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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Souvenirs du Garage


Omniscient

Sous les néons clignotants du lampadaire, l'air était imprégné d'une fraîcheur nocturne qui contrastait avec l'agitation de la journée. Après le départ de Gabriel, Alicia retourna à son moteur désossé, mais son esprit résistait à la concentration. Les mots de Gabriel, « Tu me manques », résonnaient encore dans son esprit, un écho persistant qui la troublait plus qu’elle ne voulait l’admettre. Elle fronça les sourcils, tirant machinalement sur un boulon, mais ses gestes semblaient dénués de leur précision habituelle.

Elle s’arrêta un instant, fixant le moteur devant elle sans vraiment le voir. Ses pensées s’égaraient ailleurs. Ces mots, prononcés avec une légèreté apparente, avaient éveillé quelque chose en elle – un mélange d’agacement, de nostalgie, mais aussi une chaleur qu’elle n’osait nommer. Elle se redressa brusquement, chassant cette distraction. Il y avait du travail à faire, des objectifs à atteindre.

Mais alors qu’elle ajustait un rouage, ses doigts s’arrêtèrent subitement. Une odeur d’huile moteur, amplifiée par la chaleur de l’atelier, fit resurgir un souvenir. Une image fugace. Le bruit des outils, le claquement métallique d’un moteur, les rires enfantins… Elle fut ramenée, malgré elle, au Garage Familial Leblanc, cet endroit où tout avait commencé.

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Le son joyeux des rires résonnait parmi les étagères encombrées du garage. Alicia, âgée de dix ans, était accroupie à côté d’un petit moteur de kart, les cheveux châtain clair attachés en une queue de cheval maladroite, déjà tachés de graisse. Ses mains minuscules, fermes et déterminées, manipulaient une clé à molette bien trop grande pour elle.

« Tu n’arriveras jamais à faire tourner ce truc, » déclara Gabriel en ricanant, accoudé nonchalamment à un établi voisin. À douze ans, il affichait déjà cette assurance agaçante, ses cheveux bruns en bataille et son sourire insolent, un peu trop sûr de lui.

Alicia lui lança un regard farouche, ses yeux bleus-gris étincelants. « Peut-être que toi, tu abandonnes facilement, Gabriel Duval, mais pas moi. » Sa voix, bien que jeune, portait déjà cette ténacité qui allait la définir.

Elle tira de toutes ses forces sur le câble du démarreur, mais le moteur resta obstinément silencieux. Gabriel éclata de rire en secouant la tête. « T’es sûre que tu sais ce que tu fais ? Si tu casses tout, ton père va te tuer. »

Elle haussa les épaules, masquant une pointe d’incertitude. « Papa m’a toujours dit d’essayer, même si je me trompe. » Un sourire taquin apparut sur ses lèvres. « Mais toi, tu vas m’aider ou juste rester là à faire des commentaires inutiles ? »

Gabriel la fixa un moment, feignant l’hésitation. Puis, avec un soupir exagéré, il s’accroupit à ses côtés. « D’accord, mini-Leblanc. Montre-moi ce que tu veux que je fasse. »

Ensemble, ils passèrent l’après-midi à ajuster les pièces et à tester différentes configurations. Alicia donnait des ordres maladroits mais précis, tandis que Gabriel, plus expérimenté sur certains points, suivait ses instructions sans trop protester. Leur complicité s’exprimait dans leurs gestes, dans leurs échanges directs et dans leurs éclats de rire partagés. Lorsque le moteur finit par grogner, le rugissement mécanique fut submergé par leurs cris de triomphe.

Ce jour-là, entre les outils et l’odeur familière de carburant, ils scellèrent une connexion unique. Deux enfants, aussi différents que deux engrenages de tailles distinctes, mais parfaitement ajustés pour fonctionner ensemble.

