Chapitre 1 — CHAPITRE I
Quand il eut longé la grille de la Halle aux Vins, M. Médéric Bonnereau aborda le Jardin des Plantes par cette porte de fer qui s’ouvre presque au coin du quai Saint-Bernard et de la triste rue Cuvier. M. Bonnereau consulta sa montre. Elle marquait deux heures, et le soleil de Juillet pesait d’un poids égal sur les hommes et les choses. Le parapluie rouge de la marchande de gâteaux flamboyait, accolé à la rustique baraque dont l’auvent disjoint se continuait en un vélum de papier. Cet auvent, ainsi artistement prolongé, protégeait mal contre les rayons un assortiment de chaussons et de massepains poisseux que les mouches s’ingéniaient à couvrir de points noirs, comme si les raisins de Corinthe, incrustés dans la pâte, fussent pour les audacieux diptères autant de modèles dont ils s’appliquaient à répéter la copie. Un bocal de cristal, en façon de tonneau, perdait par son robinet le coco trouble, tombant goutte à goutte sur une pile de biscuits de mer. Deux guêpes s’obstinaient à donner de la tête contre ce baril translucide ; mais des abeilles, possédant à un plus haut point le sens pratique des choses, butinaient à même une boîte de cassonade et s’ébrouaient, actives, dans la poussière brune. Assis sur son derrière, le chien noir haletait, la langue pendante, et surveillait, de son œil attentif et sournois, deux marmots en arrêt devant les richesses diverses qui s’entassaient sur la table, ombrée de poussière. Et Mme Lerat, propriétaire de l’établissement, sommeillait sous son parapluie éclatant, occupée en apparence à lire le Petit Journal, qui reposait grand ouvert sur son tablier de toile bleue.
M. Médéric Bonnereau hésita un instant devant ce tableau de paix domestique. Mais, voyant à travers les barreaux de fer du jardin que la boutique de l’entrée de la Ménagerie était fermée, il se décida à réveiller Mme Lerat et acheta deux pains bis jumeaux pour la somme de quinze centimes.
Son acquisition à la main, il entra dans le Jardin des Plantes, obliqua sur la gauche, prit l’allée des cerfs et commença de distribuer son pain aux animaux qui, lentement, un à un, se levaient et s’approchaient du grillage.
M. Bonnereau était un homme entre deux âges, comme on dit. Sa mise soignée et correcte prouvait, de la pointe de ses bottines jaunes à son chapeau canotier cerclé d’un haut ruban noir, en passant par son gilet blanc, sa jaquette et son pantalon gris de coupe exacte, que ce voyageur du Muséum respectait les apparences. Aussi M. Lumachel père, qui mourut Directeur de l’ancien Jardin du Roi, peu après l’assassinat du Président Carnot, avait-il coutume de dire, et de répéter, en toute occasion favorable, que M. Bonnereau, homme sans fortune, n’était qu’un bohème, voire un panier percé, pour étaler de pareilles toilettes. Et ces propos furent amplifiés par M. Ramol, préparateur d’entomologie que rendit célèbre son ingénieux procédé de polir les scarabées pulvérulents en les frottant avec son pouce préalablement humecté de salive. M. Ramol avait suivi M. Lumachel dans la tombe. Mais la traditionnelle dissipation de M. Bonnereau avait continué de lui nuire dans les couloirs du Ministère et dans les conciliabules secrets des commissions, où les propos mesurés s’échangent d’une voix discrète derrière la matelassure propice des battants verts constellés de clous de cuivre.
« M. Bonnereau n’est pas sérieux. » Sur cette parole, dite d’une voix sobre par M. Lumachel en 1875, le voyageur Médéric avait été sacrifié pendant près de vingt ans, condamné aux petites missions gratuites, tenu en dehors de tous les bénéfices. – « L’insolence de Bonnereau est incorrigible, déclaraient les chefs de bureau. Avec lui, on n’a que des ennuis et ce sont toujours des histoires ! Il ne veut pas remplir tranquillement sa mission et nous remettre au retour un petit rapport bien tourné pour nos publications. Mais il rapporte des collections, et cela nous oblige à tout un jeu d’écritures !… Ne me parlez pas de votre Bonnereau ! »
M. Bonnereau ne semblait point porter ses pensées vers les chefs de bureau, à cette heure. Il nourrissait les daws, les hémiones et les zèbres, avec le pain de Mme Lerat. Quand il fut devant le grand cerf, il ficha le reste du premier pain au bout de sa canne et tendit la miche à la haute bête, qui léchait, comme à toute heure du jour, les barreaux de fer avec sa langue prenante. Le dix cors pointa, se reçut sur ses pieds de devant posés sur les traverses rouillées, et dépassa de sa tête, coiffée de lourds chandeliers, les piques de fonte. Satisfait par cet acte de soumission, M. Bonnereau laissa le cerf se reposer sur ses appuis et lui donna le pain.
— C’est bien le plus beau du jardin depuis que notre barasing est mort ! le barasing n’est autre que le cerf de Duvaucel, ainsi que chacun sait ! Mais ce qu’ignore Édouard Lumachel qui l’a confondu avec le Sambur.
Sans se retourner, Bonnereau répliqua :
— Il y aurait une longue note à écrire à propos des sottises pondues sur ces cerfs de l’Inde.
L’interlocuteur reprit :
— C’est très juste ! Et comment vous portez-vous, Bonnereau, providence quotidienne des oiseaux du ciel et des bêtes de la terre ?
— Assez bien, Rommel, mon ami, artiste qui vous chauffez au soleil en cherchant à saisir le jeu de ses rayons sur le pelage des cerfs ! Allons, avouez-le ! Vous êtes venu surprendre la nature dans ses secrets, pour les fixer dans quelque excellent tableau… Pour moi, moins ambitieux, je me rends à un rendez-vous de Mirifisc.
— Souffrez que je vous arrête. Mirifisc, dites-vous ?
— Lui-même, le « sympathique et prochain Directeur ».
— Style des journaux.
— Vous savez ce qu’il vient de perpétrer, Mirifisc ?
— Non, je ne le sais point, mais quoi que vous m’appreniez d’extraordinaire, rien ne me surprendra de sa part.
Et Bonnereau partit en campagne contre ce professeur qui réglementait le Muséum en sous-main, avec l’approbation du Directeur, M. Lecarcin, qui le laissait tailler et rogner à son gré. Sans indulgence, il dépeignit sa légèreté, son ambition effrénée, son âpreté, son esprit d’intrigue : « Toute place lui était bonne pour y loger ses créatures. À quelque prochain jour, cet homme serait la perte du Jardin. »
Il continuait, parlant du professeur-administrateur sans amitié, énumérait ses griefs personnels, en grossissait l’importance : Depuis trois ans Mirifisc le promenait à propos du remboursement de soixante moutons que lui, Bonnereau, avait payés de ses deniers et embarqués sur le Shamrock pour la nourriture d’un tigre, récemment mort à la Ménagerie. Cette affaire, où Bonnereau avait défendu ses intérêts avec son habituelle et courageuse intransigeance, traînait toujours dans les bureaux du Ministère, où le Directeur Klotz refusait de s’en occuper. Ce fonctionnaire, raide ou fuyant, suivant les circonstances, se retranchait derrière les formalités administratives, s’appuyait sur son grand principe « M. Bonnereau n’appartient pas à l’Enseignement supérieur. Comme tel, il est étranger à ma Direction. »
— Mirifisc et Klotz, dit Bonnereau, s’entendent comme larrons en foire. J’ai percé à fond leurs combinaisons puériles. Ils veulent m’immobiliser, me paralyser, m’empêcher de suivre quelque autre affaire…
— Abandonnez donc ce misérable débat, reprit Rommel. Puisque vous connaissez leurs projets, cédez et demandez une compensation. Vous le savez mieux que moi, l’administration n’a jamais avoué ses torts. Elle ne rend pas justice sur un point précis, mais s’arrange, à son idée, pour réparer le dommage.
