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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3III


Ainsi, j’appartenais au parti par ma naissance, mes premières années, la conviction qu’une révolution sociale est inévitable, nécessaire, aussi juste que peuvent l’être les affaires des hommes. L’amour du pouvoir m’attirait autant que le désir d’une certaine chaleur humaine qui me manquait, que je n’ai trouvée que là.

J’aime la masse, les gens. Ici, près de Nice, je vis dans la maison de Lourié. C’est un cube de pierre blanche, au milieu d’un jardin où il ne pousse pas un arbre plus haut qu’un balai, entre deux routes, celle de Monaco et le chemin de la mer ; on y respire une poussière et une odeur d’essence qui achèvent de détruire mes vieux poumons. Je vis seul ; une vieille femme nettoie le matin les quatre petites pièces vides qui composent la maison, me prépare à manger et s’en va. Mais il reste le bruit de la vie autour de moi, et c’est cela que j’aime, c’est cela qui me plaît, ces gens, ces autos, ces tramways qui passent, les querelles, les cris, les rires des hommes… Des ombres entrevues, des figures inconnues, des paroles… En bas, derrière le jardinet nu, planté de six arbustes flexibles et fragiles, qui seront des pêchers, des amandiers, que sais-je ! il y a une espèce de petit bistrot italien, avec un piano mécanique, des bancs sous une tonnelle. Des ouvriers – italiens, français – viennent boire là.

À la nuit, quand ils commencent à monter la route en lacet, le long de la mer, je sors de la maison, je m’assieds sur le petit mur bas qui sépare le jardin du bistrot, je les écoute, je les regarde.

Je vois la petite place éclairée par des lampions, la lumière blanche jouant sur leurs visages. Ils s’en vont tard. Le reste de la nuit passe plus vite ainsi. Heureusement, car je tousse et je ne m’endors qu’au matin. Et rester là à regarder les fleurs et la mer ? Je hais la nature. Je n’ai été heureux que dans les villes, ces villes sales et laides, les maisons pleines d’humains, et ces rues chaudes d’été où passent des corps fatigués, des visages inconnus. Ce sont ces quelques heures que je veux tuer, quand la solitude et le silence commencent, quand les dernières autos reviennent de Monte-Carlo par la route de la mer. Depuis que je suis plus malade, les souvenirs me submergent. Autrefois, je travaillais. Mais mon travail, maintenant, est fini.

Ainsi, je commençai à dix-huit ans ma vie révolutionnaire ; je fus chargé de plusieurs missions dans le midi de la France ; je vécus quelque temps à Paris, ensuite. En 1903, le Comité m’envoya en Russie. Je devais exécuter le ministre de l’instruction Publique. Ce fut après cet épisode que je me séparai de la fraction terroriste du parti et me liai avec T… Après l’affaire Courilof, je fus condamné à mort, mais, quelques jours avant l’exécution, l’héritier Alexis naquit et je bénéficiai de l’amnistie accordée. Ma peine fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. Je ne me souviens pas d’avoir ressenti autre chose, quand j’appris ma grâce, qu’une profonde indifférence. D’ailleurs, j’étais malade, je crachais des verres de sang, et j’étais certain de mourir en route vers la Sibérie. Mais il ne faut pas compter sur la mort plus que sur la vie.

Je vécus, je guéris en Sibérie, au bagne. Quand je m’évadai, la révolution de 1905 était commencée.

De 1905 et des premiers mois de la révolution, lorsque j’étais si fatigué, le soir, que je m’écroulais et m’endormais comme on meurt, je garde un souvenir heureux.

J’accompagnais R… et L… dans les usines, dans les assemblées d’ouvriers. J’ai toujours eu une voix cinglante et désagréable, et la faiblesse de mes poumons m’empêchait de parler haut longtemps. Eux, des heures entières, haranguaient les ouvriers. Je descendais de l’estrade et me mêlais à ceux-ci, commentant ce qui leur semblait obscur, les conseillais, les aidais. Dans la chaleur et la fumée de la salle, leurs pâles visages, leurs yeux étincelants, les cris qui sortaient de leurs bouches ouvertes, leur colère, leur stupidité même, me procuraient une sensation d’euphorie semblable à celle que donne le vin. Et le danger me plaisait. J’aimais ces silences soudains, la respiration contenue, l’expression de panique sur les visages, quand passait dans la rue, sous les fenêtres, le dvornik à la solde de la police.

À la nuit noire, ces nuits de Pétersbourg, mouillées, glacées d’automne, les ouvriers s’en allaient un à un. Ils fondaient dans le brouillard comme des ombres, et nous disparaissions après eux et, pour dépister la police, marchions jusqu’au jour dans les rues, jusqu’aux sales petits traktirs qui nous abritaient.

