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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3CHAPITRE III


Lionel Gauguet était entré dans le monde savant par la porte d’or. Nulle carrière ne s’annonçait plus régulière que la sienne, plus riche en espérances légitimes, plus féconde en succès. Fils unique d’un professeur au Collège de France qui mourut jeune, il fut élevé par sa mère avec une de ces piétés aveugles qui surpassent même l’adoration. Mme Élisa Gauguet, gracieuse et fine comme une bergère de Saxe, n’était pas moins célèbre dans les milieux de la haute science officielle par son esprit que par sa beauté. Son salon, du vivant de son mari, avait été le rendez-vous de toutes les gloires. Quand elle devint veuve, alors qu’elle n’avait pas trente ans, beaucoup songèrent à cette charmante femme qui ne l’avaient entourée auparavant que d’hommages discrets. Mais Élisa repoussa toutes les offres. Elle renonça à se créer un nouveau foyer, et, dans une stricte retraite, se consacra à l’éducation de l’enfant, son orgueil et sa joie. Elle sut, pour lui, donner une apparence de richesse à son intérieur que ses ressources, devenues extrêmement modestes, l’avaient obligée à restreindre. Lionel ne connut de la vie que ce qu’elle a de facile.

Ayant hérité l’intelligence vive et plastique de son père, la jolie figure et les cheveux blonds de sa mère, Lionel, avec ses allures de demoiselle, passa sa première enfance dans un cercle de parents et d’amis dont l’unique occupation fut de l’admirer dans tous ses mots et ses gestes, de le louer, de le favoriser dans tous ses caprices, de développer en lui la personnalité sous toutes ses formes.

Lionel sortit des jupes de sa mère pour entrer au collège, qu’il était l’enfant le plus gâté de toute la France. Au contact de camarades moins affables, contact dont Mme Gauguet chercha à préserver son enfant dans la mesure du possible par l’externat, Lionel ne tarda pas à se modifier. Mais cette modification n’engagea que le dehors. Souple et prudent, il comprit qu’il est donné à peu d’hommes – car, à l’exemple de la plupart des garçons élevés par des mains féminines, il se considérait déjà comme un homme alors qu’il n’était qu’en septième – d’exercer pleinement leur volonté sur les autres, soit par la force matérielle, soit par l’ascendant d’une volonté plus puissante. Éviter les ennuis et ce qu’ils ont d’inélégant, plaire aux violents en leur fournissant le prétexte de lutter pour son propre avantage, en venir à ses fins par des moyens de longueur, tourner les positions sans jamais les attaquer de front, lui parut de bonne heure la sagesse suprême et la méthode supérieure.

Femelle jusqu’au bout de ses ongles soigneusement taillés et polis, il n’avait rien du principe mâle qu’une force de travail dont il canalisait adroitement le courant, sans le laisser s’égarer dans les prairies fleuries de la fantaisie, qui sont toujours de petit rapport. Semblable en cela à la plupart des jeunes hommes qui ne virent ni l’invasion de 1870 ni la guerre civile qui la suivit, Lionel méprisait la force, le fait acquis, le courage personnel, classait ces notions parmi les non valeurs artistiques, et ne croyait qu’à l’idée.

Son passage par l’École normale, où il entra dans un bon rang, ne fit que l’ancrer davantage dans sa certitude. La théorie fut tout et demeura tout pour lui. Nourri d’abstractions, habitué par la discipline scolastique à tout ramener aux catégories de l’entendement, il était porté vers l’étude de la philosophie. Il s’en détacha cependant pour s’orienter vers les sciences naturelles, non par goût, mais par calcul. Et cela sur le conseil de M. Sosthène Dubard, dont l’influence demeura prépondérante sur le jeune homme.

Maître de conférences à l’École normale M. Dubard était la gloire du lieu. Nombre de gens illustres avaient été façonnés de ses mains : Klotz, maintenant Directeur de l’Enseignement supérieur, Mirifisc alors en voie d’obtenir la chaire d’ornithologie au Muséum, d’autres encore.