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Retour au présent. Alicia resta immobile un moment, ses mains reposant sur le bord de l’établi. L’image de Gabriel, plus jeune et insouciant, se mêlait à celle de l’homme qu’il était devenu. Les années avaient changé leurs vies, mais leur complicité restait intacte, bien qu’enfouie sous les tensions non exprimées. Pourtant, une ombre persistait derrière ces souvenirs lumineux.

Le visage de Gabriel s’assombrit dans son esprit, non pas celui du jeune garçon rieur, mais celui du jour où tout avait changé pour lui. Ce souvenir, aussi douloureux que l’odeur de brûlé qui imprégnait parfois le garage après un moteur défaillant, s’imposa à elle.

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Le garage semblait plus silencieux que jamais ce jour-là. Alicia, âgée de douze ans, était assise sur une vieille caisse en bois, ses jambes se balançant dans l’air. Face à elle, Gabriel, debout devant une affiche jaunie de son père en pleine course, ne bougeait pas. Ses yeux verts, habituellement brillants de vie, étaient fixes, ternes, perdus dans une douleur trop grande pour lui.

« Je… je ne sais pas quoi dire, » murmura Alicia, brisant le silence lourd. Elle détestait cette impuissance, ce sentiment de ne rien pouvoir faire pour son meilleur ami.

Gabriel ne répondit pas tout de suite. Lorsqu’il parla enfin, sa voix était calme, presque glaciale. « Je vais devenir pilote, Alicia. Je vais être meilleur que lui. Je vais montrer au monde que je ne suis pas juste ‘le fils d’Adrien Duval’. »

Alicia hocha la tête, bien qu’un poids inexplicable alourdissait sa poitrine. Elle trouva finalement les mots, simples mais sincères. « Tu y arriveras. Si quelqu’un peut le faire, c’est toi. »

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Aujourd’hui, en repensant à cette promesse, Alicia comprenait mieux ce qu’elle représentait. Gabriel n’avait jamais cessé de courir, pas seulement sur les circuits, mais aussi contre ce poids, ce vide que son père avait laissé derrière lui. Et elle ? Elle était là, lui fournissant les outils pour avancer, mais elle se demandait parfois si elle-même avait trouvé sa propre direction.

Ses pensées furent interrompues par la vibration de son téléphone sur l’établi. En voyant le nom de Gabriel s’afficher, elle soupira, hésitant un instant avant de décrocher.

« Oui ? » répondit-elle, tentant de masquer l’agitation intérieure qu’il provoquait.

« Tu es encore à l’atelier ? » demanda-t-il, sa voix un mélange de certitude et de reproche.

« Évidemment. »

« Bon, parfait. Je voulais juste te dire que la voiture tourne comme un rêve. Tu es un génie, Alicia. »

Elle roula des yeux, mais un sourire discret se dessina sur ses lèvres. « Ce n’est pas un miracle, c’est de la mécanique, Gabriel. »

« Peut-être, mais tu es la meilleure. »

Le ton sincère de sa voix la déstabilisa. Elle hésita un instant avant de répondre. « Gabriel… »

« Laisse tomber, » coupa-t-il doucement. « Juste… merci. Et dors un peu, d’accord ? »

La ligne coupa avant qu’elle ne puisse répondre. Alicia resta un moment immobile, fixant l’écran vide de son téléphone. Elle posa l’appareil sur l’établi et lança un regard circulaire autour d’elle. Cet endroit, si familier, si réconfortant, était aussi devenu une prison qu’elle s’était construite. Peut-être que Gabriel avait raison. Peut-être était-il temps d’affronter ce qui l’attendait à l’extérieur.

Elle repensa aux karts qu’ils construisaient, à leurs rires, à leurs rêves d’enfants. Elle se promit alors une chose : elle honorerait ce qu’elle avait appris au garage familial, non seulement avec ses mains, mais avec son cœur.

Alors que l’aube commençait à poindre, Alicia retourna à son moteur, mais cette fois, une nouvelle énergie animait ses gestes. Le monde extérieur attendait… et elle était prête à le rencontrer.