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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2CHAPITRE II


Tel un général qui, avant de livrer bataille, passe ses troupes en revue, Mme Lagagne de Foncin inspectait son personnel et sa table. Satisfaite de la belle ordonnance des vingt-quatre couverts symétriquement disposés par les soins d’Auguste, son vieux maître d’hôtel, elle approuva du menton. Le haut carcan de onze rangs de perles en craqua comme la sous-gorge d’un étalon qui encense. La triple aigrette qui surmontait ses cheveux noirs, roulés en double fer à cheval, ondula plus fièrement que le plumet d’un kolbach. La queue de sa robe pailletée traînait encore sur la moquette rouge de la salle à manger que la belle Mme Lagagne traversait son premier salon blanc et or dont les sièges dorés, par leur insignifiante et majestueuse lourdeur, rappelaient les fastes de la préfecture où M. Lagagne avait soutenu, avec un zèle égal, les candidatures officielles du second Empire et de la troisième République.

Puis Mme Lagagne passa dans son second salon pareillement nu, vide et clair. Le seul ornement en était son portrait par le peintre américain Lesly Forster. Mme Lagagne s’y voyait figurée plus plate qu’une reine de jeu de cartes ; et les armoiries qui timbraient un des angles avaient l’apparence d’un as de trèfle. L’absence d’intimité par laquelle se recommandait cette peinture sèche et coûteuse s’harmonisait magnifiquement avec la somptueuse pauvreté du décor. Ce salon donnait l’impression de l’infinie monotonie du désert où passent les longues caravanes sans s’y arrêter jamais, et sans marquer même, sur le sol glissant et dur, la trace des pas. Les girandoles des lustres et des appliques luisaient comme autant de gouttes de givre sous la lumière crue de cent ampoules électriques, et cet éclairage sans mouvement ajoutait à la tristesse éblouissante du lieu. Par les fenêtres ouvertes sur le balcon de la rue de Tilsitt entraient de lourdes bouffées d’air chaud, mais les feux demeuraient immobiles et les draperies raides se refusaient à prendre quelque apparence de désordre. Tout était calme, officiel et étranger à la vie. Il était plus de huit heures du soir et le thermomètre du balcon marquait vingt-neuf degrés centigrades.

Auguste, en tout extérieurement pareil à un maître de cérémonies de quelque traditionnelle cour allemande, maugréait en son dedans. Comptant les verres à bordeaux il en trouvait trois fêlés, et d’une serviette les plis étaient pressés sans art. Avant que de jeter au rebut ce linge de table, l’antique serviteur en essuya son front moite de sueur. D’une voix brève et mesurée, il commanda à Georges, le second valet de chambre, de remplacer ce « chiffon », puis, gantant ses mains de coton blanc, il se laissa aller à ses réflexions dont il ne prit pour confident que lui seul :

« Du temps de Monsieur, bien sûr, on ne se serait pas avisé de recevoir à une pareille époque de l’année !… Bon Dieu, quelle chaleur !… La glace fond comme si elle était sur le feu !… Ah, la séance va être gaie ! ainsi que disait Monsieur à la préfecture !… »

Mais « Monsieur » n’était plus là pour imposer le bon ordre. Depuis plus de six ans, il avait disparu, sans qu’on sût bien au juste s’il était mort ou vivant. Auguste, non plus que le monde, n’avait été initié au mystère qui enveloppait l’événement grâce auquel Mme Lagagne était devenue subitement libre et s’était octroyé le bénéfice du nom de Foncin. C’était là un sujet sur lequel nul ne s’était cru autorisé à la pressentir. On dînait chez elle, c’était bien : mais on ne la connaissait pas. Tout ce que Paris savait, c’est qu’elle était en proie à la passion de recevoir. Mme Lagagne avait profité sur l’heure de sa liberté pour assouvir cette passion. Elle y consacrait sa troisième jeunesse. Encore belle personne, riche et fastueuse, d’une politesse égale, manquant en tout d’originalité, elle ne déplaisait pas aux femmes, et les hommes se rencontraient volontiers chez elle parce que ses choix étaient assez heureux et ses invitations recherchées par qui souhaitait se pousser dans les milieux académiques. On allait même jusqu’à prêter à Mme Lagagne (de Foncin, née Hurepel) une certaine influence. La renommée d’un philosophe était partie de la rue de Tilsitt pour s’envoler sur le monde, et M. Brisot passait pour avoir gagné dans ce salon un fauteuil à l’Académie des Sciences morales.

Depuis que « feu Lagagne », ainsi que disait Médéric Bonnereau qui ne respectait rien, ou presque rien sur cette terre, s’était éclipsé discrètement, une cohue « aussi nombreuse que choisie » envahissait chaque semaine « le réfectoire et le dormoir » – ces mots sont du même Médéric – de la rue de Tilsitt.

Mme Lagagne collectionnait les hommes fameux, comme les richards chinois colligent les monstres vivants, pour s’en parer. Aucune démarche, aucune avance, aucune capitulation ne la rebutait pourvu que « l’homme du jour » se trouvât à son dîner du jeudi. Elle acceptait toutes les conditions. Certaines de ces célébrités d’un mois l’avaient obligée à rayer certains noms parmi les convives. Il fut d’autres gloires qui vinrent accompagnées ; si cela réjouit plusieurs, cela en contrista certaines. Mais Mme Lagagne, s’il s’agissait de demi-gloires, menait tambour battant son monde. Il fallait se soumettre ou se démettre. On se soumit, en général, et on assista sans impatience à l’éternel défilé des phénomènes. Être copieusement applaudi ou outrageusement sifflé au théâtre, être loué avec fracas et insistance par les journaux, avoir tenu le record de quoi que ce fût, et où que ce fût, avoir été le confident malheureux d’une tête couronnée, s’être imposé à l’attention en qualité de victime, voire en celle de bourreau, avoir renversé le ministère, avoir traversé l’Afrique du Caire au Natal – pourvu que la Société de Géographie eût fait à l’intéressé les honneurs de sa grande séance – avoir écrit un livre dont on parlait, avoir découvert un trentième moyen de voler dans les airs, avoir présidé les assises où comparut l’assassin fameux – autant de titres pour se voir recherché par Mme Lagagne de Foncin, pour capter son attention et sa faveur, avantages d’ailleurs sans lendemain. « Mme Lagagne est le phonographe de la rumeur de la gloire, disait M. de Musimon. Par son pavillon, la voix se trouve extraordinairement diminuée, réduite à un râle, ou peu s’en faut. »

— « Musimon est trop sévère, répondait M. Lheureux, professeur de psychiatrie au Collège de France. Les naturalistes manquent toujours de charité. Madame Lagagne est, au certain, une montreuse d’ours émérite, et qui exhibe une superbe série de singes savants, par surcroît. N’était l’ennui des miroirs qui nous enseignent l’humilité en nous ramenant à nos origines premières, si peu qu’on ait l’esprit de comparaison, on s’y rendrait volontiers comme à la foire. Moi qui vous parle, j’y ai dîné un certain soir d’exposition entre une princesse noire et le géant chinois. Celui-ci n’a échappé qu’à grand peine aux obsessions du docteur Talipot, de la société d’anthropométrie de Breslau, qui prétendait, au fumoir, mesurer cet asiatique dans le détail. Mais, malgré ces quelques travers, Émilie – ainsi le professeur Lheureux appelait-il familièrement Mme Lagagne, quand il en parlait au dehors – Émilie est une dame de la plus grande distinction, et sa table suffirait à prouver son intellectualité supérieure…

— Vous errez, Monsieur, – répondit Bonnereau, tout en entrant avec M. Lheureux dans la maison de la rue de Tilsitt, – le poisson n’y est frais, ou pour mieux dire, supportable que pour les premiers servis, tant il est avancé. Quant aux cigares, ma bienveillance naturelle m’interdit de m’arrêter sur ce point.

— Eh bien, faites comme maître Albin Rupert, ou Rupert Albin, si ma mémoire me sert… Vous savez bien, ce vieux à nez pointu, un avoué, qui fréquente chez Émilie pour étudier le changement des mœurs modernes, et cette casuistique mondaine, pour nous autres insaisissable, mais si utile à connaître pour qui mène les affaires de divorce…

— Fixer les nuances de ces mœurs, interrompit Bonnereau, c’est vouloir retenir une bulle de savon sur du papier… Avancez la main, elle s’enfuit ou se crève… Mais pardon ! Que fait donc votre avoué dans la question des cigares ? Cela m’intéresse au plus haut point.