Mais Bonnereau ne s’arrêta pas à la justesse de l’observation. Il continua de dénoncer l’iniquité des bureaux, noircit, comme à plaisir, le professeur de botanique. Et il conclut :
— Mirifisc est la plaie de l’arbre malade. L’arbre de science, mon ami, est rongé jusqu’au cœur. Et cet homme est l’ulcère par où la pourriture… Oui, je me répète !… Enfin ! Quelle nouvelle platitude allez-vous m’apprendre ? Allez, Rommel, mon ami, ne craignez pas de m’émouvoir. Je m’attends à tout. Racontez-moi l’histoire.
— Eh bien, la voici, et toute fraîche. Je sors du laboratoire d’anatomie comparée où je m’étais rendu pour voir gratter la dernière baleine expédiée par Hauteran de Jean Mayen… Cent trente pieds de long, mon cher !… Squelette entre tous admirable !… Pour la bagatelle de dix-neuf mille francs… Un morceau de pain !… Tenez, donnez le reste du vôtre à la Corinne, voyez comme elle allonge le cou !
— Son avidité me fait penser à celle de Mirifisc, quand il apprend qu’une place se trouve vacante. Rommel, vous êtes insupportable avec vos digressions ! Que regardez-vous là ?
— Le Nilgaut, Médéric, le Nilgaut ! Depuis la semaine dernière, ses dagues ont poussé d’un bon tiers.
Bonnereau donna du pain à l’antilope de l’Inde. Quand il eut bien considéré la créature sombre aux pieds jarretés de blanc et dont l’œil trouble et velouté semblait, à la clarté du jour, refléter les feux de la nuit, il regarda machinalement l’étiquette. Cette pancarte de zinc, peinte en blanc, portait en lettres capitales, soigneusement imprimées au pochoir :
ANTILOPE NILGAUT (Portax pictus. Bl.)
Inde orientale.
— Crétins ! murmura-t-il.
— Eh ! qu’y a-t-il encore, Bonnereau ?
— Il y a, il y a !… Tas de crétins !… Il y a !… C’est bien simple. Sur cette étiquette s’étalent autant d’erreurs que de mots ! Lisez vous-même ! Portax pictus ! Quel est ce nom, s’il vous plaît ? Le misérable Suchard ignore tout de son emploi. Chargé depuis quelque quarante ans de la Ménagerie, et comme tel, appointé, logé, éclairé peut-être…
— C’étaient là, interrompit Rommel avec son imperturbable sang-froid, de solides et grands avantages. Mais vous oubliez que Suchard est mort depuis quelques mois…
— Il n’importe ! Si ce malheureux, incapable de se servir d’un catalogue méthodique, en dépit des tables, inapte à profiter d’une monographie, avait pris la peine de consulter son collègue Tournepierre, qui connaît, lui, et les animaux et leurs noms, il aurait évité d’exhiber ceux-ci qui sont d’un autre âge ! Portax pictus ! Nom, sans conteste, frappé à jamais de déchéance !… Que n’ai-je un crayon, non, un pinceau long de six pieds ! J’effacerais cette ridicule inscription, et j’écrirais : Boselaphus Tragocamelus Pallas !!! Et aussi Punjab !…
— Ne vous emballez pas, généreux Médéric ! Laissez cela, et souffrez qu’à l’ombre de ce platane je vous raconte la dernière de Mirifisc.
Rommel posa sur un banc son carton à dessin revêtu de maroquin brun, et s’assit à côté de Médéric Bonnereau. Ces deux hommes, amis dès leur première jeunesse, étaient du même âge, quarante ans environ. Taillés en force, larges des épaules, tous deux avaient une mine franche et ouverte. Mais Bonnereau, vieilli avant l’âge par des voyages sans nombre dans les régions les plus malsaines, paraissait de beaucoup l’aîné. Sa figure eût semblé dure, ironique et hautaine, à qui n’eût point regardé ses yeux où s’était réfugiée la gaîté tout intérieure de son être. Sa barbe courte était grise, et ses cheveux éclaircis blanchissaient aux tempes. Quant à M. Jean Rommel, les femmes s’accordaient pour le trouver « beau garçon ».
— Vous savez sans doute, dit-il, qu’on fait question d’un ministère Maintoulat ?
— J’en ai entendu parler, répondit Bonnereau. Maintoulat revient aux affaires périodiquement, comme la famine dans l’Inde.
— Ce ministère, pour encore à naître qu’il soit, a son cheval de bataille : le programme de réformes complètes dans l’Instruction publique.
— Le besoin s’en faisait sentir. Je vois ça d’ici : « Expulsion des congrégations enseignantes ; suppression radicale du grec ; abolition graduelle du latin ; l’histoire enseignée d’après un plan méthodique : à la Révolution commence seulement l’histoire de l’humanité ! »
Et sur un ton emphatique Bonnereau continua, brandissant sa canne :
— « Les classes ouvrières, généreux réservoir des forces vives de la nation, sous l’influence de l’éducation nouvelle, s’affranchissent enfin des préjugés et des traditions absurdes qui ont mis l’âme de la France en dehors de la vie moderne ! »
— Tiens, interrompit Rommel, j’ai lu cela quelque part.
— Dans la Charrue sociale de vendredi, mon ami, pas ailleurs ! C’est de cette tribune que Maintoulat lance ses mandements. Écoutez, et goûtez le programme de l’incorruptible dont la dernière élection a mis les fonds secrets, et ceux des missions scientifiques, peut-être, à sec pour plusieurs exercices : « Magnification de l’enseignement primaire et de l’enseignement intégral. Tout pour le peuple et par le peuple !… Une révolution se prépare, messieurs, la nation applaudit par avance à nos efforts ! Guerre à la science inutile ! Plus de musées !… Des écoles ! » Oui, oui ! Je le connais, Maintoulat et son programme où alternent avec une touchante symétrie – si l’on peut dire – la destruction du Muséum et l’accession aux fonctions scientifiques rétribuées et autres rendue possible aux seuls diplômés de l’État ! Général en chef : Schmidt qui professa à Genève ! Chef d’état-major : Klotz « Le vieux glaive d’Israël… »
— « La terreur de vos Babels », chantonna Rommel.
Trois Anglaises passaient, leurs guides à la main, suivies par deux hommes graves. Rommel et Bonnereau se turent.
— Celle du milieu a vraiment la taille trop plate.
À cette remarque, hasardée au bout d’un moment par le voyageur, le peintre répondit d’un air gourmé :
— Sachez bien que dans la femme moderne la beauté de l’âme est tout ! Les anges dont parle Henri Heine !
Tous deux sourirent, puis reprirent d’un temps :
— Mirifisc a raison, dans le fond. Nous ne serons jamais sérieux !
— Si l’on entend par homme sérieux celui qui occupe une chaire, étant en tout incapable de distinguer entre les êtres qui s’y rapportent ; celui qui n’ayant jamais regardé un animal ou une plante ne s’y intéresse que pour un mémoire à en tirer ; celui qui se moque et de la science et des savants plus que Maintoulat lui-même ; celui qui collectionne les places comme Malézieux collige les buprestes, en s’attachant de préférence aux plus gros et aux plus dorés ; celui qui n’a jamais encouragé et soutenu que l’obséquieuse nullité…
Bonnereau s’étant arrêté pour souffler, Rommel reprit d’un temps :
— Celui qui essaye de se faire nommer directeur de l’Institut zoologique…
— Est-il possible, Rommel ?… Comment Mirifisc aurait la prétention ?… Quelle est cette ridicule histoire ?
