher une faille. « Ce n’est pas si simple, Gabriel. Et qu’est-ce qui te fait croire que ça marcherait ? »
Il hésita une fraction de seconde, puis se pencha légèrement vers elle, laissant tomber ses défenses. « Parce que tu es la seule personne en qui j’ai une confiance absolue, Alicia. Depuis qu’on est gamins, tu as toujours été là pour moi, même dans les pires moments. Et je sais que tu es capable de choses que même eux ne peuvent imaginer. Ce n’est pas pour eux qu’on fait ça. C’est pour nous. »
Alicia resta immobile, ses yeux rivés aux siens, l’intensité de son regard rendant l’atmosphère presque oppressante. Puis elle détourna le visage, laissant échapper un rire bref, amer. « Je sais comment fonctionne ce milieu. Ce n’est pas qu’une question de talent ou d’intuition. Les regards, les jugements, les remarques… Ça, c’est ce que je vais devoir affronter. »
Gabriel sentit une pointe de frustration monter en lui mais il la réprima. Il savait que pousser davantage ne ferait que la braquer. « Je ne te demanderais pas ça si je n’étais pas sûr que tu peux gérer. Et si ça ne marche pas… Eh bien, on échouera ensemble. Mais je préfère échouer avec toi que réussir sans toi. »
Ses paroles résonnèrent dans l’atelier, s’ancrant dans le silence qui suivit. Alicia sembla peser chaque mot, chaque implication, ses traits indéchiffrables. Finalement, elle laissa échapper un soupir long et profond, un mélange de fatigue et de réflexion. « Je vais y réfléchir. »
Gabriel hocha lentement la tête, respectant sa réponse. « Prends tout le temps dont tu as besoin. Mais sache que cette équipe ne sera jamais complète sans toi. »
Il recula, laissant sa dernière phrase en suspens. Avant de franchir la porte, il se tourna brièvement, observant Alicia déjà replongée dans son moteur. Mais cette fois, ses gestes semblaient moins précis, comme si ses pensées la tiraient ailleurs.
En quittant l’atelier, Gabriel sentit un mélange de soulagement et de nervosité s’installer en lui. La partie la plus difficile n’était pas de lui faire cette proposition, mais d’attendre sa réponse. Alors qu’il montait dans sa voiture, il jeta un dernier coup d’œil dans le rétroviseur, captant les fenêtres illuminées de l’atelier. « À bientôt, Alicia, » murmura-t-il avant de démarrer, espérant qu’elle choisirait de prendre ce risque avec lui.