Le moment était on ne peut plus favorable. Monté à l’assaut du Jardin des Plantes, il y avait quelques années, avec cinq autres camarades de promotion, M. Sosthène Dubard, sans quitter son cabinet de la rue d’Ulm, était en train d’organiser la conquête que lui avaient abandonnée, avec une mollesse chagrine, les derniers disciples de l’école de Cuvier. Aussi avait-il besoin d’hommes. Et d’ailleurs il méditait de coloniser d’autres établissements.

Lorsque, vers 1885, le ministre de l’Instruction publique André Lacomme fonda l’Institut zoologique, cet homme d’État visait deux buts. Le premier était d’abandonner le Jardin des Plantes au sort que ses professeurs lui avaient départi, en laissant s’y établir des officines pour préparation aux examens, et cela au mépris des collections scientifiques qui cessèrent d’être étudiées et classées. Le second était d’ouvrir un établissement modèle qui serait exclusivement un Musée, et rien autre chose. Les professeurs, portant ce titre pour leur seule gloire, seraient, tels jadis les démonstrateurs du Jardin du Roy, chargés d’expliquer, certains jours, en public, ce que les collections présentaient d’intéressant.

Et, au grand scandale du Conseil Supérieur de l’Instruction publique qui ne fut point consulté, à la grande colère du Directeur Klotz qui dut plier, le Ministre avait stipulé que les professeurs du nouvel Institut zoologique seraient choisis sur la présentation de leurs travaux en zoologie systématique. Ils seraient choisis par les sociétés savantes, indépendantes, qui voteraient concurremment avec l’Académie des Sciences. Les spécialistes seraient toujours préférés. Aucun titre universitaire n’était exigible. Bref, c’était une révolution.

Certains dirent au ministre opportuniste qui employait des moyens aussi radicaux :

« Pourquoi ne pas réformer le Muséum, en mettre les chefs et les employés au pas, les empêcher d’empiéter sur l’enseignement universitaire ? »

Mais Lacomme avait répondu :

— « On ne souffre pas, en France, où tout le monde nourrit plus ou moins secrètement le désir d’être fonctionnaire, on ne souffre pas que l’on touche aux gens qui occupent des places, quand bien même ils n’y font rien… D’ailleurs on ne ressuscite pas un mort en lui infusant du sang nouveau. J’aime mieux créer que tenter une transfusion aussi chanceuse. »

Et il avait tenu bon. L’Institut zoologique alla bien durant quelques années. Mais bientôt, sous les efforts souterrains du directeur Klotz et de M. Sosthène Dubard, la lèpre de l’Enseignement pédagogique s’étendit sournoisement sur la nouvelle fondation. On vit s’y ouvrir des conférences, puis des cours. Le premier ministère Maintoulat les encouragea et leur donna même une sanction officielle, avec le droit pour quelques professeurs, tels que M. Père (chaire de philosophie zoologique, sans collections), de conférer des diplômes dont le ministre se réservait la faculté d’employer les titulaires. Aussitôt le directeur Klotz, sur le conseil de Sosthène Dubard et de Mirifisc, s’empressa d’établir des bourses de doctorat et d’agrégation.

Les choses en étaient à ce point quand M. Mirifisc commença à faire du bruit dans le monde avec son ouvrage philosophique, la Planète, organisme vivant, son Évolution, son Avenir, que certains mauvais esprits eurent l’outrecuidance de traiter de roman scientifique. Sans parler en rien des champignons dont le Gouvernement lui avait octroyé l’empire au Jardin des Plantes, le jeune professeur se lançait, se perdait dans des considérations sur les atomes et leurs diverses manières de s’accrocher pour entretenir la vie. Ces théories, qui n’apportaient rien que n’eussent ressassé les philosophes de la Grèce antique, se combinaient avec celles un peu plus audacieuses encore d’un physicien ingénieux et disert que ses petits catéchismes républicains popularisèrent à l’époque. Le tout fut adopté en bloc par le parti socialiste qui commençait de s’employer à désorganiser la France pour la gouverner. Les théories de Mirifisc et du physicien Chanceau devinrent, en fait, la base de cette fameuse religion scientifique qui se dressa en face des anciennes croyances pour leur disputer les âmes.