Je quittai la Russie pour n’y revenir qu’à la veille de la révolution d’octobre.

Dans mes précédents ouvrages de polémique et d’histoire, j’ai décrit cette période et celle qui suivit.

À partir de 1917, je devins Léon M… le bolchevik. Dans les journaux du monde entier, on dut me représenter avec la casquette sur la tête et le couteau entre les dents. Je fus chargé d’un poste à la Tchéka, où je restai un an. Mais il faut une haine forte et personnelle pour accomplir sans défaillance cette besogne terrible. Moi…

Ce qui est bizarre, c’est que moi, qui ai épargné non seulement des vies innocentes, mais quelques coupables (car, par moments, une certaine indifférence m’envahissait, dont bénéficiaient les prisonniers), je fus plus haï en proportion que certains de mes camarades. Par exemple, que Nostrenko, le matelot hystérique qui exécutait lui-même les condamnés à mort, un extraordinaire cabotin, la figure poudrée et peinte, sa large blouse ouverte sur sa poitrine blanche et lisse comme celle d’une femme. Je le vois encore, un mélange de mauvais acteur, d’ivrogne et de pédéraste. Ou Ladislas, le Polonais bossu, avec sa lèvre écarlate et pendante, tailladée par les marques d’une ancienne blessure.

Je pense que les condamnés se consolaient vaguement en voyant qu’ils avaient affaire à des fous ou à des monstres, tandis que, moi, j’étais un homme ordinaire, un petit homme triste et toussant, à lorgnon, avec un petit nez camus, des mains fines.

Quand la politique des dirigeants changea, je fus exilé. Depuis, je vis, près de Nice, des petits revenus de mes livres, des articles dans les journaux, les revues du parti.

J’ai échoué à Nice parce que je vis ici avec le passeport d’un certain Jacques Lourié, qui mourut du typhus dans les casemates de Pierre-et-Paul, condamné pour conspiration révolutionnaire. C’était un juif de Lettonie, naturalisé Français. Il était sans famille, absolument seul, et possédait une petite villa qui me revenait, pour ainsi dire, de droit. Je trouvai quelque plaisir à risquer la rencontre de voisins et d’amis. Mais tout le monde avait oublié Jacques Lourié. Je vis ici, et j’y mourrai vraisemblablement bientôt.

La maison est petite et inconfortable, et Lourié, qui manquait d’argent, ne l’a pas fait entourer de murs suffisamment hauts pour en dérober la vue.

À gauche, il y a une espèce d’enclos, de terrain à vendre, où des chèvres viennent brouter, parmi des briques et des moellons abandonnés, une herbe odorante et dure. À droite, un autre petit cube de pierre pareil au mien, mais peint en rose, qu’on loue chaque année à des couples différents. La route de Nice à Monte-Carlo passe derrière la maison ; en bas, le viaduc. La mer est loin. La maison est fraîche et claire.

Ainsi je vis, et, par moments, je ne sais plus si cette tranquillité me plaît ou me tue. Parfois, je voudrais encore travailler. À cinq heures, l’heure à laquelle commençait ma journée en Russie, je m’éveille en sursaut ou, si je ne dors pas encore, je ressens une angoisse profonde. Je prends ceci, cela, des livres, des cahiers. J’écris comme maintenant. Il fait beau, le soleil se lève, les roses sentent une odeur délicieuse. Je donnerais tout, et ma vie entière, pour cette salle où nous couchions, quinze et vingt hommes, en 1917, quand nous prîmes le pouvoir. C’était une nuit de brouillard et de neige. On entendait le vent, les détonations, le choc sourd de la Néva qui montait comme tous les automnes. Le téléphone sonnait sans arrêt. Parfois, je songe :

— Si j’étais plus jeune et plus fort, je retournerais en Russie, je recommencerais, et je mourrais heureux et sans pensée… dans une de ces casemates que je connais si bien.

Le pouvoir, l’illusion de peser sur des destinées humaines, intoxique comme la fumée, comme le vin. Quand ils viennent à manquer, on éprouve une souffrance étonnante, un douloureux malaise. À d’autres moments, comme je l’ai dit, je ne ressens plus que de l’indifférence et une sorte de soulagement à rester là et à attendre la mort qui m’envahit de son flot régulier. Je ne souffre pas. Le soir seulement, quand la fièvre monte, un fourmillement pénible agite mon corps, et le bruit monotone du sang me lasse et bourdonne dans mes oreilles. Cela passe au matin. J’allume la lampe, et je reste assis à ma table, devant la fenêtre ouverte, et, quand le soleil est enfin levé, je m’endors.