— Il tire une superbe breva de son étui, un cigare dans les trois francs – une cliente de Cuba lui envoie ça, vous comprenez. – Il remet l’étui dans sa poche, allume son havane, et vous dit en poussant sous votre main la boîte d’abominables londrès d’Émilie : « Quand j’ai dîné avec des gens aussi aimables, je ne puis fumer que de très bon tabac. »

— Monsieur Lheureux, si tous les savants possédaient votre candeur, il faudrait abandonner la terre pour la planète Mars.

— Dites plutôt Vénus, monsieur Bonnereau, qui êtes un jeune homme folâtre. Je ne vous conseille pas cet astre car vous y rencontreriez sans doute votre ami feu Lagagne.

— Permettez, Monsieur, feu Lagagne ne fut point mon ami. Je ne l’ai jamais connu.

— Moi non plus ! Mais depuis que vous l’avez officiellement enterré, Émilie vous a pris en affection, et j’en sèche… À propos, vous savez qu’il s’est sauvé en Amérique avec une danseuse, feu Lagagne ?… Après vous, Monsieur, je vous en prie !

Et M. Lheureux s’arrêta pour souffler sur le premier palier. Ennemi des innovations, il n’usait jamais des ascenseurs, autant par prudence que par mépris. Très timide, malgré son persiflage et ses soixante-douze années révolues, il se coula derrière Bonnereau, dès l’antichambre. Médéric prit l’enveloppe que lui offrait l’huissier à chaîne, l’ouvrit et lut : « Vous êtes prié d’offrir le bras à Mme Keller. » Tranquillement, il passa la carte à Georges Chéroy, mais en froissa vivement l’enveloppe :

— Pardonnez-moi ! C’était pour vous, je me suis trompé… Eh, malheureux ! Que faites-vous !… Laissez-moi là ce chapeau à claque, la mode en est passée depuis quinze ans.

Georges, à lire ce rectangle de fin bristol, rougit, pâlit, balbutia. C’était trop de bonheur, en une fois. Et tandis que Bonnereau le tirait par le bras vers le salon, il se demandait si ce n’était pas un rêve.

Maniant son éventail d’autruche noire à la façon d’un sceptre, Mme Lagagne improvisa sur l’heure un compliment. Au mépris de deux jeunes gens sans importance qui accablaient de leurs fadeurs une petite dame pâle coiffée en larges bandeaux préraphaélites qui lui mangeaient les trois quarts de la face, elle s’écria :

— Comme c’est gentil à vous ! Et vous arrivez les premiers ! Nous pourrons donc causer un instant en amis ! Et oubliant de regarder Chéroy, dont Bonnereau énumérait les titres après l’avoir présenté dans les règles, elle continua de parler, sans quitter la porte des yeux.

— Ah ! Monsieur !… Messieurs ! Que je suis heureuse ! Moi qui aime tant les philosophes ! Nous avons Maintoulat ce soir !… Et monsieur Père !… Quel homme charmant !… Ah ! monsieur Lheureux !… que j’ai lu avec intérêt votre dernier travail sur les républiques animales ! Voilà du beau et vrai socialisme, ou je ne m’y connais pas !

M. Évariste Lheureux n’avait jamais écrit une ligne sur le républicanisme des bêtes. Mais il acquiesça gracieusement et murmura sans autrement s’engager :

— Et vous vous y connaissez, Madame !… Aussi savante que belle !… Toujours charmante, chère madame, mais aussi trop indulgente !… Vous me gâtez, chère madame, vous me gâtez !

Et, sautillant, l’alerte vieillard baisa le bout des doigts de Mme Lagagne. Sous leur armure de bagues ces doigts eurent un frémissement d’impatience. Car, au même instant, le général comte Heustaze investissait, par une marche oblique, le coin gauche de la cheminée, pour s’y installer commodément dans une vaste bergère. Et cela, après avoir salué la maîtresse de céans jusqu’à terre :

— Ah ! chère madame ! C’était bien pour ce soir, n’est-ce pas ? J’ai failli oublier !… Je suis si étourdi !

Et le général, commodément assis, chercha machinalement les pincettes.

L’étourderie, hélas ! était du côté de Mme Lagagne. Lorsque Maintoulat lui avait écrit qu’il acceptait son invitation, sa première pensée avait été pour décommander le général. Mais elle avait oublié. Il lui en souvenait maintenant ! Le comte Heustaze avait son franc-parler !… Ennemi déclaré des socialistes, qu’il confondait avec les radicaux, sous le nom commun de Jacobins, il dirait sûrement du mal du gouvernement !… Devant Maintoulat, le ministre de demain ! Cela menaçait d’être gai !

Commandant à ses nerfs, Mme Lagagne sonna pour qu’on ajoutât un couvert et qu’on changeât trois places. Mais le valet de chambre qui répondit à l’appel portait un petit bleu sur un plateau d’argent. C’était un télégramme du chanteur Giocosa, qui s’excusait ainsi à la dernière heure.

Mme Lagagne passa son mécontentement sur le baryton. En termes mesurés, elle flétrit l’inconvenance du procédé. On l’approuva d’une voix. Et même le romancier Rouergue, qui lui avait servi le même plat deux fois au mois de mai, se montra sans miséricorde : « Avec ces gens-là on pouvait s’attendre à tout ! » Au fond, Mme Lagagne était ravie. L’ordonnance de son couvert ne serait point troublée : le général, pour une fois, se contenterait du troisième rang, à sa droite ! Elle se pencha vers lui pour nommer la dame à qui il devait donner le bras, mais l’homme de guerre sommeillait.

Des femmes entrèrent, en robes claires, roses, lilas, verdâtres, couleur des eaux, couleur des nuages, et, de toutes, les épaules et la gorge semblaient jaillir d’une gaine de terme, comme celles des nymphes et des flores de pierre qui se dressent au tournant des allées, dans les vieux parcs. Des hommes les suivaient, chauves et décorés, pour la plupart, et beaucoup portaient sur leur nez des lunettes d’or. M. Gauguet parut, craignant ce que le gilet blanc a de frivole, mais sacrifiant à l’élégance, il avait orné sa livrée noire d’un petit piquet d’œillets blancs.

— Ah ! cher ami, cria Madame Lagagne. Mais vous êtes vraiment trop modeste de cacher ainsi sous des fleurs cette décoration récente, que vous avez gagnée au péril de votre vie ! Voyez, chère Madame Stevenson, ce jeune homme est tout simplement un héros qui a traversé les déserts de l’Éthiopie.

M. Gauguet s’inclina, plus vexé que charmé. Le compliment péchait par excès. Promu, le 14 juillet dernier, officier d’Académie il méprisait ces palmes et séchait d’envie en voyant le ruban rouge de Bonnereau. Quant à son voyage d’Afrique, il aimait autant n’en plus entendre parler, et pour cause. Le protégé de M. Mirifisc avait tout juste rapporté, d’un séjour de quelques semaines à Obock, trois insectes, un poisson dans l’eau-de-vie et une douzaine de coquilles roulées, ramassées au bord de la mer.

Gauguet, s’arrachant aux effusions de Mme Lagagne, promena un coup d’œil circulaire dans le salon. Il affecta de ne voir ni Bonnereau ni Chéroy, salua trois membres de l’Institut et deux vieilles dames, puis se rapprocha de la porte. L’on arrivait toujours, les propos s’échangeaient, vagues et pourtant précis, pour qui sait comprendre entre les mots, dans cette intimité apparente où se préparent les marchandages, le tout sur un ton indifférent et détaché : « On a vu le Ministre. – Ce ne sera que pour la rentrée. – L’affaire est suivie. » Ou bien c’étaient des phrases vives, des rires perlés, des exclamations admiratives. Et l’air sérieux des diseurs de riens contrastait avec la mine frivole de ceux dont le cœur palpitait d’angoisse ou d’espoir, en interrogeant ou en répondant : « Ruiné, fini !… – Vous savez la nouvelle ? – C’était dans l’ordre ! » – D’autres causaient en bâillant, regardant la pendule, attendant simplement le dîner, se souriant, comme entre gens habitués à se rencontrer tous les soirs que Dieu fait, dans une de ces trente maisons où se traînent l’oisiveté, l’incapacité de se suffire à soi-même, la crainte de la solitude, où l’individu en vient à s’interroger lui-même et ne sait quoi se répondre.