— Rien n’est plus vrai ! J’ai appris la chose à la Petite Roquette…
Sous ce nom le peintre entendait le laboratoire d’anatomie comparée qui, ainsi que chacun sait, ressemble, grâce à la belle ordonnance de ses vides et de ses pleins et à son élégant appareil, plus à une prison qu’à tout autre édifice.
— J’ai appris la chose de la bouche même du professeur Descelliers, pour lequel j’exécute, en ce moment, un vélin de poissons nouveaux du Congo. La voici, dans sa fraîcheur : le Ministère doit faire quelques coupes d’alignement dans les futaies de l’Enseignement supérieur. Le Muséum, l’Institut zoologique, le Collège de France vont être méthodiquement éclaircis. On va mettre à la retraite une douzaine de professeurs, de chefs de travaux et d’aides naturalistes, ou d’assistants, si vous préférez. Seront frappés tous ceux qui ont eu le mauvais goût d’arriver à des situations officielles sans avoir courbé leur front devant les examinateurs de la Sorbonne…
— Ce n’est point là une nouveauté, fit Bonnereau, et Klotz n’a rien inventé. J’ai vu, il y a quinze ans, Leprieur, bien qu’âgé de cinquante-deux ans, partir pour Issoire, pris d’une terreur subite, afin d’y passer son baccalauréat. Après quoi on l’a nommé licencié à Moulins, à la Fère-en-Tardenois, plutôt, je ne sais pas au juste, puis enfin docteur à Paris ! Quelle pitié !
— Vous allez assister à une comédie du même genre. La mise à la retraite de Descelliers est imminente, et celle de M. Père s’il vous plaît. Quant au vieux Musimon, qui se permet de dîner chez les princesses, la hache administrative est suspendue sur sa tête ! On va même jusqu’à dire que Klotz a promis sa chaire à Gauguet. Et Mirifisc, qui tient les fils de l’intrigue, prendrait l’intérim du service jusqu’à ce que Gauguet soit accepté.
— Cela sera dur, Rommel !… Très dur, même ! Personne ne votera pour Gauguet. Sa notoire insuffisance…
— Sera la principale cause de son succès. N’ayant jamais rien fait, il ne compte pas d’envieux.
— Si Mirifisc pénètre dans l’Institut zoologique, fit Bonnereau, tenez bien compte de mes paroles : cet établissement est perdu. Il deviendra, avant peu, comme notre pauvre Muséum, une officine d’enseignement, un « four », comme on dit, où l’on préparera les élèves au baccalauréat, à la licence, à l’agrégation et au doctorat. Songez-y bien, Rommel ! L’enseignement normalien se glissera là comme ici, tuant l’étude et la connaissance des êtres par la science des programmes et des livres. Où il ne devrait exister que des savants conservateurs, examinant, déterminant et décrivant exactement les collections d’animaux qui leur sont confiées pour cela, on verra des professeurs, ou pour mieux dire, des pédagogues, exerçant des boursiers tenus de suivre leurs leçons à heures fixes. Les collections sont négligées. Elles seront abandonnées, définitivement. Le plus grand désordre régnera dans les galeries où les échantillons seront mal nommés, quand ils le seront, par grand hasard. C’est que, pour devenir un bon naturaliste, il faut vivre avec les animaux, les aimer, s’amuser à les observer, s’y intéresser en dehors de toute préoccupation lucrative. Vous le savez tout comme moi, Rommel, on peut faire un professeur d’histoire naturelle, mais un naturaliste se fait tout seul…
Des enfants, en troupe, envahirent brusquement l’allée jusque-là solitaire, où les arbres, ainsi que les bêtes, semblaient dormir dans la chaleur moite. Une biche, ruminant sur sa butte, tourna languissamment la tête. Un cygne noir à cou blanc ricana sous le petit pont rustique, un gros rat qui se peignait les moustaches au bord de l’eau plongea et disparut. Trois ballons vinrent buter contre le grillage, un cerceau menaçait les jambes de Bonnereau. Des bonnes s’assirent même sur son banc. Et de ces femmes les propos n’étaient pas moins vulgaires que la nuance des rubans de leurs bonnets. Le gardien Merlin, bavard insupportable, apparut au détour de l’allée. Troublés ainsi dans leur tranquillité, les deux hommes cédèrent la place, remontant par la grande avenue qui longe les parterres de fleurs, pour gagner la bibliothèque. Déjà ils atteignaient le premier des deux temples au fronton sévère, dédié à la Botanique, et frappaient machinalement de leurs cannes la gigantesque bille de cédrelle qui dort là sous son auvent protecteur, quand ils furent arrêtés par un personnage vêtu d’une blouse blanche et coiffé d’une calotte de velours noir. Et à son nez pointu, chaussé de lunettes d’or, ils reconnurent M. Protome, préparateur à la chaire d’Anatomie comparée. Sous son bras, M. Protome avait un portoir de bois où des crânes de carnassiers et de rongeurs fraternisaient avec des bassins de marsupiaux dans un mélancolique apaisement. Le préparateur s’étonna que ces messieurs fussent là à se promener, alors que M. Gauguet faisait, à cette heure même, sa leçon d’ouverture à l’usage des voyageurs.
— Allez-y ! Il n’a commencé que depuis quelques minutes, au laboratoire de la rue de Buffon. Vous avez dû certainement recevoir des cartes. Ou bien c’est la poste…
Mais Bonnereau l’interrompit, et tout en caressant un crâne de lynx :
— Que vous êtes heureux, monsieur Protome, de gratter si parfaitement les os. Je n’ai pu, pour mon compte, arriver à préparer une seule pièce où le scalpel n’ait pas tracé au moins une raie.
— C’est que vous êtes mal outillé. D’ailleurs, en voyage, vous n’avez pas la ressource de laisser macérer les pièces, comme chez nous, pendant plusieurs mois.
Et M. Protome se perdit en considérations sur les pratiques de l’ostéologie. Ses joues étaient si creuses que tandis qu’il parlait ses auditeurs se surprenaient à chercher les ressorts à boudin de cuivre qui, dans les squelettes bien montés, relient exactement les mandibules aux apophyses du crâne.
Rommel tirait Bonnereau par la manche :
— Allons écouter Gauguet, cela doit être admirable !
Quand ils entrèrent dans la longue salle où l’éclat de la lumière s’adoucissait sous les rideaux de calicot blanc, toutes les têtes se détournèrent. L’esprit humain est ainsi fait qu’il semble toujours avoir besoin de divertissement, et les spectateurs, en arrêt devant la scène d’un théâtre, ne manquent jamais de s’intéresser à l’arrivée d’un nouveau venu. M. Gauguet lui-même s’interrompit de parler, par déférence pour M. Mirifisc qui avait levé le nez. Le professeur assistait son protégé de sa présence. Placé sur le bas côté, face à la porte, près de son collègue Valentin Guyot, il salua tout juste assez Bonnereau pour prouver qu’il le connaissait, et qu’il l’honorait par une marque aussi publique de son attention. M. Valentin Guyot acquiesça d’un petit signe de tête ; d’après la rumeur publique il vivait dans les souliers du futur directeur. Riche de cinquante mille francs de rente, il méprisait volontiers les gens sans fortune qui sont, d’après certains, un péril perpétuel pour la tradition et l’ordre établi. M. Valentin Guyot représentait la tradition en tant que rejeton de toute une génération d’hommes médiocres et aisés qui professèrent en province, et l’ordre établi par onze places qu’il occupait au soleil et qui lui valaient, bon an mal an, une trentaine de mille francs, sur lesquels il en distribuait un quart à ses suppléants. Car M. Valentin Guyot était tellement occupé de se pousser dans le monde, qu’il n’avait jamais pu trouver les loisirs de faire son cours, ni au Muséum, ni à l’École de pharmacie, ni à l’Institut agronomique, ni à l’Association française pour le relèvement de la femme, ni à l’Institution physiographique des jeunes filles, non plus qu’à la Réunion amicale des étudiants russes.
