Chapitre 2 — Le Sang qui Lie
Mathis Duroc
Chaque pas résonne comme un coup de poignard dans mon flanc. La douleur irradie, chaude et poisseuse, sous le bandage de fortune qui ne tient plus que par miracle. Mon épaule droite, raide comme une planche, refuse de bouger sans m’arracher un grognement. Mais je serre les dents, avançant dans ce tunnel étroit des Abîmes Miroitants, les parois d’obsidienne lisses renvoyant un reflet qui me tord le visage. Ce n’est pas moi, ce type aux yeux creusés, à la barbe hirsute collée de sueur et de boue, ce corps brisé qui titube. Ou peut-être que si. Je n’ai plus le temps de m’apitoyer. Élise. Son hurlement, distant mais déchirant, me hante encore, un écho qui me vrille les entrailles. Je dois la retrouver.
L’air ici est un poison. La brume argentée, âcre et métallique, me brûle les poumons à chaque inspiration, brouillant mes sens de loup-garou. Mais même à moitié aveugle, je capte son odeur – un mélange de sueur, de peur, et de quelque chose de plus sombre, comme du sang ancien. Ça me pousse à accélérer, malgré mes jambes qui tremblent sous mon propre poids. Les parois glacées suintent une humidité noire, et le sol gronde sous mes bottes, un battement sourd, presque vivant, qui me glace l’échine. Je ne sais pas ce que cet endroit nous réserve, mais je sens qu’il nous veut. Qu’il *la* veut.
Un reflet capte mon regard. Dans l’obsidienne, je vois un homme à terre, le torse lacéré, les yeux gris-bleu éteints. Moi. Mort. Je détourne la tête, le cœur battant à m’en faire mal. Ce n’est qu’un jeu de l’Abîme, une illusion pour me briser. Mais la peur s’insinue, froide et tenace. Et si je ne suffissais pas ? Et si je la perdais ? Mes griffes raclent la pierre sans que je m’en rende compte, un instinct primal qui hurle de la protéger, même si je dois ramper pour y arriver.
Le tunnel s’ouvre enfin sur une caverne plus vaste, et je la vois. Élise. Agenouillée près d’un autel de pierre noire, ses cheveux châtains emmêlés collés à son visage pâle, elle fixe quelque chose que je ne peux pas voir. Des runes bleues, luminescentes, pulsent sur l’autel comme un cœur vivant, projetant une lueur froide sur ses traits tirés. Ses yeux verts, cerclés de cernes si profonds qu’ils semblent creusés dans sa peau, brillent d’une terreur que je ressens jusqu’à mes os. Sa cicatrice au poignet gauche suinte, un filet de sang rouge sombre gouttant sur le sol, vibrant comme s’il était attiré par quelque chose. Mon souffle se coupe. Elle a l’air si fragile, si hantée. Mais elle est là. Vivante.
Je m’approche, chaque mouvement une torture, et m’agenouille maladroitement à ses côtés. La brume argentée tourbillonne autour de nous, dense, presque tangible, et je sens mes propres forces s’amenuiser sous son poids. « Élise, » je murmure, ma voix rauque, éraillée par la douleur et la fatigue. Elle sursaute, ses yeux se posant sur moi, et pendant une seconde, je vois un éclair de soulagement avant que la peur ne revienne, plus sombre encore. Ses lèvres tremblent, et elle secoue la tête, comme si elle luttait contre une voix que je n’entends pas.
« Mathis… » Sa voix est brisée, un chuchotement qui me poignarde plus sûrement que la blessure à mon flanc. « Elle est là. Dans ma tête. Elle dit… elle dit que je peux tout sauver. Que si je cède, tout s’arrêtera. » Ses mots me frappent comme un coup. *Elle*. La Fracture Vorace. Cette chose qui la hante, qui la ronge de l’intérieur. Je vois ses mains trembler, ses doigts crispés sur la pierre, et je comprends qu’elle est au bord du gouffre. Pas seulement à cause de cet endroit, mais à cause de ce qu’il fait à son âme.