Tous allaient, venaient, glissant, se cherchant, s’évitant, saluant, voltant, avec une mine uniformément discrète. Certains se retiraient dans les angles, où ils s’entretenaient avec des coups d’œil soupçonneux ; surveillant les entours, craignant peut-être d’être épiés, ils confabulaient avec des allures de complices. La plupart, après un serrement de mains furtif, semblaient se fuir avec un empressement égal. Beaucoup affectaient de se tenir isolés, assis dans un coin. Ou bien, massés par petits groupes, ils s’observaient les uns et les autres, comme sur une promenade publique. Au hasard des présentations s’élevaient de petits cris d’admiration, des protestations de dévouement, des promesses, des offres de service. Le baron Perrin, dans la même embrasure de fenêtre, assura la même place à trois jeunes gens, que lui recommanda, successivement, la même dame.

Maintenant, à chaque nouveau venu, se posait l’invariable question : « Le ministère est-il tombé ? » Les mieux informés, ou se donnant comme tels, annonçaient que la séance de la Chambre durait encore, que l’on dînerait en retard, par conséquent, à cause de Maintoulat. « Son interpellation sur les missions du Congo doit les renverser ! – Êtes-vous sûr qu’il ait parlé ? – À sept heures, on ne savait pas encore s’il prendrait la parole. – Lamour m’avait pourtant dit… – Lamour n’en sait pas plus long que nous… – Ah ! par exemple ! Le roi des reporters ! » – Et les éventails s’agitaient doucement, les têtes se rapprochaient.

Debout, près de la porte, Mme Lagagne attendait son grand homme. Mais Maintoulat, aux prises avec le ministère Petit-Dumouton, ne se pressait point. Le général comte Heustaze proposa qu’on dînât sans lui. Sa voix ne fut même pas écoutée.

Georges Chéroy, plus isolé que Robinson dans son île, demeurait planté le long d’une fenêtre, sans oser ni remuer ni s’appuyer contre le rideau de lampas cramoisi, dont les plis raides, inhospitaliers et méprisants, en avaient découragé de plus hardis que l’assistant de l’Institut zoologique.

Bonnereau, ayant fait, comme il disait, « son tour de dames », salué amis et ennemis à la ronde, inquiété Gauguet par un sourire affectueux et une poignée de mains cordiale, rejoignit son protégé, dont il plaignait intérieurement la détresse.

— Vous voyez là, en petit, le théâtre de la vie. Que ce microcosme vous soit, suivant l’expression de nos pédagogues, une leçon de choses !… Mais on peut observer sans pleurer. Le rire est plus terrible que les larmes. J’ai souvent observé les tigres, ils ont parfois l’air de rire… jamais je ne les ai vus pleurer… Examinez le jeune Gauguet, là-bas… devant vous !… Je ne connais pas la proie qu’il guette ; sa mine est celle d’un chacal… Voyons ! Soyez raisonnable. N’ayez pas l’air, s’il vous plaît, de porter un mort en terre ! Ici on ne bâille qu’en sortant !… Regardez cette grande rousse, là-bas, près de Lheureux. Du diable si je sais d’où elle sort !… Elle a une prise de cou magnifique… Je n’ai guère vu qu’en Mingrélie…

Mais Georges Chéroy ne suivit pas Bonnereau dans ses considérations esthétiques, tant il est vrai que les amoureux fervents attachent peu de prix à la beauté chez le commun des femmes, c’est-à-dire toutes celles qui ne sont point l’aimée. Celle-là seule les attire et les fixe. Chéroy soupirait après la venue de Mme Lucie Keller, qui ne paraissait pas. Le caractère réservé et craintif du jeune savant n’avait, d’ailleurs, rien « d’artiste », comme on dit. Ennemi de l’ironie et de la légèreté, sentimental dans le tréfonds, quelle que fût sa prétention de dédaigner les chimères, il se scandalisait sincèrement de la liberté dans le discours. L’absence extérieure de délicatesse dont se couvrait Bonnereau, lui était en tout haïssable. Georges Chéroy n’était ni assez rompu par l’expérience ni assez clairvoyant d’instinct, pour entendre ce que ces airs de bravoure avaient d’emprunté. Appliquant aux sentiments humains les méthodes abstraites et arbitraires de la science, il se payait trop au comptant. Comme la plupart des hommes neufs, pour ne point dire naïfs, – car ce mot dans le français moderne a perdu son ancien sens – il prenait tout au sérieux. Aussi Georges Chéroy se mettait-il, et de nature et de réflexion, en garde contre le milieu nouveau, où tout lui apparaissait insidieux et hostile, lorsqu’il ne s’agissait que d’indifférence et d’intérêts autres. N’eût été l’espoir tenace qui le poussait vers Mme Keller, espoir d’ailleurs où ne se rattachait rien de fini, il se serait peut-être enfui, prétextant une indisposition subite. Tout, dans ce salon, lui était occasion de souffrance, depuis la coupe de son habit qu’il jugeait obscurément incorrecte, jusqu’à l’attitude grave et protectrice de Gauguet et ce qu’il prenait pour élégant dans le normalien. En tout, celui-là, ce soir, excitait et exaspérait son envie.

Quand la belle Mme Stevenson l’enroula dans les plis de sa traîne, tandis qu’elle plongeait mollement devant la princesse Rapolnick, au mouvement d’une révérence de cour, Chéroy eut la sensation du nageur novice qui perd pied. Il rougit – plus encore que son ennemi Gauguet ne l’avait fait lors de la fatale conférence – cependant que Bonnereau le présentait, sans crier gare, à la magnifique Américaine. Georges ne vit pas la main mignonne qui se tendait vers lui. Il fallut que Bonnereau, avec ce sang-froid comique qui lui valait tant d’inimitiés, saisît cette main, non sans la baiser dévotement, et la mît dans celle du distrait zoologiste. Mme Mary Stevenson, fière de ce qu’elle prit pour un timide aveu d’admiration, dit alors en riant :

— Oh ! J’aimais beaucoup les savants !… les jeunes savants !

Elle se reprit, et regardant Bonnereau de ses grands yeux clairs :

— Et vous aussi, monsieur Bonnereau.

— L’aumône, pour tardive, ne laisse pas que de me toucher, Madame. À mon âge, les hommes doivent commencer d’apprendre à vivre sur la charité.

— Bonnereau, vous êtes un grand connaisseur en bêtes ; mais, pour une fois, vous leur prêtez trop d’esprit !

Elle le souffleta légèrement de son éventail, et inclina vers la princesse, qui souriait doucement, les épaules que tout Paris ne se lassait pas d’admirer :

— Il est insupportable et ne fait rien comme les autres.

La princesse acquiesça du menton. Puis elle reprocha à Bonnereau de la négliger. « Son salon n’était vivant que quand il y daignait paraître… »

Médéric se confondit en protestations. Mais Mme Stevenson, passant la main sous son bras, l’entraîna.

— Venez avec moi, mon pauvre. Je veux vous avoir à moi, un instant, avant de m’ennuyer au dîner.

Et, du bout de son éventail, furtivement, l’Américaine désigna ses voisins probables, l’économiste baron Perrin et le général comte Heustaze.

— Au Muséum, fit Bonnereau, quand les botanistes tiennent une belle fleur rare, ils la placent aussitôt entre deux feuilles de vieux papier. Et cela dans son intérêt, madame, car…

Ils s’éloignaient, laissant Georges Chéroy livré à ses réflexions. De l’admirable, fière et libre créature, dont la taille était plus souple que celle de ces nymphes de la Seine sculptées par le vieux Jean Goujon, dont le regard lourd, languissant et hardi troublait les plus sûrs d’eux-mêmes, il n’avait rien vu. Il ne lui restait qu’un sentiment confus de colère contre lui-même, que la certitude de sa maladresse et de son impuissance à parler en homme. Quand l’autre paraîtrait, l’autre, la vraie, à qui il devait offrir son bras, ce serait la même comédie. Et il serait pareillement ridicule… Ridicule ! Le mot menaçant résonnait à ses oreilles, comme si tous ces indifférents qui l’entouraient le chuchotassent en le narguant. Ridicule ! Elle le trouverait ridicule !… Et, égal à tous les timides, il cherchait une figure amie, afin de ne pas être seul quand viendrait le choc.