Mais M. Tempier, professeur d’Entomologie, homme non renté, mais capable, bienveillant, agité et timide, qui prêtait son laboratoire en la circonstance, ne craignit pas de se lever, de serrer affectueusement les mains du voyageur et du peintre, et, même, il les poussa au premier rang où deux chaises se trouvaient libres.
Et M. Gauguet reprit la parole devant l’auditoire habituel des cours et des conférences du Muséum : trente boursiers d’agrégation et de licence, deux étudiants en médecine de première année ou du P.C.N., suivant la formule indiquant que ces jeunes gens étudient la physique, la chimie et l’histoire naturelle. À ce gros s’ajoutaient trois vieillards oisifs, un prêtre, et cinq dames qui, sur la foi du programme, avaient amené là leurs petits garçons, dans l’espoir qu’ils apprendraient, en une leçon, l’art de former, pendant leurs vacances, une jolie collection de papillons. Un de ces enfants, même, portait en sautoir une boîte de fer-blanc peint en vert, un autre tenait sur ses genoux, sous le verre d’un carton liégé, quelques scarabées transpercés, par une épingle de blanchisseuse, au beau milieu de leur corselet rugueux. Et l’humiliation du néophyte amenait presque des larmes à ses yeux, car M. Gauguet édictait, précisément, la nécessité première de piquer les coléoptères sur l’élytre droite.
« Mesdames, Messieurs, cet usage est universellement adopté… Je recommande donc aux voyageurs de ne pas s’en écarter… »
Et le conférencier, debout derrière une table chargée de tiroirs pleins d’insectes, d’instruments propres à l’entomologie, consultait ses notes. Son chapeau de soie à huit reflets brillait au voisinage de bocaux pleins de mille-pieds et de scorpions d’une taille gigantesque, choisis entre tous par le préparateur Perlon, pour donner au public, une haute idée des richesses du Musée. Au-dessus de ces monstres, M. Gauguet arrondissait tout ensemble ses gestes et ses phrases, souriait agréablement. Ses manchettes glacées, tels deux cylindres de porcelaine, découvraient ses mains blanches aux ongles soignés. Une chevalière d’or rouge brillait au jeu de ses mouvements. M. Gauguet était un jeune homme blond, délicat, à la barbe fine, taillée en pointe, et aux moustaches de chat, qui se hérissaient sous ses yeux bleus. De temps à autre, il caressait sa barbe, toussait doucement. Puis il se tournait vers le tableau noir et traçait, avec des crayons de couleur, une figure schématique ingénieusement déformée. Après quoi il s’essuyait soigneusement les doigts avec une serviette.
Le photographe Hauteran, que son humilité cauteleuse avait poussé dans les antichambres du Ministère, ne demeura pas maître de son enthousiasme devant cette vivante image de la science officielle alliée à la mondaine correction. Il s’étonnait surtout de cette prodigieuse facilité d’élocution, lui qui ne pouvait prononcer d’autre phrase que « J’ai l’honneur de vous remercier, merci ! » sans s’y reprendre à trois fois.
— Écoutez-le ! – dit-il à voix basse, en poussant le coude de Bonnereau. – Écoutez-le ! C’est prodigieux ! Ce qu’il parle bien !… Quel gaillard !
Pour le malheur de Gauguet, M. Médéric Bonnereau écoutait avec attention. Le normalien, saisissant un cadre où s’alignaient trente exemplaires d’un beau lucane de l’Inde, fit remarquer à l’auditoire les remarquables différences de taille que présentaient les individus.
— « Voyez-les ! Ce sont tous des représentants d’une même espèce, l’Hepto… l’Hepta… »
Il hésita, relut l’étiquette écrite, pour son usage, en lettres bâtardes hautes d’un centimètre, et cria :
« L’Hexarthrius Forsteri, du Sikkim ! Un capri… »
M. Perlon, assis près de lui, l’arrêta d’un coup d’œil, et faisant un porte-voix de sa main lui souffla : « Un cerf-volant ! »
Docilement, l’imperturbable conférencier reprit :
« Un cerf-volant, pour employer l’expression consacrée. Ces insectes ont été colligés par un voyageur… »
Gauguet s’arrêta encore. Il lui déplaisait de prononcer en public, officiellement, le nom de Bonnereau, dont les missions scientifiques étaient couramment qualifiées « d’aventures » par M. Mirifisc et son école. Mais, craignant d’exciter aussi le mécontentement de Bonnereau, il présenta verticalement la vitrine, loucha légèrement du côté de Médéric, et continua :
« … Par un voyageur de mérite. Comme on peut s’en apercevoir, les plus gros sont des vieux individus, les autres sont des jeunes… »
M. Mirifisc lui-même, à entendre cela, se mordit les lèvres et regarda Gauguet d’un air furieux, tout en remuant sa chaise dans l’espoir d’étouffer les malheureuses paroles. M. Valentin Guyot, pour ignorant qu’il fût, eut la notion confuse d’une hérésie rédhibitoire. Prudemment, il fixa la pointe de ses bottines à élastiques et ramena son pantalon sur leurs tiges, afin de cacher ses chaussettes grises. M. Tempier sourit nerveusement, puis pâlit et leva les épaules. Le dos de Bonnereau, agité par des secousses convulsives, ondulait sous les yeux des professeurs désolés. Gauguet qui voyait, lui, sa bête noire rire sans contrainte, rougit, balbutia, s’arrêta court : un brouillard obscurcit ses yeux. Parmi les auditeurs distraits ou somnolents, incertains, un murmure interrogateur s’éleva. Deux boursiers osèrent ricaner. Le malheureux Gauguet se disait, à l’instar du simple Phocion et en feuilletant ses papiers pour se donner une contenance :
« J’ai dû encore lâcher quelque bêtise. Mais laquelle ? »
Payant d’audace, sans entendre M. Mirifisc qui, à la faveur de ses mains jointes en cornet, lui envoyait désespérément « Métamorphoses ! » – il répéta courageusement ses premières paroles :
« Oui, mesdames et messieurs, des jeunes, comme je vous le disais ! »
À mi-voix, Bonnereau dit alors :
— Il en est resté aux Métamorphoses d’Ovide !
Sans comprendre, Gauguet continuait :
— « Et c’est pourquoi nous ne saurions trop recommander à nos voyageurs… »
À ce nos, d’autant plus inattendu que Gauguet ne relevait, à aucun titre, du Muséum, Bonnereau fit une révérence de tête assez comique pour que le timide Hauteran lui-même se crût autorisé à rire. La salle tout entière rit de confiance. Et M. Gauguet, les deux mains sur la table, demeura muet, un pied de rouge sur les joues, considérant Bonnereau avec des yeux menaçants. Alors M. Mirifisc, mortifié, flétrit cet esprit de désordre :
— En vérité, messieurs, ces rires sont aussi injustifiés qu’indécents. Je vous prie d’écouter notre conférencier, et je réclame le silence ! Puis il ajouta, d’une voix sèche, sans remarquer l’irritation que dissimulait mal M. Tempier :
— On devrait vraiment apporter plus d’attention dans les choses du service… Exiger les cartes à l’entrée…
Médéric Bonnereau s’était tourné d’une pièce. Il toisa M. Mirifisc d’une façon si froidement résolue que l’autre, regrettant déjà ses paroles, s’enferra un peu plus avant :
— Eh, mon cher, ce n’est pas pour vous !… Continuez, monsieur Gauguet, s’il vous plaît !