Si le Ministère Maintoulat ne fût alors tombé subitement, sur une pauvre petite question de politique extérieure, Dieu eût peut-être été chassé de ses temples et remplacé par les tables de la Nouvelle Loi, dont les principaux articles étaient le nivellement des esprits et des consciences, l’égalité dans l’enseignement intégral, la suppression de tout ce qui peut élever les volontés. Avec trois ou quatre équations et quelques logarithmes, M. Chanceau se flattait de mettre tout en ordre sous un niveau égalitaire, démocratique et social. M. Schmidt, frais débarqué de Genève, assista froidement à cette première débâcle. Il eut cependant le temps de se faire caser par Maintoulat dans un bureau du ministère de l’Instruction publique, où il devait s’occuper de statistique.

Lacomme, qui succéda à Maintoulat par le jeu habituel de bascule parlementaire, procéda sans se décourager à un nouvel émondage. Il supprima, par divers arrêtés, les cours de l’Institut zoologique, et réussit à faire voter par la chambre la somme de soixante mille francs pour acheter les collections recueillies par l’anglais Whitson dans l’Afrique centrale. Le parti socialiste cria au scandale, parla des retraites ouvrières. Lacomme ne céda point.

Attendant des temps meilleurs, M. Sosthène Dubard s’appliqua à étudier les aptitudes et les caractères de ses élèves. Parmi eux, il remarqua vite Lionel Gauguet qui lui plut par son entregent, son absence de roideur, sa souplesse sagace, sa gentillesse et son esprit d’intrigue. Souvent, il s’oubliait à causer avec le jeune homme.

— « Il faut, disait M. Dubard, avoir un but élevé. »

Lionel n’y contredisait point. Son but à lui était, en effet, extraordinairement élevé, élevé sur des sommets vertigineux, à pic, dont il se refusait à évaluer, même approximativement, la hauteur. Son but était d’arriver à tout, par tous les moyens, par tous les hommes. Et pour cela il obligeait sa faible mère à recevoir un monde mêlé, où les politiciens de bas étage coudoyaient des journalistes, des savants, et surtout des professeurs. MmeGauguet, sans se plaindre jamais, subissait l’invasion, puis remettait l’ordre dans son petit appartement du boulevard Malesherbes où Lionel avait exigé qu’elle s’installât, loin de son quartier chéri du Luxembourg qui avait vu passer paisiblement sa belle et modeste jeunesse.

— « La rive gauche, lui avait dit Lionel, est condamnée depuis longtemps. Il n’y a rien à y faire. On n’y habite point. C’est sur la rive droite que vit Paris, la France, le monde ! »

Lionel eût aussi bien déclaré à sa mère que l’on ne réussissait qu’à Ispahan, Mme Gauguet s’y serait transportée sans murmurer. Sa joie était d’entendre son Lionel lui annoncer ses prochains succès. Lorsque le dernier invité parti, la veuve, écœurée par le relent des bouts de cigares dont la cendre remplissait les capitons des fauteuils, et de voir les ronds poisseux que les verres marquaient sur ses dessus de cheminée, soupirait de fatigue, il suffisait d’un mot de son fils, chuchoté à son oreille dans un baiser, pour lui remonter le cœur :

— « Je crois que Mirifisc marche. J’entrerai certainement dans son service… Mais, je t’en prie, montre-toi gracieuse avec lui… Cela n’engage à rien. »

Elle ne s’irritait même pas, ne comprenait point d’ailleurs la bassesse du calcul. Et cette mère exemplaire supportait les galanteries plates et lourdes de l’infatué professeur. Si celui-ci, plus audacieux ou plus enflammé, lui eût mis le marché à la main, elle ne savait trop ce qu’elle n’aurait pas fait pour son fils.