Mais Bonnereau avait disparu dans le second salon avec Mme Stevenson. De celle-là il entendait le rire éclatant, dévalant comme une cascade de perles. Sans doute Médéric la tenait-il sous le charme de quelqu’une de ces histoires de négriers ou de pirates qui intéressaient les femmes comme la lecture d’un mauvais livre. Et Chéroy, en tant que figure amie, ne trouva que Gauguet occupé à courtiser la grande dame rousse. Assis près d’elle sur un canapé très bas, Gauguet lui parlait d’un air confit, et Mme Heudelaux l’écoutait, bâillant avec réserve derrière son éventail, ainsi qu’il convient à la belle-sœur d’un ministre.

Ainsi Georges Chéroy faisait-t-il « sa première veillée d’armes dans le vestibule du temple de l’amour ». L’expression est de Médéric Bonnereau qui avait confessé suffisamment Chéroy, pendant le trajet de la rue Cassini à la rue de Tilsitt, pour être édifié sur le cas, malgré la discrétion du jeune homme.

C’est que l’amour, dans cette nature quasi vierge, avait été vite en besogne. Georges avait vu Mme Keller une seule fois, en traversant une galerie de l’Institut zoologique où, en compagnie d’une autre dame, et sous le patronage de Gauguet, elle s’intéressait à la collection des paradisiers. Gauguet avait présenté Chéroy dont il avait besoin pour se faire valoir. Tout cela revenait maintenant à l’esprit du jeune homme : Gauguet avait besoin de la clef d’une vitrine pour que les dames, devant qui il faisait la roue, pussent voir de plus près, toucher même quelques-unes des créatures de lumière que les anciens ont dépeintes comme nichant dans les rayons du soleil. Et lui, Chéroy, avait seul, pour l’instant, cette clef sur lui. Ainsi, par ce hasard, on avait fait connaissance.

Par pure bienveillance d’abord pour Gauguet dont il connaissait la superbe ignorance, Chéroy avait donné aux dames des renseignements succincts sur les oiseaux de paradis. Il en savait les mœurs par le fameux Saint-Pol, le vieil ami de Bonnereau, qui avait rapporté de la Nouvelle-Guinée la plus grande partie des paradisiers du Musée. Gauguet approuvait avec une bienveillance protectrice, mettait la question au point : « Cet oiseau est, croit-on, le phénix de l’antiquité. » La plus vieille des deux dames bâillait. Mais la plus jeune écoutait, et son attention semblait sincère. De temps à autre, elle interrompait, posant une question, gentiment : « Vous devez me trouver bien sotte, mais je voudrais savoir pourquoi les femelles sont si laides, si ternes, quand les mâles sont si brillants. » Gauguet, galamment, s’était écrié : « Nous avons sous les yeux, en ce qui touche l’humanité, le plus charmant exemple de la vérité contraire ! » Mais elle l’avait remisé d’un mot : « Taisez-vous ! Vous êtes assommant, laissez parler votre ami !… Voyez ces femelles toutes grises ou rousses, semblables à des perdrix, tandis que les mâles sont vêtus de velours, colletés d’émeraude comme cet amour, là-bas, avec ses faucilles vertes à la queue, et ces autres, flanqués de panaches bleus, orangés, couleur de feu ! »

Et Chéroy, quoique déjà troublé, avait répondu vivement : « Votre expression, madame, est des plus justes : les Papous du Havre de Dorey appellent ce paradisier Mam Bé For, c’est-à-dire : oiseau de feu. » Alors la charmante jeune femme avait battu des mains : « C’est délicieux ! Oiseau de feu ! »

Puis elle avait voulu voir une autre vitrine. Celle-là contenait les martins-pêcheurs à raquettes, ceux dont la livrée semble faite d’émaux d’outre-mer, de lapis et d’aigue-marine. Le bleu céleste des ailes ombrées de noir tranchait sur le blanc laiteux de leur ventre. Et Mme Keller admirait, lisant les étiquettes : « Les merveilleuses bêtes ! Et elles portent de si jolis noms : Galatée, Sylvie, Doris ! Monsieur, dites-nous si celles-là vivent aussi dans la Nouvelle-Guinée. – Oui, madame, et les Papous les nomment Mam Souss Koubour, l’oiseau de lait qui s’enfuit ! – Oh ! Divin ! Et comment, monsieur, vous savez aussi parler la langue des sauvages ! » – Et s’adressant à Gauguet qui souriait toujours, approuvant d’un air penché : « De ceux-là aussi les femelles sont moins belles. Et que nous racontiez-vous, tout à l’heure, avec vos grands mots tels que : le mâle est un accessoire dans la nature ? Voyez, le beau menteur. »

Gauguet, ainsi pris à partie, avait ployé sous l’orage, essayé de s’expliquer, rejeté la responsabilité sur le célèbre professeur M. Mirifisc dont il adoptait servilement les conclusions les plus osées. Imbu des doctrines féministes, partisan de toutes les nouveautés qui lui apparaissaient grosses d’avenir, il avait entamé une conférence philosophique. Défendant la prédominance du principe femelle, il pataugeait dans la sélection, le mimétisme, le polymorphisme, citait Darwin, Lamarck et particulièrement Mirifisc. Mais Mme Keller l’avait fait taire : elle n’avait d’oreilles que pour Chéroy. Encore un peu, et la nuit la surprenait en extase devant les colibris, les couroucous et le tangara septicolore.

On s’était quitté non sans promesses de se revoir. « Nous reviendrons, avait-elle dit. Je veux que nous voyions tout : les polypiers, les poissons, les papillons et les insectes ! » Et Mme Keller regrettait le temps où sa mère Ève se mêlait familièrement au commun des êtres, dans le Paradis terrestre.

En somme, dans cette rencontre, Chéroy avait remporté sur M. Gauguet un indéniable avantage. Et pourtant, de cette heure, il avait détesté franchement le normalien qu’il se contentait de dédaigner auparavant sans arrière-pensée aucune. Pourquoi cette haine ? Si Mme Keller avait produit une forte impression sur lui, Gauguet n’avait rien à y voir. Mais Chéroy, obscurément, avant même d’être épris, songeait à une rivalité possible. Avant que d’aimer, il était déjà jaloux. Il aimait : c’était là le fait brutal. Tout d’abord il n’avait pas cherché à se rendre compte, ou bien, peut-être, il s’était payé de mauvaises raisons. Peu au courant des femmes, ignorant même tout d’elles, nullement connaisseur, il n’était en rien dupe de la beauté de la forme. En tant que naturaliste de la jeune école, il méprisait ce qu’on appelle, en langage de métier : « la valeur d’aspect ». Son inaptitude à apprécier ces qualités extérieures, qui sont comme les habits de la vie, avait toujours été pour Georges Chéroy la meilleure sauvegarde contre les écarts. Suivant l’expression vulgaire : « Il n’avait jamais fait la noce. »

Mme Stevenson, la grande Américaine, qui repassait alors devant lui au bras de Bonnereau, avec sa robe gris de perle la moulant mieux qu’une tunique de lin mouillée, avec sa chevelure fauve tordue sur sa nuque ambrée où frisaient de petites boucles qui accrochaient la lumière, avec son allure de grande tigresse souple et puissante, Mme Stevenson était peut-être plus belle que Mme Lucie Keller. De cela Chéroy n’en pouvait être juge.

Aucun souvenir ne venait l’aider pour une comparaison. Sa jeunesse studieuse et pauvre s’écoulait loin des rivages où les sirènes peignent leurs cheveux trempés par l’écume des flots qui battent les écueils où se perdent les mélomanes égarés. Ces plaisanteries romantiques dont abondaient Saint-Pol et Bonnereau quand ils lui racontaient leurs légendaires bordées de Hong-Kong et de Singapour, ne touchaient point Georges Chéroy. Il était vertueux par réserve, et celle-ci lui tenait lieu de morale. Car il ne croyait à rien qu’à la science.

De celle-là découle toute explication. Source de tout bien, elle soutient l’homme ici-bas, et le rassure en niant positivement le futur. La vertu est une de ses formes, et c’est la plus raisonnable.

La peur des rives fangeuses où l’on se salit sans se noyer avait préservé le jeune savant, enclin à garder une netteté naturelle, de ces expériences médiocres, à résultats sûrement prévus, d’où les délicats rapportent les nausées tenaces dont on ne se débarrasse plus. Ce qu’on appelle communément le plaisir n’attirait Chéroy vers aucune femme. Il ne pensait pas qu’une pareille pauvreté pût intervenir, voire pour des traces, – ainsi que disent les chimistes, – dans ce qu’il éprouvait pour Mme Keller. Son esprit ne se laissait pas plus mener que son être vers le dévergondage. Car, sur le terrain de la raison, M. Georges Chéroy, docteur ès sciences, ne doutait jamais de lui. Il eût prouvé à Caïn que sa misanthropie provenait d’une apparence de gêne morale dont le fils aîné d’Adam était la simple dupe, et à Don Juan qu’il se trompait du tout au tout sur la tyrannie de l’esprit amoureux qui est une illusion des sens, et il eût conseillé à ce bouc émissaire de la séduction de porter ailleurs les capacités de son être.