Mais le charme était rompu. Le brillant démonstrateur ne parla plus que d’une voix pâle et éteinte. Il se perdit dans les lieux communs, les banalités, accumula les erreurs. Confondant les carabes avec les cantharides, il signala leurs propriétés vésicantes, exhiba une boîte de nèpes en les qualifiant de buprestes, estropia les noms, fit vivre les nécrophores sur les fleurs. Pareille à la tête de Méduse, la face placidement gouailleuse de Bonnereau pétrifiait le protégé de Mirifisc. La conférence finit sans un applaudissement. Le public s’écoula, certain de n’avoir pas compris. Les boursiers, prudents ou indifférents, signèrent sur le registre. M. Gauguet, gourmé, se retira par une porte de côté, et Bonnereau resta seul avec le Directeur et le professeur d’Entomologie. M. Valentin Guyot, ne voyant aucun avantage à demeurer en ces lieux, s’était esquivé sans mot dire.
Alors M. Mirifisc essaya de disculper son élève. M. Tempier ne voulut rien entendre. Les mauvais procédés de son collègue, continus et sournois, exaspéraient sa nature patiente et droite, et l’insuffisance de Gauguet avait été la goutte d’eau qui fait déborder le vase. M. Tempier se serrait les doigts à les faire craquer, passant sa colère sur lui-même. Alors le professeur Mirifisc voulut morigéner Bonnereau. Il le traita de mauvaise tête, avec une familiarité méprisante qui tendait à exagérer les distances. Bonnereau, sans indulgence, releva M. Mirifisc.
— Je ne suis venu ici, Monsieur, que parce que vous m’aviez donné rendez-vous. Votre garçon de laboratoire, alors que je montais, m’a dit que vous étiez à la conférence.
— Eh, que voulez-vous, mon cher, interrompit Mirifisc d’un air détaché, je n’ai pas que vous à qui penser ! Si vous croyez que j’ai le temps…
— Trouvez-le, monsieur. On dit que vous êtes le vrai chef de l’Établissement, et comme tel, c’est à vous de me régler. Dix lettres sont demeurées sans réponse… Soit au service de la botanique, soit à celui de l’ornithologie…
— Je n’ai pas pu, vous dis-je !… Je tâcherai de voir Klotz… D’ailleurs, Monsieur le Directeur du Muséum…
— Monsieur, ceci s’appelle, en bon français, être renvoyé de Caïphe à Pilate.
— Et puis, écoutez, mon cher ! Avec vos façons d’agir, vous vous mettrez tout le monde à dos !
— Monsieur, cette prédiction n’est pas pour m’émouvoir. Revenons à nos moutons, à nos soixante moutons, s’il vous plaît !
— Mon cher, je vous conseille de ménager vos paroles !
Et, sur ces mots, qu’il prononça avec une désinvolture étudiée, M. Mirifisc tira vers la porte. Sa large personne vulgaire, son nez en pied de marmite, sa raie de milieu, ses moustaches rejoignant des favoris en nageoires de requin lui donnaient quelque ressemblance avec un placier en vins. N’eût été sa vaste rosette de commandeur de la Légion d’honneur, on l’eût souvent pris pour tel. Mais sa retraite, quel que fût son aplomb, ne put s’effectuer en bon ordre. M. Bonnereau ne paraissait pas, pour l’heure, d’humeur à supporter sa coutumière insolence. Comprenant que cet ingouvernable personnage allait lui barrer le chemin, et que M. Tempier, allié plus que douteux, ne ferait rien pour tirer son confrère de cet ennui, M. Mirifisc reprit ce sourire de commande qui lui valait tant d’amis, et revint au milieu de la pièce, attiré, ce semblait, par un crabe desséché dont le test se couvrait de tubes calcaires de serpules. Il saisit amoureusement cet habitant des mers tropicales, et dit, avec une déférente malice :
— Eh bien, quoi ! En voilà une affaire ! Je vous les rembourserai, vos moutons ! Pour un billet de mille francs, ne voilà-t-il pas bien du bruit inutile !
Il lâcha le crustacé et saisit son adversaire par un bouton de sa jaquette :
— Pourquoi ne nous demandez-vous pas une mission sérieuse ? Arrangez donc cela avec ce bon Tempier, et rapportez-nous des merveilles !… Vous savez bien qu’il y aura toujours ici de l’argent pour vous !… Et puis, pourquoi vous moquer de Gauguet, et m’être gratuitement désagréable ? Écoutez, Bonnereau, aujourd’hui, par une exception bien rare, vous avez manqué d’esprit. Prenant avantage de l’embarras bien naturel de Gauguet, qui en est à ses débuts, vous l’avez voulu rendre ridicule. Est-ce digne de vous, et de nous ? Tout le monde n’a pas et votre talent de parole et votre acquit !
— Pardon, Monsieur le professeur, répondit Bonnereau, peu sensible à cette avalanche de compliments et de promesses dont il connaissait la sincérité. Vous confondez. Je ne me suis pas moqué de l’élocution de ce petit jeune homme, mais bien de son ignorance crasse en Zoologie. Cela ne fait pas, entre nous, honneur à votre rue d’Ulm.
M. Tempier, qui n’était pas normalien, se frotta les mains au-dessus d’un bocal de mygales qu’il feignait d’examiner avec attention. Oubliant son habituelle prudence, il encouragea le voyageur d’un coup d’œil. Mais M. Mirifisc avait bondi sous ces paroles, comme si l’outrage, passant par-dessus la tête blonde de l’inculpé Gauguet, fût venue frapper cette École Normale dont il s’estimait le représentant le plus qualifié en ce monde.
À la manière dont il recula, lâchant le bouton de Médéric, on eût cru que celui-ci venait de déclarer qu’il ressentait les premiers symptômes de la peste. M. Mirifisc s’était redressé de toute sa taille, et il envoya d’une voix sifflante :
— D’abord, mon cher, il faudrait être naturaliste… pour se permettre de juger les savants !
— Permettez – dit doucement M. Tempier qui mirait toujours son bocal, où les énormes araignées poilues nageaient dans le liquide ambré. – Permettez ! M. Bonnereau est tout aussi naturaliste que vous et moi, en somme. Il connaît très bien les arachnides, même. Les collections qu’il nous rapporte et les renseignements qui les accompagnent sont là pour prouver sa compétence.
— Oui, sans doute, notre cher Bonnereau est un collectionneur émérite. De cela personne ne doute…
Sans répondre à l’interruption méprisante de Mirifisc, M. Tempier continua :
— Il a publié récemment un certain mémoire que je me plais à citer dans mon cours.
Avec un imperturbable aplomb, Mirifisc s’écria :
— Moi aussi !
M. Tempier sourit discrètement à ce mensonge officieux. Jamais Mirifisc dans les diverses chaires qu’il occupait successivement depuis des années n’avait prononcé en public le nom du voyageur, sauf dans les assemblées des professeurs, pour critiquer le résultat de ses missions.