« Non, » je grogne, plus fort que je ne le voulais, la douleur rendant ma voix tranchante. « On trouvera une autre solution. Je te le jure. Tu n’as pas à écouter cette… chose. » Mais mes mots sonnent creux, même à mes propres oreilles. Comment puis-je promettre ça alors que je tiens à peine debout ? Alors que je sens cet Abîme nous envelopper, nous attirer comme une gueule prête à se refermer ? Dans un reflet à ma gauche, je vois mon visage déformé, les yeux vides, et à côté, une ombre griffue qui semble tendre des doigts vers Élise. Je ferme les yeux un instant, refusant de laisser cette vision m’atteindre. Mais la peur est là, ancrée, mordante.
Je tends une main vers elle, ignorant la douleur qui irradie de mon épaule. Mes doigts effleurent les siens, froids et tremblants, et pendant un instant, c’est comme si le monde autour de nous disparaissait. Sa peau contre la mienne, c’est une ancre, un rappel de pourquoi je me bats encore. Mais alors, je sens une chaleur humide. Son sang. Sa cicatrice saigne à nouveau, un filet rouge qui s’échappe, gouttant sur le sol avec une intensité presque surnaturelle. La flaque ondule, se déplace, comme attirée par l’autel. Mon cœur se serre. « Élise, ton poignet… » je commence, mais elle secoue la tête, les yeux écarquillés.
« C’est… c’est à cause de cet endroit, » murmure-t-elle, la voix hachée par la panique. « Ou peut-être… à cause de nous. » Ses mots me glacent. Nous. Notre lien. Est-ce que cet Abîme réclame quelque chose de nous, un tribut que je ne comprends pas encore ? Je veux lui dire que non, que c’est impossible, mais le doute s’insinue. Mon propre sang, sous le bandage, semble pulser en écho au sien, comme si quelque chose de plus grand, de plus ancien, nous reliait à cet endroit maudit.
Un grondement sourd secoue soudain la caverne, plus fort que tout ce que j’ai ressenti jusque-là. Le sol tremble sous nos genoux, et des fissures s’ouvrent dans les parois d’obsidienne, suintant des rivières de sang noir, visqueuses, qui glissent vers nous comme des serpents. L’odeur de fer et de pourriture s’intensifie, me donnant un haut-le-cœur. Les runes sur l’autel pulsent plus vite, leur lumière bleue devenant presque aveuglante, et je sens une énergie oppressante peser sur mes épaules, comme si l’Abîme lui-même nous observait. Élise se recroqueville, un gémissement échappant à ses lèvres, ses yeux fixés sur l’autel avec une terreur croissante.
Instinctivement, je me place devant elle, un grognement rauque montant de ma gorge. Mon corps hurle de douleur, mais je m’en fiche. Si quelque chose doit venir, c’est moi qui l’affronterai en premier. Les rivières de sang noir convergent, formant un cercle autour de nous, une barrière malsaine qui semble vibrer d’une vie propre. Je sens mes poils se hérisser, mes sens de loup en alerte maximale, mais il n’y a rien de tangible à combattre. Juste cette présence, cette menace invisible qui me glace le sang.
Élise, derrière moi, respire par à-coups, ses doigts serrant mon bras comme si j’étais son dernier rempart. Mais quand je tourne la tête pour la regarder, je vois ses yeux verts voilés, fixés sur l’autel, comme hypnotisés. Sa bouche s’entrouvre, mais aucun son n’en sort. Pourtant, je sais qu’elle entend quelque chose. Cette voix. Cette chose qui la réclame. Et dans un murmure qui n’est destiné qu’à elle, une promesse sinistre résonne dans son esprit : « Ton sang appelle le mien. »
Mon cœur bat à tout rompre. Je ne sais pas ce que ça signifie, mais je sais une chose : je ne la laisserai pas tomber. Pas ici. Pas maintenant. Même si cet Abîme doit me briser en mille morceaux, je ne le laisserai pas l’avoir.