Chapitre 1 — Reflets de l’Abîme
Élise Moreau
Un froid mordant s’insinue dans mes os, comme des doigts glacés rampant sous ma peau. Agenouillée sur le sol rugueux d’une caverne des Abîmes Miroitants, je fixe la paroi d’obsidienne devant moi. Elle est lisse, presque liquide, un miroir noir qui devrait me renvoyer mon propre visage fatigué. Mais ce n’est pas moi que je vois. Des yeux rougeoyants, perçants comme des braises dans l’obscurité, me dévisagent depuis l’autre côté. Une gueule d’ombre s’étire en un sourire qui n’a rien d’humain, et mon cœur s’emballe, cognant si fort que j’ai l’impression qu’il va éclater.
“Tu m’as libérée, petite louve… finissons ce que tu as commencé,” susurre une voix dans mon esprit. Elle est douce, presque caressante, mais chaque mot distille un venin qui me glace le sang. La Fracture Vorace. Je la reconnais, cette présence qui m’a traquée jusque dans mes pires cauchemars. Elle est là, tapie dans les reflets, et je sens son emprise s’enrouler autour de moi comme une chaîne invisible.
Mes mains tremblent, mes ongles griffant la pierre froide alors que je tente de détourner le regard. Mais c’est impossible. Ces yeux me tiennent captive, et la brume argentée qui flotte dans l’air, âcre et métallique, brûle mes poumons à chaque inspiration. Elle brouille mes pensées, me pousse à écouter cette voix qui murmure des promesses de pouvoir, de salut. “Pourquoi lutter, quand tu peux tout avoir ?” souffle-t-elle, et pendant un instant, je vacille. La tentation est là, sournoise, creusant un vide dans ma poitrine déjà ravagée par la peur.
Un élancement aigu me ramène à la réalité. Ma cicatrice au poignet gauche, cette marque maudite qui ne cesse de suinter, pulse violemment. Je baisse les yeux et vois une flaque de sang s’étendre sous moi, rouge foncé contre le noir du sol. Mais ce n’est pas juste du sang. Elle bouge, ondule comme une ombre vivante, rampant vers la paroi d’obsidienne comme attirée par un aimant. Mon estomac se noue, et une sueur froide perle sur ma nuque. C’est en moi. Cette chose est en moi, et chaque goutte qui s’échappe de ma chair semble lui donner plus de force.
Je ferme les yeux, essayant de me raccrocher à quelque chose, n’importe quoi. Le visage de Mathis surgit dans mon esprit, ses yeux gris-bleu pleins de douleur et de détermination. Sa voix rauque, brisée, qui m’a juré qu’on s’en sortirait ensemble. Mais où est-il maintenant ? La caverne est si silencieuse, oppressante, seulement troublée par des grondements sourds qui résonnent comme des battements de cœur anciens, venant des profondeurs. Je me sens si seule, si petite face à cet abîme qui semble vouloir m’engloutir.
Un hurlement déchire soudain l’air, lointain mais familier. Mathis. Mon souffle se coupe, et une vague de désespoir mêlé d’espoir me submerge. Il est là, quelque part dans ce labyrinthe infernal. Mais est-il en danger ? Est-ce un cri de douleur ou un appel ? Mes mains se crispent sur le sol, mes ongles s’enfonçant dans la pierre jusqu’à ce que la douleur me ramène à moi. Je ne peux pas me perdre maintenant. Pas encore.
La voix dans ma tête ricane, un son guttural qui fait frissonner ma peau. “Il ne peut pas te sauver. Personne ne le peut. Abandonne-toi à moi, et je ferai cesser ta souffrance.” Chaque mot est une lame, taillant dans ce qu’il reste de ma résistance. Je secoue la tête, un gémissement m’échappant malgré moi. “Non… je ne suis pas à toi,” murmuré-je, ma voix tremblante, à peine audible dans le silence pesant.
Mais la Fracture ne lâche pas. Je sens son regard peser sur moi à travers le reflet, et ma cicatrice brûle plus fort, comme si elle répondait à cet appel. La douleur irradie dans tout mon bras, me coupant le souffle. Mes cheveux châtains, emmêlés et collés par la sueur et la boue, tombent devant mes yeux, mais je n’ai pas la force de les repousser. Mes yeux verts, cerclés de cernes si profonds qu’ils semblent creusés dans ma chair, fixent à nouveau la paroi. La créature est toujours là, son sourire s’élargissant, et je jurerais qu’elle se rapproche, que le verre noir se fendille sous une pression invisible.
Un tremblement soudain secoue la caverne, si violent que je manque de tomber à plat ventre. Des fissures zèbrent la paroi d’obsidienne, et un éclat de lumière froide, argentée, jaillit de l’une d’elles. Mon regard suit les craquelures, et je vois quelque chose émerger de l’autre côté. Un autel ancien, taillé dans une pierre noire comme la nuit, se dresse maintenant là où il n’y avait rien auparavant. Des runes luminescentes, d’un bleu glacial, s’illuminent sur sa surface, pulsant comme un cœur vivant. Mon instinct me hurle de m’éloigner, mais mes jambes refusent de bouger. Au contraire, je sens une force invisible m’attirer, un murmure dans mes os qui m’ordonne d’approcher.
Je tends une main tremblante, mes doigts à quelques centimètres des runes. La chaleur qui s’en dégage contraste avec le froid de la caverne, et une nouvelle vague de douleur traverse ma cicatrice, me faisant grimacer. La flaque de sang à mes pieds semble vibrer, ondulant plus vite, comme si elle savait ce qui se passait. “Qu’est-ce que tu veux de moi ?” murmuré-je, ma voix brisée par la peur. Mais il n’y a pas de réponse, seulement le grondement sourd qui s’intensifie, faisant trembler les parois autour de moi.
Et puis, je l’entends. Un bruit différent, plus proche, plus tangible. Des pas lourds, résonnant contre la pierre, quelque part derrière moi. Mon cœur s’arrête un instant, puis repart à un rythme frénétique. Est-ce Mathis ? Ou quelque chose d’autre, quelque chose de pire ? La brume argentée s’épaissit, masquant les ombres, et je n’ose pas me retourner. Pas encore. Mes doigts se crispent, et je fixe la flaque de sang qui s’étend sous moi, son mouvement presque hypnotique. Elle semble dessiner quelque chose, une forme indistincte mais menaçante, comme un écho de ce qui me guette dans les reflets.
Un nouveau grondement secoue la caverne, et la lueur des runes vacille, projetant des ombres dansantes sur les parois. Les pas se rapprochent, implacables, et je sens une présence dans mon dos, un poids qui fait frissonner ma nuque. Ma respiration est courte, hachée, et je murmure, plus pour moi-même que pour quiconque : “Je ne suis pas encore perdue… pas encore.”
Mais au fond de moi, une terreur glacée s’insinue. Et si je l’étais déjà ?