Bonnereau salua et dit :
— Grâces vous soient rendues, Monsieur le professeur. Mais si j’avais l’honneur d’être de vos élèves… et de vos amis…
Mirifisc le coupa, à tout hasard :
— Il me semble, mon cher, que je vous ai toujours prouvé que j’étais votre ami. Toujours je vous ai soutenu ! Et je suis prêt… à l’occasion…
— Car, continua Bonnereau, si j’en étais, est-ce que vous trouveriez tout naturel, qu’en cette qualité, j’avançasse cette joyeuseté, que les coléoptères varient de taille avec l’âge ? Si un malheureux potache se laissait aller à une pareille réponse, en Sorbonne, son diplôme de bachelier lui serait impitoyablement refusé. Je vous ai vu, Monsieur, ajourner plus d’un candidat, pour moins.
Mirifisc ne répondit à cette accusation que par un sourire de pitié. Mais le rire était jaune. Son passage à la Sorbonne y avait laissé des souvenirs de dureté et d’injustice qui n’étaient pas encore effacés. Persifleur sans pitié des écoliers timides, il y avait été redouté plus encore que ne le fut le célèbre Lacaze-Duthiers. Mais, ne voulant pas avoir tort, le professeur se crut obligé de répliquer :
— Gauguet n’a jamais dit cela !… Il s’est mal expliqué, voilà tout !
— Non, monsieur, il ne l’a pas dit !… C’est le peintre !
Et sur cette plaisanterie peu choisie, Bonnereau, prenant le bras de Rommel, qui venait de rentrer par une porte du fond, s’inclina devant les deux savants et sortit.
— L’imbécile, grommela Mirifisc, il n’arrivera jamais à rien !… Voyez-vous ce ramasseur de cloportes !
— Mon cher confrère, répondit tranquillement M. Tempier, vous parlez là au passé. Vous avez tiré cet horoscope, il y a quelque vingt ans, et le temps s’est chargé d’en prouver la fausseté. Bonnereau est arrivé, s’il vous plaît. Seulement, il y a mis longtemps, comme tous ceux qui marchent avec le mérite pour bâton. Vous savez tout comme moi que dans cette ridicule histoire le bon sens est de son côté. Et, d’ailleurs, Bonnereau ne nous doit aucune déférence administrative, puisqu’il n’est point fonctionnaire. En tous cas, laissez-moi vous dire que je ne me soucie plus de voir, à l’avenir, de pareils scandales, et aussi affligeants, se produire dans mon laboratoire. Placez Gauguet où vous voudrez, mais que ce ne soit pas chez moi !… C’est un fat et un ignare, rien de plus !
Ainsi parla M. Tempier, vainquant sa timidité ordinaire. Parvenu, par un travail acharné, à une position que ses ennemis eux-mêmes reconnaissaient pour légitimement acquise, il voyait avec peine la nuée des protégés s’abattre sur les divers services du Muséum et menacer le sien. Juste envers son personnel, il en exigeait et en obtenait beaucoup. Mais le Ministère étouffait, diminuait les résultats, car M. le Directeur de l’Enseignement supérieur, Théodore Klotz, méprisait « ces naturalistes, sans portée philosophique, qui s’occupaient à piquer de petites bêtes ». M. Klotz trouvait puérils ces gens qui s’attachaient à déterminer les insectes.
« À quoi cela peut-il servir ? Quand on aura décrit cent espèces nouvelles de coccinelles et autant de poux et de punaises, cela fera une belle jambe à la science !… Des idées, Messieurs ! Des idées générales ! Voilà ce qu’on attend de vous ! Instruisons ! Éduquons ! Pour moi, je me soucie peu de toutes ces collections à nomenclature arbitraire ! »
Mais M. Tempier, sourd aux accents philosophiques de Klotz dont Mirifisc se constituait l’écho fidèle indéfiniment répété, cherchait à déterminer ses collections. Chargé d’une chaire qu’une mauvaise gestion de quarante années avait mise à deux doigts de sa perte, il rebâtissait dans les ruines. Son activité fébrile rétablissait un pan de l’édifice, mais alors un autre coin menaçait de s’effondrer. C’étaient des familles entières qui n’avaient pas été étiquetées. Les types avaient été égarés, ou bien les teignes et les anthrènes avaient élu domicile dans les boîtes qu’on n’avait pas ouvertes depuis trente ans, et on n’y trouvait plus que les épingles. Et aux demandes de communication, M. Tempier ne savait que répondre :
« Hélas, disait-il, où je croyais posséder des collections rangées, je ne vois que des magasins ! Ce sont les étables d’Augias ! Par où commencer ? »
Alors il se décourageait, parlait de tout envoyer au diable, s’épanchait dans le sein de ses visiteurs, demandait des conseils à tous ceux qu’il jugeait compétents. Jamais savant officiel ne montra moins de morgue, ne fit preuve d’une plus accueillante simplicité. Aussi M. Mirifisc, dont les collections n’avaient jamais été mises au courant, goûtait-il peu ce confrère. D’abord il le trouvait trop humble envers les savants indépendants, et trop indépendant envers lui. L’habitude de M. Mirifisc était de se tirer de toutes les difficultés par des affirmations téméraires ou des pirouettes. Ses divers laboratoires furent toujours fermés au public. Or, il entendait par « public » tout ce qui n’était pas son personnel. Et il avait donné pour mot d’ordre à ses préposés de répondre aux demandes de communication ou d’examen des objets :
« Voyez aux galeries. Les gardiens vous indiqueront. Ce que vous ne trouverez pas est ici à l’étude. Monsieur le Professeur s’en occupe. Le travail sera bientôt terminé. »
Aussi les procédés de M. Tempier exaspéraient-ils M. Mirifisc. « Que penser d’un professeur qui s’exhibe sous une blouse blanche, travaille de ses mains, lute des bocaux, dépote les envois dès leur arrivée, cause avec n’importe qui, et accepte les conseils des amateurs ? » – Par « amateurs » M. Mirifisc entendait les gens qui ne sont pas diplômés.
Sans s’arrêter à ces détails, M. Tempier donnait l’exemple à son monde. Il réussissait même assez bien, quoique son personnel fût insuffisant et ses ressources financières illusoires. Mais son grain de sable était le garçon de laboratoire Simplon qui, pour dire le vrai, était le maître du lieu. Ce vieillard de quatre-vingt-huit ans, légué par le feu professeur Franquin, représentait la tradition au local de l’entomologie. À quatre heures précises, il éteignait le poêle, quelque froid qu’il fit, ouvrait les fenêtres, puis s’en allait, sourd aux réclamations des gens studieux qui continuaient de travailler à la lueur du gaz, forts de l’autorisation du professeur.
Bonnereau ayant, un jour, envoyé promener le vieillard Simplon, celui-ci lui répondit avec la plus belle insolence :
« Le public n’est plus admis à travailler, passé quatre heures. »
Et il ouvrit les fenêtres, retira le feu du poêle et sortit avec majesté.
« Que voulez-vous, dit M. Tempier quand il apprit l’incident, c’est un vieux serviteur. Ne l’écoutez pas, rallumez le feu… D’ailleurs Simplon finira bien par disparaître. »
Mais Simplon s’obstinait à vivre. Dans le fond, M. Tempier le redoutait, et Simplon s’en rendait compte. Pareil à une ombre du passé, le garçon parcourait les salles, regardant avec dédain tous ces vivants sans importance qui avaient remplacé les grands défunts : M. Franquin qui professa quinze ans, aveugle ; M. Lubin qui dormait sans lâcher sa loupe ; M. Ramol qui polissait les insectes avec son pouce mouillé, M. Denisaux qui fabriquait astucieusement un papillon neuf, à l’aide de débris empruntés à vingt espèces différentes et assemblés avec de la gomme laque.