Comme pour le grand nombre des timides et des incertains, les résolutions de Georges Chéroy étaient sans retour, ses propos fermes, ses arrêts absolus, en tant qu’émanés du tribunal de la raison. Mais, à cette heure, son esprit – ou son principe vital, c’est affaire de mots, – entreprenait, sans son congé, une excursion dans une contrée nouvelle. Il y trouvait la souffrance pour première compagne. Pourquoi ne reculait-il pas ?

Sur cela Georges Chéroy n’aurait répondu à personne et pour cause. Jamais il n’avait tenu un propos qui ne fût expurgé par la raison. Ce qu’il éprouvait pour Mme Keller, ou pour aller au vrai, ce que celle-ci lui faisait éprouver, était douloureux et très doux. Ainsi en va-t-il de cette torpeur sensuelle qui précède et annonce la maladie du sommeil. Cela s’appelait-il aimer ?… C’était probable. Il aimait Mme Keller, ou il allait l’aimer, comme on attrape une maladie, voilà tout. Mais cela se raisonne… scientifiquement… comme le reste. L’examen scientifique, en dernière analyse… Il devait examiner… regarder…

Il regarda vers la porte et vit Lucie qui entrait ; les plis des portières rouges, massés derrière elle, lui formaient comme un grand manteau, et elle semblait grande et blanche, extraordinairement. Devant les yeux de Georges un brouillard se leva où se fondirent les images de la jeune femme dressée, des soieries qui l’encadraient, des gens qui l’entouraient. Au mépris de l’ordonnance officielle des rideaux, il s’appuya contre le cadre de la fenêtre ; le salon tourna un instant devant lui.

Merveilleusement drapée dans une robe du style premier empire, en voile ivoire, avec deux retombées plissées descendant des deux faces du corsage, Mme Lucie Keller s’avançait, pareille à une statue antique à qui un Dieu amoureux eût donné le mouvement. L’absence de bijoux ajoutait à l’exquise simplicité de sa mise. Ses bras nus étaient seulement cerclés chacun d’un anneau d’or au-dessus de la saignée. Un haut peigne d’écaille blonde retenait ses cheveux châtains groupés en trois masses, l’une ombrageant le front comme l’avance d’un casque dont les deux autres simulaient les ailes. Aussi M. Lheureux, qui se piquait d’honorer les arts, donna-t-il une note personnelle dans le concert de murmures flatteurs qui accueillit Mme Keller à son entrée.

— Voici, dit-il à mi-voix, Pallas Athéné qui descend parmi nous sous les traits d’une mortelle.

Bonnereau, sommé par Mme Stevenson de donner son avis sur la nouvelle venue, – « en parlant sérieusement, pour une fois, si ce n’était pas exiger l’impossible » – s’exécuta en ces termes :

— C’est une beauté qui s’entend à soigner ses entrées. Je l’ai vue une fois chez le peintre Lesly Forster… vous savez, avenue de Villiers, où Saint-Pol est arrivé en cavalier mogol, sur un cheval houssé de mailles dorées. Je l’ai vue, vous dis-je, envahir la salle dans un palanquin porté par dix négresses. Elle figurait la Reine de Saba. N’oubliez pas que le banquier Hœfling était aussi à ce bal… sous les espèces du roi Salomon…

— Ne vous moquez pas ! Pourquoi en reine de Saba ?

— Elle venait proposer des énigmes… Ce soir je suppose qu’elle nourrit quelque projet sur un amateur d’art antique…

Bonnereau, vous ne savez que vous moquer. Aussi ne réussirez-vous jamais auprès des femmes… Écoutez. Je reconnais d’ici la voix de Maintoulat…

— « J’entends Théodecte de l’antichambre ; il grossit sa voix à mesure qu’il s’approche… »

Et Bonnereau, sans faire aucune attention au grand homme, continua de réciter le morceau des Caractères de La Bruyère à Mme Stevenson charmée : « Que vous êtes ennuyeux, Bonnereau, avec vos plaisanteries continuelles !… Ne pourriez-vous brouiller les couverts pour que je me trouve à côté de vous ? »

Mais pour audacieux et riche en combinaisons subtiles que se montrât Médéric Bonnereau à l’ordinaire, jamais son courage n’eût été jusqu’à changer quelque chose dans le cérémonial de la table chez la pointilleuse Émilie. Il répondit donc à Mme Stevenson que son voisinage était de ceux dont s’honorent les grands de la terre. Pour lui, simple comparse, en tout indigne de jouer les premiers rôles sur le théâtre du monde, invité chez Mme Lagagne il ne savait trop pourquoi, il avait sa place marquée parmi les têtes sans importance.

Mme Stevenson prit acte de ses paroles pour blâmer le caractère léger des Français. Leur amour excessif des choses établies prouvait la médiocrité de leur esprit, à la fois arrogant et timide, traditionnel dans les choses mauvaises, mais toujours prêt à bouleverser les raisonnables :

— Pourquoi, dans tous les dîners où j’assiste, les gens de talent sont-ils toujours au bas bout de la table, et les imbéciles au centre ?

— Vous les trouvez imbéciles parce que leurs propos n’ont pas l’heur de vous distraire. Si vous étiez assise à ces bouts de table, vous ne trouveriez pas à rire davantage. Napoléon a dit, madame, que les hommes sont comme les chiffres, n’ayant de valeur que suivant le rang qu’ils occupent. C’est là, vous me permettrez de l’avancer, une vérité de caserne, bonne pour les gendarmes, les douaniers, et aussi pour les percepteurs et les préfets. Je crois, au contraire, que les hommes célèbres n’usurpent que rarement la position qu’ils tiennent. Ce qui nous frappe souvent en eux de médiocre n’est qu’un accident ; ainsi d’un bon tableau dont on remarque tout d’abord quelque vulgaire imperfection tel qu’un défaut de la toile… Mais je ne veux ni vous prêcher plus longtemps ni priver Monsieur Schmidt du plaisir de vous assiéger. Ce grand homme d’occasion, qui s’éleva jadis brillamment aux yeux du monde étonné telle une chandelle romaine qui luit dans les airs, en est retombé comme une carcasse vide et lugubrement éteinte. La tristesse où vous l’avez mis en dédaignant ses soins est, s’il faut en croire la rumeur publique, la cause principale de cette chute. Voyez-le, il sèche là-bas, dans ce coin, loin de vous, ainsi qu’un ver de terre dans l’allée sablée de quelque jardin.

En effet, M. Schmidt, de Genève, professeur de science sociale, ressemblait à un lombric, tant sa personne longue, cylindrique et grêle, contournée en S, semblait manquer de charpente osseuse. La petite tête ronde qui surmontait ce corps, avantagé dans la seule dimension de hauteur, mais disgracié pour les autres, ne paraissait guère plus volumineuse qu’une pomme, et sa face ridée en tous sens exagérait la ressemblance. Dans cette face imberbe, parcheminée, les yeux luisaient, fulguraient à la faveur des verres biconcaves de minces lunettes d’or. On eût cru voir deux lampyres qui se seraient logés, de fortune, dans les orbites d’une momie. Et ces yeux ne s’arrêtant point de rouler, non plus que les traits de se tendre et de se détendre au caprice de tics variés, M. Schmidt fournissait une vivante image du mouvement perpétuel. Accoudé à la cheminée où il prenait son point d’appui, M. Schmidt paraissait serpenter sur place et s’élever progressivement vers les corniches dorées du plafond.

Bonnereau s’enfuyait, décochant à MmeStevenson qui le menaçait, impuissante, de son éventail, une plaisanterie dernière :

— Heureux, trois fois heureux ce reptile d’appartement qui, en cas de danger, ou en quête d’aventures, peut aisément cheminer dans un tuyau de gouttière !

Et, quoi que fit Mme Stevenson pour le rappeler, il s’esquiva, se perdit dans les groupes.