« Ceux-là, disait Simplon, étaient des hommes ! »
C’est pourquoi M. Mirifisc, ravi de voir ce boulet rivé au pied de son collègue, protégeait le vieillard, et se refusait absolument à agir au Ministère pour qu’on lui liquidât une retraite. M. Tempier en toucha encore un mot au substitut du Directeur :
— Tout le monde s’en plaint. Il en vient à refuser même le service…
— Arrangez-vous, dit Mirifisc. D’ailleurs ne comptez plus sur moi. Cela n’a rien de personnel. Je me désintéresse du Muséum. Je puis vous l’annoncer : ma décision est prise. Dans quelques semaines je passerai à l’Institut zoologique qu’on va réorganiser ! Et j’y ouvrirai un cours de botanique philosophique.
M. Tempier, sans demander d’éclaircissements, reconduisit le professeur et rentra dans son laboratoire particulier en murmurant :
« Eh bien ! ce sera du propre à l’Institut zoologique !… Réorganiser !… C’est désorganiser qu’il veut dire !… Philosophie botanique !… Ornithologie !… Jadis Poissons !… Bientôt, il se fera donner la chaire de sanscrit ! »
Pendant que les deux professeurs causaient ainsi, sans amitié, Bonnereau et Rommel descendaient la rue Geoffroy-Saint-Hilaire, tirant vers la place Jussieu. Au coin de la rue Lacépède ils furent accostés par un jeune homme qui portait une serviette de basane sous son bras.
— Tiens ! c’est Chéroy ! s’écria Rommel, Georges Chéroy, l’illustre auteur de l’Origine du Chien domestique !
— Le meilleur ouvrage qu’on ait publié sur la question ! Mais ne troublons point sa modestie ! Chéroy, vous qui savez toutes choses, je vais cependant vous en apprendre une que vous ignorez !
Bonnereau s’arrêta, puis continua d’un ton grave :
— C’est, mon ami, que les insectes coléoptères en général, et les lucanes en particulier, grossissent en vieillissant.
Georges Chéroy sourit :
— C’est là, en effet, la dernière déclaration du jeune et brillant Gauguet.
— Comment ! Vous êtes déjà au courant ?
— Oui. Je viens de rencontrer Bruet, le boursier d’agrégation, qui m’a raconté la chose. Il paraît que Gauguet a failli en avaler sa cravate rouge. Le bon jeune homme pleurait dans le sein de Rimoulard qui l’a recueilli dans un fiacre… Et où allez-vous de ce pas ?
— Je rentre chez moi, dit Bonnereau.
— Moi, je retourne à l’Institut zoologique. Si rien ne vous presse, accompagnez-moi. Je désirerais vous parler.
Laissant Rommel se diriger vers l’École de médecine où l’appelait un rendez-vous du fameux Toinaut, le professeur d’obstétrique, dont il illustrait un traité, Bonnereau et Chéroy remontèrent par la rue Lacépède pour gagner la rue Vauquelin. Autant Bonnereau était vigoureux et large, autant son compagnon était mince et fluet. De taille médiocre, de mine douce, Georges Chéroy pouvait être déterminé par cette courte et claire diagnose du professeur Lebasset, homme d’esprit à ses heures : « Intelligence absolue servie par des organes négatifs. Jeune homme exsangue condamné à souper de la seule fumée des rôtis. »
Dans sa figure pâle, ses yeux seuls vivaient. Lumineux et sombres, fiévreux, ils éclairaient, ou plutôt rongeaient la face longue, aux méplats accusés, aux traits fins, à l’expression en tout immatérielle. Une timidité réservée, augmentée par une faiblesse de caractère qu’exagérait une santé délicate, formait le fond de sa nature, réfléchie, honnête, timorée, plus facile à froisser qu’à séduire. À tout cela s’ajoutait dans ce jeune homme de vingt-huit ans une grande inexpérience à laquelle croyait suppléer une prudence méfiante exaspérée par la solitude, le travail et la pauvreté dignement supportée. Orphelin de bonne heure, réduit à une légitime très modique, Georges Chéroy était devenu en quelque sorte le pupille de Médéric Bonnereau, parent éloigné de sa mère. Et il ne faisait rien sans son conseil.
Après de fortes études littéraires, il avait suivi les cours de la Sorbonne dans la section des sciences naturelles, tout en étudiant la zoologie pratique avec Bonnereau et ses amis, dans les laboratoires du Muséum, sans s’attacher à aucun. Il passa facilement sa licence ès sciences naturelles. Lorsque le ministre Lacomme, en haine de ceux qu’il appelait les Jacobins de l’Enseignement, eut fondé l’Institut zoologique pour suppléer au Muséum dont il prévoyait la ruine même en tant que Musée, le jeune Chéroy y était entré, sur la recommandation de Bonnereau et de M. Lelièvre, alors Directeur du Muséum, qui, par grand hasard, n’avait alors personne à pourvoir. D’abord préparateur, puis assistant conservateur des collections de mammifères, il se distingua par des connaissances étendues et par sa manière claire et méthodique de débrouiller les espèces. Sa thèse de doctorat sur les chiens venait de lui valoir un triomphe qui touchait au scandale. Depuis des années la zoologie systématique n’avait compté un aussi éclatant succès. On disait dans l’Europe savante, voire en Amérique, que ce travail sur les chiens considérés dans le temps et l’espace était ce qu’on avait publié de plus remarquable et de plus définitif sur la question. Les journaux eux-mêmes avaient donné leur avis. Au milieu d’un fatras de sottises, une virulente diatribe parue dans la Charrue sociale avait brillé par une certaine exactitude dans la critique des faits, présentés avec une cauteleuse méchanceté. À cet article, inspiré par Mirifisc qui détestait les doctrines antitransformistes de l’auteur, Bonnereau avait fabriqué une réponse de sa meilleure encre, en laissant entendre au Directeur Maintoulat, alors son ami de café, qu’il y avait urgence à insérer, sans quoi l’auteur incriminé répondrait plus acrimonieusement encore. Le journal le Temps, ce modérateur patenté, s’établit pour juge, et dans un article de trois colonnes bénit indistinctement les combattants d’une mêlée d’où Chéroy sortit presque célèbre.
Cependant Médéric Bonnereau et Georges Chéroy marchaient de conserve, renchérissant sur l’incapacité de Gauguet. Puis ils changèrent de conversation, et, brusquement, Chéroy, comme s’il eût pris son courage à deux mains, demanda à son ami :
— Connaissez-vous madame Lagagne de Foncin ?
— Sans doute, répondit Bonnereau. Qui ne la connaît pas, ou plutôt qui ne connaît-elle pas ? Mais pourquoi cette question ?
— C’est, fit Chéroy timidement, que je dois dîner ce soir chez cette dame.
— Tiens, moi aussi ! C’est très bien. Nous irons ensemble. Au fait, c’est assez naturel, après le succès mérité de votre Histoire du Chien, vous voici passé grand homme.
— Ne vous moquez pas de moi. À supposer que mon livre ait fait un peu de bruit, c’est à vous que je le dois. Si vous n’aviez point pris la peine, connaissant mon projet d’enfant, de me recueillir pendant dix ans, au cours de vos voyages, tous les échantillons sériés des chiens sauvages et domestiques que vous avez pu trouver, si vous ne m’aviez soutenu de vos conseils, décidé Rommel à exécuter pour un vrai prix d’ami ces planches magnifiques qui sont le plus bel ornement du livre, jamais je n’aurais osé entreprendre puis terminer ce travail. Sans vous, je n’aurais rien su des Cyon du Bundelkund dont le Muséum était seul à posséder une mauvaise peau, jadis envoyée par Hodgson. Et que de mal n’avez-vous pas eu dans…
— N’en parlons pas ! Évidemment, cela n’a pas toujours été facile. Mais, au moins, sommes-nous fixés maintenant, de par vous, sur la nature du Cyon primævus. Enfin, c’est comme auteur que Mme Lagagne vous a distingué. On lui aura parlé de l’article du Temps… Grand bien vous fasse !… On s’ennuie assez ferme chez Émilie, quand on n’y va point en galant. Cela est de votre âge.