M. Schmidt, homme jeune encore, nourrissait contre Bonnereau une antipathie mêlée de dédain. Cet homme mûr que ne relevait aucune fonction ne lui inspirait que méfiance. Aussi vit-il s’éloigner Médéric avec une satisfaction qui se traduisit par deux secousses désordonnées de sa face. À la manière d’un chat qui peut s’approprier un os qu’a abandonné un chien redoutable, il s’avança vers la belle Américaine et la salua jusqu’à terre bien avant que de s’en être approché. « Le voici, pensa-t-elle à cette vue, qui va se changer en cerceau et rouler ainsi à mes pieds. Quand on a causé quelques minutes avec ce Bonnereau, on ne peut plus songer qu’à des objets ridicules ! »

Mais elle accueillit le Genevois avec cette bonne grâce mondaine où les simples croient trouver une faveur à eux particulièrement accordée. Mme Stevenson attendait quelque nouvelle sensationnelle de son obscur amoureux. Ce protégé de Maintoulat vivait dans le sillage de son patron, imitant en cela ces poissons qui convoyent les requins en tous parages, dans l’espoir de profiter de leurs restes. Entré derrière lui dans le salon, il en sortirait de même pour mettre le grand homme en voiture et l’accompagner si son humeur était bonne. Grâce à Maintoulat, M. Schmidt avait été intronisé professeur en Sorbonne pour y enseigner la science politique et sociale. Le programme essentiellement lâche de cet enseignement qui confinait à tous les genres sans se rattacher à aucun, permit à M. Schmidt de parler sur peu de choses avec une gravité confessionnelle toujours prudente et voilée. Le gouvernement en apprécia le côté représentatif. M. Schmidt fut bientôt avisé du bien que lui voulaient les Loges. Alors, il déclara la guerre à Dieu le Père, au Fils et au Saint-Esprit, et essaya de les démoder par des arguments scientifiques tout à la fois arrogants, badins et captieux : « À l’homme moderne de goûter ces fruits de l’arbre de la science dont un dragon ou un chérubin armé du tchokra flamboyant n’est plus capable de le tenir éloigné ! » Bannissant de son discours « tout mot dénué de sens précis », n’employant jamais celui de Ciel « parce qu’il ne répondait à rien de prouvé », non plus que celui de Créateur « en tant que définition exacte – et n’est exact que ce que la science démontre méthodiquement », M. Schmidt ne tarda pas à s’attirer les louanges bruyantes des Purs, et quelques mauvais compliments plus discrets de la part des gens bien pensants. On commença à parler de lui dans le monde. Son ouvrage « LE DIEU PEUPLE », brutalement soutenu par la presse jacobine, lui ouvrit, suivant l’expression de Maintoulat, qui le présenta au public dans la Charrue sociale : « les portes de la célébrité ».

Dès lors, se sentant soutenu, M. Schmidt s’était montré ingénument ce qu’il était, c’est-à-dire le serviteur aveugle et empressé de l’opinion du jour. Il en dirigeait le courant comme ces épaves qui descendent, tournoyant au gré de l’eau, le cours rapide ou lent des fleuves. Ce fut sur lui une pluie de faveurs. On vit des directeurs de journaux assiéger sa porte, des éditeurs l’inviter à des « dîners de garçon » où des hommes graves et mariés se laissaient injurier par des pierreuses avec une condescendance auguste. La ville de Paris, facile à toutes les gloires sonores, fonda une chaire à son particulier usage, chaire dont on lui laissa le soin de choisir le titre. Ce fut la chaire de Sociologie démocratique. Et le collège des sciences mutuelles lui confiait bientôt la chaire de la Communauté à travers les Âges, sans préjudice du cours payé qu’il y faisait déjà sur la Morale fiscale et les Erreurs de l’Humanité à travers l’Espace et le Temps. Et M. Schmidt se consacrait encore à des conférences du soir, pour adultes, où l’éloge de Maintoulat « instaurateur de l’humanité nouvelle » alternait avec la « dispersion prochaine du capital ». Les phrases lourdes et dolosives de l’universitaire genevois s’envolaient jusque dans l’arrière-boutique des marchands de vin où les courtiers électoraux de Maintoulat enrégimentaient l’enthousiasme.

Ainsi, M. Schmidt, grandissant chaque jour en importance, s’avançait à la conquête de la France. Et il avait appelé à Paris sa petite famille. Mme Schmidt, parée des grâces de l’épouse qui file la laine, ne quittait point sa maison. Et, tandis que M. Schmidt brillait dans le monde, elle taillait et assemblait, cousait pour lui ces habits de drap rude comme la bure et dont les cols remontaient bien plus haut que l’occiput du professeur. La majesté de celui-ci s’en augmentait, et quand M. Schmidt, sortant de son appartement de la rue du Val-de-Grâce, prenait la rue Saint-Jacques, il entendait des voix sur son passage :

« C’est un Monsieur de grande valeur, un savant, un professeur, et il sera bientôt député. »

Tel était l’homme dont Mme Stevenson attendait qu’il lui confiât les secrets du jour. Elle ne put rien tirer de M. Schmidt quoiqu’il fût son poursuivant officiel depuis le commencement de la saison. Fatigué peut-être de ce rôle d’éternel patito, M. Schmidt ne desserra guère les dents, et encore seulement pour raconter à la Circé d’outre-mer des choses platement banales. Il eut aussi quelques mots amers et hautains : et tout, dans son attitude et son langage, dénotait une superbe à quoi Mme Mary Stevenson n’était pas accoutumée.

À table, elle eut le mot du mystère. Le général Heustaze, son voisin de droite, le lui glissa à l’oreille : « La farce est jouée, le ministère est par terre. Maintoulat aura l’Instruction publique et la direction du Conseil. L’horizon est rouge. Et ce singe de Schmidt est le chef de cabinet désigné. On va recommencer à taper sur les militaires et les curés. »

Puis il se recommanda à Mme Stevenson pour un sien neveu qui moisissait professeur de cinquième à Pont-Audemer quand il aurait dû l’être de rhétorique à Paris : « Mais avec un pareil régime le monde marche sur la tête ! »

Le général ajouta avec une imprudente simplicité :

« Moi, vous comprenez, avec mes idées – et je suis sûr qu’elles sont aussi un peu les vôtres – je ne puis rien demander… Vous, Madame, ce n’est pas la même chose ! Vous allez, j’espère, mener tambour battant ce nigaud de Schmidt, et le tondre sans le faire crier. On se doit à ses amis. »

Mme Stevenson s’engagea tout aussitôt à faire les démarches utiles, ce qui agaça tellement Mlle Rose Père, fille aînée du directeur de l’Institut zoologique, que cette demoiselle majeure ne put se tenir d’envoyer une allusion blessante pour le vieux soldat. Elle dit donc à M. Oscar Eschlotz, célèbre aéronaute danois qui devait, depuis trente ans, s’élever au-dessus des pôles : « C’est comme Louis XIV que sa grandeur attachait au rivage. » Mlle Rose ne se crut pas tenue d’ajouter qu’elle nourrissait une vivace rancune contre le général qui l’avait empêchée dans une entreprise matrimoniale dirigée, jadis, contre le lieutenant Heustaze, aujourd’hui capitaine diplômé.

M. Eschlotz ne comprit point. Mais, souriant gracieusement, il entama l’éloge de Louis XIV. « En tout, il s’était montré grand Roi, il avait fondé l’Académie des sciences, bâti l’Observatoire, appelé en France l’astronome Cassini… »

Ce panégyrique déplut à M. Didion, maître de conférences aux Hautes-Études : « Louis XIV, en révoquant l’Édit de Nantes, avait porté un défi à l’humanité. » Il fut approuvé par Mme Langlois, la jeune femme aux bandeaux boticelliens, qui, dans les revues d’avant-garde, publiait des « Opinions » sous la signature de René Liseron. Cependant, M. Eschlotz, sans entendre, continuait de s’exprimer avec lenteur :

— « La France était le plus hospitalier des pays. L’Académie des sciences avait tenu, deux jours auparavant, une séance extraordinaire en son honneur. »

Aux côtés de Mme Keller, Bonnereau s’élevait contre « cette manie de réunir les gens à dîner en plein mois de juillet, par une de ces températures dont le golfe Persique lui-même redouterait la concurrence ».

— Et vous vous y connaissez, répondit Lucie. Mais, que voulez-vous ? Tant qu’il y aura un homme célèbre à Paris, notre Émilie ne lâchera pas la place. Pour moi, je ne regrette rien, puisque j’ai le plaisir de me rencontrer avec vous !…

Bonnereau salua, pris par une subite défiance : « Toi, ma fille, tu as quelque chose à me demander. »

— Oui, reprit Lucie, votre madame Stevenson n’est point la seule, sachez-le, à aimer les gens d’esprit… Ne faites point le modeste !… À propos…

— « Nous y voilà, » pensa Bonnereau qui regarda Mme Keller avec l’expression la plus candide.

— … On me dit qu’un congrès des principales sociétés savantes doit se réunir, à Varsovie, le mois prochain. Vous vous y rendrez sans doute ?

Bonnereau, qui détestait les congrès au moins autant que la réclame des journaux, s’empressa de déclarer qu’il s’y rendrait sans faute. Il répondit cela à tout hasard « pour voir venir ».

Ce qu’il vit, tout en feignant de s’absorber sur un pain de homard qu’Auguste lui présentait avec componction, ce fut la belle jeune femme échanger avec Gauguet, assis à quatre places au-dessus d’elle, un regard furtif. Le regard était de ceux auxquels les hommes d’expérience ne se trompent point :

« Je m’en doutais, se dit-il. Ce qu’on racontait hier, que Gauguet est protégé par une femme du monde, se trouve ici vérifié. Et le malheureux Chéroy palpite dans son coin, pareil à ces malheureux insectes qui, déjà aux trois quarts rôtis par la chaleur d’une lampe, s’obstinent à se traîner vers le foyer où ils seront consumés ! Ainsi va le monde. »

Mme Keller félicita M. Bonnereau sur son intention de se rendre à Varsovie :

— Pour vous, c’est une excursion, un petit déplacement, comme pour nous le Pecq ou Chatou !… Que vous êtes heureux, cher monsieur, d’avoir ainsi parcouru le monde, tout vu… tout retenu ! Que d’impressions, de souvenirs !

Puis, brusquement, elle s’enquit de Chéroy, comme si elle l’eût rencontré pour la première fois : « Qui était-il ?… Comment se trouvait-il là ? »

— Un grand savant ! et si jeune ! Mais c’est merveilleux !… Vraiment ?… Quel admirable sujet que celui de l’origine des chiens !

Mme Keller ne voulait rien ignorer de cette question. Elle aimait l’histoire naturelle ; même un de ses oncles, quand elle était petite, lui avait composé une collection de coquillages. Et, par-dessus tout, elle raffolait des voyages.

— Vous me raconterez les vôtres, l’hiver prochain. Je reçois le mercredi, après cinq heures.

Mme Keller en revint à Chéroy :

— Comme il a l’air timide !

— Cela ne lui passera guère, madame, répondit Bonnereau, si j’en crois certains signes.

À ce moment, l’inattention de Mme Keller devint flagrante. M. Gauguet venait d’avoir un mot si heureux qu’à en croire Mme Latran de Saint-Gié, sa plus proche voisine, on n’avait rien trouvé de si beau depuis le dernier siècle : « Fontenelle était dépassé ! »

— L’amour, continua Médéric, donne peu de hardiesse aux gens de valeur, mais il confère souvent de l’esprit à de grands sots.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien que vous ne sachiez, sans doute, répondit Bonnereau, comme s’il parlait au mur, tant il affectait de ne point regarder Lucie Keller.

Elle leva les sourcils avec une expression de dédaigneuse hauteur, mais ne put s’empêcher de rougir légèrement, car l’impitoyable Médéric allait tranquillement son chemin :

— Monsieur Gauguet vient de prendre, dans ce coin, une éclatante revanche d’une petite mésaventure scientifique dont il fut, ce tantôt, et bien malgré lui, le héros.

Rageusement, Lucie se mordit les lèvres. L’insolence de Bonnereau dépassait les bornes. Mais elle répliqua avec un sourire mutin.

— Quelle est cette histoire ?… Vous savez que Gauguet est de mes amis.

— Si je vous la racontais, madame, vous en auriez une variante qui ne se trouve pas dans la première édition… et vous la connaissez certainement.

— Puisque vous vous obstinez à parler par énigmes, monsieur Bonnereau, souffrez que je ne vous réponde plus. Vous avez trop d’esprit pour moi, je le crains !

Et, superbe de mépris contenu, Mme Lucie Keller, sans que s’effaçât son sourire de poupée, détourna son beau et pur visage du discourtois Bonnereau pour le tourner vers M. Amédée Dubois, son voisin de droite. C’était un diplomate. Il accueillit le sourire de Mme Keller avec un empressement galant où se mêlait une prudente réserve :

Interrogé sur les troubles de l’Herzégovine, il entama une explication dilatoire en termes obscurs. Et ses phrases creuses, décolorées, coulaient en un jet d’eau tiède.

Mme Kolb, cependant, honorait de ses confidences le baron Perrin. Dans le bourdonnement des conversations particulières, sa voix pointue montait par instants : « Oui, Monsieur, tout homme est à élever de dix-huit à trente ans ! »

Bonnereau était maintenant aux prises avec Mme Père. La femme du directeur parlait très bas :

— Croyez-vous que ce misérable – et sa fourchette imperceptiblement levée désignait Maintoulat qui se carrait la bouche pleine – osera mettre M. Père à la retraite ?

Bonnereau ne s’en porta point garant. Il croyait Maintoulat homme à l’oser, mais le mérite de M. Père était de ceux qui défient toute attaque…

— Ne craignez rien, madame, c’est la fable du serpent et de la lime…

La baronne Kolb s’écriait cependant :

— Tant la femme vaut, tant l’homme vaut…

Au bas bout, les jeunes gens sans importance ne craignaient point de plaisanter sur « ces veaux ». Et Mme Lagagne, mollement appuyée au dossier de sa haute chaise, s’éventait doucement, négligeant les mets, regardant avec les yeux mouillés d’un attendrissement joyeux l’essaim de célébrités qui se nourrissait à sa table. Maintoulat, à sa droite, le ministre de demain ; à sa gauche, M. Père, l’illustre naturaliste, le ministre d’après-demain, peut-être ; et, en face, la princesse Rapolnick, flanquée, comme une idole indienne, de deux démons secondaires : M. Lheureux dont l’Europe attendait les oracles, M. de La Villefust, qui ne pouvait se lever à la Société d’Agriculture pour parler des engrais, sans que les applaudissements couvrissent aussitôt sa voix.

Et d’un bout à l’autre de la longue table, où les fleurs en jonchées paraissaient se pâmer sur les chemins bordés de dentelles, les voix se croisaient, mêlées au bruissement de l’argenterie, à la plainte des cristaux heurtés. Des phrases s’élançaient, vives et brillantes comme des fusées, creuses ainsi que des bulles de savon. D’autres, stridentes, se heurtaient, grinçaient, sonnaient en un cliquetis de lames de sabres.

— La vraie sagesse, Madame, est morte avec Socrate ! – Non, monsieur, avec Aspasie ! – Oh ! Oh ! – Où le sentiment religieux domine disparaît tout sentiment d’humanité !… Même dans l’antiquité… – Souffrez que je vous contredise, monsieur Schmidt, l’hiérophantide Théano refusa de prononcer l’imprécation d’Eleusis contre Alcibiade ! – Ne me parlez pas de celui-là ! – Monsieur Lheureux, vous n’ignorez rien sur cette terre ! – Oui, parfaitement ! Du quarante à l’heure, et sans le moindre danger !… – Les automobilistes sont des assassins autorisés ! – Prenez-vous-en aux compagnies d’assurances !… Supprimez le subjonctif comme première réforme !…

La voix de la baronne Kolb eut encore l’avantage dans ce tumulte. On l’entendit crier le nom d’Agnès Sorel. Puis elle regretta l’élégance des salons au dix-huitième siècle, les soupers de Mme Geoffrin : « Les encyclopédistes vivaient aux pieds des femmes ! »

Le général Heustaze s’étant permis d’ajouter un : « Et à leurs crochets ! », on protesta doucement. René Liseron, secouant ses bandeaux, confia à M. Didion que « ce militaire, pour glorieux qu’il fût depuis la défense de Bazeilles, se montrait vraiment trop sans façon ! »

— Un reître ! murmura le maître de conférences qui ne prisait point la gloire des armes.