Chéroy rougit et esquissa un signe de dénégation. Sans s’y arrêter, Bonnereau continua :
— Pour moi c’est fini. Je devrais même dire que cela n’a jamais commencé… Et avez-vous toujours la même opinion sur le chien des tourbières ?
Mais Chéroy ne l’écoutait pas, car, à cette question, il répondit par une autre :
— Ne connaissez-vous pas aussi madame Keller ?
— Lucie Keller ?… Oui… Pourquoi ? Vous aurait-elle aussi invité à dîner ?
Chéroy rougit encore et balbutia :
— Non, certes !
— Alors, comment savez-vous que cette belle personne existe ?
— C’est Gauguet qui m’a présenté à elle mercredi dernier ; elle était venue visiter les galeries de l’Institut.
— Très bien. Et c’est pour la revoir que vous vous êtes fait engager chez madame Lagagne ? Allons, avouez-le ! Après tout ce n’est pas un crime.
Georges Chéroy garda les yeux baissés sans répondre. Puis, au bout d’un instant, il dit très bas :
— Si vous connaissez madame Keller, parlez-moi d’elle ; cela me… sera très agréable.
Alors Bonnereau prit Georges par le bras et le serra si fort que le jeune homme en pensa crier. Mais sans cesser de serrer ni de marcher, Médéric lui parla d’une voix chagrine :
— Écoutez-moi, mon camarade, mon fils ! Écoutez-moi bien si vous tenez à la vie !
Chéroy, croyant qu’il plaisantait, fut tenté de sourire. L’autre continua d’un ton presque tragique :
— Ne vous embarquez pas dans ce monde-là ! C’est la machine qui vous pince délicatement un doigt dans l’engrenage. Et puis tout y passe, le cœur comme le reste. Ce monde-là, mon enfant, vous prend comme la mer prend le nageur imprudent à la fraîche caresse de ses lames, pour en vomir, plus ou moins longtemps après, la carcasse rongée sur la grève… Quand elles auront tout tiré de vous, elles vous rendront à la solitude, et cela vous paraîtra si amer, la terre vous semblera si vide, que vous désirerez mourir.
— Mais, hasarda doucement Chéroy, vous y vivez, dans ce monde-là, et vous n’êtes pas mort ?
— Non, je ne suis pas mort, c’est vrai. Mais ce que vous ignorez, mon petit, c’est qu’avant d’y entrer, j’étais mort, et depuis plus de dix ans.
Chéroy regarda Bonnereau avec inquiétude, tant il le trouvait changé. La figure du voyageur était devenue froide et dure, et une telle tristesse l’assombrissait, que le jeune savant eut presque peur.
— Vous êtes souffrant, mon ami, rentrons ! Voulez-vous que je vous reconduise ?
— Non, Georges, cela n’a jamais mieux été, au contraire ! Marchons plutôt devant nous et écoutez ce que je vais vous dire ! Puisse cela tourner à votre bien !
Ils gagnèrent le boulevard de Port-Royal, suivirent le trottoir solitaire qui longe le mur du Val-de-Grâce, sous l’ombrage des ailantes, dont l’odeur vireuse s’exagérait au soleil couchant.
— Voici, Chéroy : Il ne faut point se laisser aller vers les femmes trop belles, parce qu’on se prend parfois à les aimer sur leur mine. Elles ne vous le rendent pas et l’on ne s’en console point… Je ne parle pas ici du commun des hommes, âmes vulgaires qui s’éteignent aussi facilement qu’elles s’enflamment, brûlant successivement pour dix objets, ne quittant une passion que pour voler vers une autre. Natures médiocres, véritablement humaines, toujours dupes et d’elles-mêmes et des autres, malgré leur orgueil misérable qui les pousse à se figurer qu’elles appartiennent à une catégorie supérieure. L’amour-propre les tient en dehors des naufrages où sombrent les forts. Je vous fais l’honneur de vous mettre au nombre de ceux-ci. Ce que je connais de vous m’y autorise. L’amour, mon ami, n’est pas toujours, il est même, rarement, un sentiment réciproque. Seuls les niais, les vaniteux, et peut-être aussi les habiles, tous ceux, en un mot, qui sont contents d’eux-mêmes, ne veulent – si on les écoute – d’autre affection que celle qui est partagée. Le commerce du monde tient un amour basé sur des convenances, des calculs, des intérêts âprement débattus, et, si l’on peut dire, qui ont un cours. Là, la comédie se joue publiquement, mais l’on s’intéresse surtout à ce qui se passe dans les coulisses. Aucun secret n’est gardé. La trahison est la monnaie courante de la politesse.
Médéric Bonnereau s’interrompit pour allumer sa pipe d’écume et confia à Chéroy : « Que c’était là un des avantages de ce quartier, où l’on pouvait vivre ainsi qu’à la campagne. » Il tira quelques bouffées, lentement, examina avec satisfaction les zones, régulièrement alternées de brun et de fauve, qui allaient du tuyau au fourneau blanc de crème, puis reprit :
— Réfléchissez là-dessus ! S’il vous arrive ce malheur d’aimer une femme qui vous demeure inflexible, méprisante et cruelle, vous ne l’oublierez jamais et vous en mourrez, peut-être. Et c’est encore là ce qui pourrait vous échoir de plus heureux. Ou bien vous traînerez comme…
Il hésita, envoya une spirale de fumée et continua très vite :
— Comme qui je sais – il en est plus d’un, allez ! – Une vie réduite à un reflet, pareil en cela à ces hommes qui, enchaînés dans la caverne de Platon, n’y voyaient plus que l’ombre des choses. Tout ce qui vous entourera vous sera complètement étranger, et votre attention ne sera plus capable que de distractions passagères, parmi lesquelles celles de la science n’auront guère plus de prix que le reste. Votre plaisir, plus que celui des autres encore, vous sera en tout indifférent et vous vieillirez, plus dur pour vous-même que pour l’humanité tout entière, vous enveloppant dans un commun mépris… Si vous gardez la force de vivre, et c’est là une question que je ne me soucie pas de trancher… Moi qui vous parle…
Bonnereau s’appuya alors sur sa canne, s’arrêta un instant, s’occupa de sa pipe et reprit, sans finir sa phrase :
— Enfin ! Veillez, Chéroy !… Ou plutôt abstenez-vous. Croyez-moi, ne vous attardez pas autour de madame Keller ! On prétend…
Il s’arrêta encore. Bonnereau médisait volontiers des femmes, mais il n’en dénigrait jamais une en particulier. La mine de son compagnon indiquait une angoisse, une inquiétude si peu dissimulée, que le voyageur termina ainsi :
— On dit qu’elle s’entend, entre toutes, à promener et à éconduire les galants. C’est une belle qui se respecte et dont il n’y a rien à raconter.
Ils étaient arrivés à l’allée de l’Observatoire. Sous les grands marronniers les deux hommes se serrèrent la main.
— À ce soir, votre entrée dans le grand monde, fit Bonnereau. Si cela vous chante, prenez-moi rue Cassini, je vous emmènerai dans mon fiacre.
— Cela vous va !… C’est parfait ! Sept heures cinquante, heure militaire !
Et Médéric rentra chez lui, songeur : « J’ai aussi bien fait de ne pas parler… À quoi bon ? Comme si l’expérience d’autrui a jamais profité à personne ! » Il secoua les épaules et murmura : « Je veillerai sur lui. »