— De mon temps, continuait le général, on appelait ces gens-là non point des encyclopédistes, mais des…

Il allait lâcher le mot. Mme Lagagne aux écoutes l’interpella aussitôt : « Que pensait le général de la Revue du 14 ? En était-il satisfait ? »

Et la baronne Kolb put continuer : « Madame de Pompadour était de tous les conseils ! Madame du Barry a protégé la manufacture de Sèvres ! »

Le silence se rétablit tout d’un coup. Mme Lagagne venait de tousser. Et cette toux signifiait, pour qui connaissait les êtres, qu’un homme du jour allait parler. En effet Maintoulat, invité par le professeur Blanqui, daigna donner son opinion sur l’opportunité d’une réforme de la langue :

— Mon cher Blanqui, vous aviez mille fois raison quand, il y a un instant, vous parliez de la superstition du respect. On exagère toujours l’importance du passé qui représente la mort, au détriment du présent qui est la vie. Je mets en fait que cette aveugle déférence dont on abuse à l’égard des classiques vient d’une faiblesse ou d’une paresse de l’esprit qui aime à demeurer stationnaire. Un homme de progrès doit avoir les yeux fixés vers le futur, non point sur le parfait, pour employer la langue des grammairiens…

M. Lheureux ne put résister à la démangeaison qui le persécutait de lever les épaules. Bonnereau dit à mi-voix :

— On se croirait dans une réunion électorale.

Mme Stevenson regarda Maintoulat avec une ironique admiration. Mme Lagagne et les convives fonctionnaires retenaient leur souffle.

— Oui, mon cher professeur, reprit Maintoulat après une pause, je trouve affligeante et absurde la conservation d’un langage pratiquement désuet, qu’entendent les seuls initiés, au mépris de notre maître à tous, le peuple !

Bonnereau cria : « Bravo ! » M. Père osa sourire. M. Lheureux déclara à la princesse Rapolnick que M. Maintoulat était un acteur comique de grand avenir, cependant que Maintoulat concluait gravement :

— C’est au peuple à profiter du progrès linguistique où nous l’acheminons. Et d’ailleurs un grand savant n’a-t-il pas dit : « La grammaire n’a jamais été faite sur des principes solides. » ? Demandez plutôt à Schmidt qui s’y entend mieux que nous.

M. Schmidt en crut éclater d’orgueil. Ainsi lancé en avant par le grand homme, il regarda Mme Stevenson comme si c’était pour elle seule qu’il allait prêcher la vérité et s’écria :

— Ces paroles de Destut de Tracy sont la sagesse même. Nier l’influence bienfaisante d’une amélioration de la langue française par sa métamorphose complète, et, si l’on peut dire, européenne, c’est nier la clarté du soleil !

Maintoulat approuva d’un signe de tête, Mme Lagagne applaudit, légèrement, avec son éventail, et de confiance, car son attention était ailleurs. La glace aux fraises était en retard. Auguste semblait anxieux. Sûr de l’approbation de tous, M. Schmidt, portant à ses lèvres sa coupe pleine de vin de champagne, reprit haleine et courage. Après un regard fulgurant d’enthousiasme à l’adresse de l’insensible Mme Stevenson, il cita les textes d’un ton magistral :

— Renan l’a dit : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront ! La confédération européenne, probablement, les remplacera ! » Les États-Unis d’Amérique nous en fournissent le plus bel exemple ! Madame Stevenson, qui représentez ici le plus libre des peuples, je lève mon verre à votre santé !

Le succès qu’escomptait M. Schmidt lui fit totalement défaut. L’inhumaine Mary, pour qui le professeur de Genève avait improvisé ce discours, affecta de n’avoir pas entendu. Le général Heustaze la tenait sous le charme de sa conversation. La fin de l’allocution tomba dans un silence glacial. Mais la voix de Bonnereau s’éleva :

— Et moi, monsieur Schmidt, je bois à la mort prochaine de la France ! Entre nous, je crois qu’elle a fait son temps !

M. Schmidt envoya à ce « mauvais plaisant » un regard noir. Maintoulat, trouvant que son séide devenait compromettant, détourna les yeux et essaya de faire le galant avec Mme Stevenson. Mme Lagagne, rassurée par l’entrée de la glace, fut prompte à saisir le mouvement d’opinion. Elle sourit à Bonnereau, mais ménagea la susceptibilité de M. Schmidt en corrigeant cet éloge muet par le mot « enfant terrible ». Et M. Schmidt, glacial, stoïque devant la défection de Maintoulat, rentra sa tête dans le vaste collet de l’habit taillé et exécuté par sa femme.

Quand ils se retrouvèrent au fumoir, Chéroy dit à Bonnereau :

— Vous êtes toujours le seul à avoir du courage !

— C’est là, mon petit, un métier qui nourrit mal son homme… Schmidt me revaudra cela à l’occasion… Eh bien, vous êtes-vous suffisamment diverti, pâle néophyte, dans ce sanctuaire des mystères mondains ?

— Franchement, non. Tout ici m’intimide et me gêne… Non, merci ! Vous savez que je ne fume jamais.

Et Georges Chéroy, baissant la voix, exprima son désir de « filer à l’anglaise ».

— Eh quoi ?… Sans même avoir causé quelques minutes avec votre…

Bonnereau se reprit : il craignait de blesser la sensibilité exagérée du jeune homme :

— Avec Madame Keller. Elle est en pleine beauté, ce soir ! Avez-vous regardé ses bras ?

À ce moment même, une voix appela, qui fit tressaillir Chéroy jusqu’au fond de son être.

C’était Mme Keller qui, par la porte donnant sur la galerie, s’adressait à Médéric :

— Monsieur Bonnereau, venez que je vous parle !

Il hésita, poussa Georges qui s’incrustait dans le mur :

— Allez donc à ma place !… Et parlez-lui, que diable ! On n’est pas fillette à ce point !

— Je vous en prie, mon ami !… Ne riez pas de moi ! Je me sens trop misérable…

Laissant Chéroy seul dans un coin de la pièce, loin du groupe où Maintoulat, un pouce dans l’entournure de son gilet, s’offrait à l’admiration des fumeurs, Médéric rejoignit Lucie :

— Eh bien, homme terrible ? Vous me boudez ?… Pourquoi êtes-vous fâché contre moi ?

Médéric ainsi attaqué se défendit mollement : « Jamais il ne se fâcherait avec une si charmante femme… N’était-ce point plutôt elle… qui… »

— Trêve de sottises ! Vous êtes insupportable, monsieur Bonnereau. Et d’abord je vous défends de parler de mes bras !… Allons, monsieur le grand homme, ne faites donc pas l’enfant !… Vous êtes un réputé connaisseur en toutes choses : Saint-Pol m’a raconté vos tours… là-bas, dans le pays des Almées !

Autour d’eux, c’était le vide. La galerie s’étendait déserte. Alors Lucie se rapprocha de lui, tout d’un coup, planta ses yeux dans les siens, puis, levant le menton, elle fit d’une voix brève, sèche comme un commandement :

— N’est-ce pas qu’ils sont beaux, mes bras ?

Et d’un geste libre et gracieux elle mit son bras droit sous le nez de Médéric.

Il refusa la royale offrande, parce qu’il vit, par un jeu de glaces, le malheureux Chéroy qui les observait. Et Georges était si pâle qu’on eût dit qu’il avait perdu tout son sang. Bonnereau, froidement, prit avec délicatesse le gros bracelet d’or qui cerclait la chair pleine dont la peau fine avait la souplesse et le parfum des pétales du jasmin. Et affectant de rajuster le fermoir, il dit d’un ton assez haut pour que Chéroy entendit :

— Ce système est peu sûr. À votre place, je donnerais l’objet à mon bijoutier en le priant de rajouter une chaînette.

Et, saluant Mme Keller, Médéric rentra dans le fumoir et alluma un second cigare.

« La tentation de saint Antoine, songeait-il, ne fut certes rien auprès de la mienne. Le Malin m’a entouré de ses pièges. Mais je veillais, et les glaces me sont venues en aide, espions de premier mérite. Règle générale à observer : quand une femme vous joue gratuitement la scène de la séduction, se méfier qu’il n’y ait derrière la porte entr’ouverte une victime que l’on veut désespérer… ou éprouver… Après tout, que Chéroy se débrouille ! J’ai d’autres chats à fouetter que de m’ériger en Mentor dans l’île d’Émilie Calypso ! »

— Allons, Georges ! Nous enfuyons-nous ? Voyez, la nuit est superbe, et le cigare de Madame Lagagne est de ceux que l’on peut fumer dehors sans crainte d’en évaporer le parfum. Je vous propose de rentrer à pied, et je vous conduirai jusqu’à votre porte.

Ils partirent. Mais, pendant la route, il ne fut plus question entre eux de Mme Keller. Ils s’entretinrent de Maintoulat, des mouvements probables dans le personnel au Muséum, de choses sans importance.