Mme Gauguet n’eut heureusement pas à se le demander. Son fils se chargea de séduire ceux qui pouvaient alors tout pour lui. Ayant observé, pesé, examiné, Lionel avait choisi la science comme un des plus sûrs moyens d’arriver, et aussi des plus rapides. La tournure « moderne » des esprits était vers la diffusion de l’instruction, c’est-à-dire vers les sciences, car, des lettres, la vulgarisation n’est point pratiquement possible, non plus que des arts. D’ailleurs l’arbitraire qui préside à la reconnaissance du talent déplaisait à l’esprit méthodique de Lionel. De son père, le professeur de syrien, mort quand il n’avait pas six ans, ce fils gardait le seul souvenir d’un érudit aimable et ironique, qui ne devait pas être sérieux. Le sérieux plaisait à Lionel, par-dessus tout. Sosthène Dubard le lui avait répété cent fois : « Les esprits modernes recherchent furieusement la vérité : ils sont à la merci de tous ceux qui la leur peuvent promettre. » M. Sosthène caressait sa grande barbe noire d’un air si satisfait en énonçant ces vérités premières, qu’à moins de posséder une âme sordide on s’en surprenait à palpiter d’émotion.

« Il a des idées si nobles ! – disait de lui la baronne Kolb. – Et puis il a tant d’esprit ! »

L’esprit de M. Sosthène Dubard était dans sa façon de se réserver. Aux dîners qu’il honorait de sa présence, son silence intimidait tout un chacun. Mais, au dessert, sa voix pleine et grave s’élevait tout à coup, faisant l’aumône d’un bon mot.

« C’est un chêne druidique, déclarait Mme Lagagne, il ne rend que des oracles ! »

Convaincu de l’avantage de se consacrer à la science, Lionel se prépara à l’agrégation des sciences naturelles, comptant trouver quelque bonne place à Paris, au lieu de s’en aller moisir, à l’exemple de tant de naïfs, petit professeur dans un lycée de province. D’ailleurs Sosthène s’était lié de parole à le colloquer au Muséum : « Là, mon petit, vous pourrez travailler pour nous. »

M. Mirifisc n’eut rien de plus pressé que de prendre Gauguet dans son service, à titre d’auxiliaire. Mais il ne garda pas longtemps son protégé. Estimant avec raison que ce jeune homme, dont il avait, en quelques mois, pris l’exacte mesure, était de ceux qui doivent aller loin, le professeur résolut de l’établir à l’Institut zoologique où il ne comptait pas encore assez de créatures à son gré. Gauguet le tiendrait au courant de tout, pourrait, à mesure qu’il croîtrait en importance, le seconder pour l’avenir, barrer la route à certaines personnalités gênantes. Car les ambitieux passent tous les moments de la vie à être gênés par quelqu’un.

La fortune, qui chérissait M. Mirifisc presque autant qu’elle en était adorée, lui fournit promptement l’occasion. M. de Musimon, professeur à l’Institut, eut, à point nommé, un service à demander à Mirifisc dont il venait de soutenir utilement la candidature à la Société de Biologie. Passé maître dans l’art compliqué des marchandages, Mirifisc s’empressa d’obliger son illustre confrère et de lui colloquer Gauguet comme préparateur auxiliaire, dans son laboratoire de Mammalogie.

— Mon cher et vénéré maître, dit M. Mirifisc avec une émotion contenue, je ne me sépare qu’avec peine de cet excellent sujet… Mais, aux aigles il convient de planer dans l’espace, et mon horizon à moi est trop borné. C’est à vous qu’il revient de patronner les débuts de Lionel Gauguet, et vous en aurez toute la gloire !

Et M. Dubard, qui, d’aventure, assistait à l’entretien, tant il s’entendait à administrer le hasard, avait ajouté de sa voix profonde :

— C’est un gaillard, et il vous fera honneur !

— A-t-il, demanda prudemment M. de Musimon, quelques aptitudes spéciales ?

— Toutes, monsieur ! Toutes ! répondit Sosthène Dubard en se caressant la barbe.

M. Mirifisc aurait préféré une déclaration moins vague, car il connaissait l’esprit exact de M. de Musimon. Pour préciser, il s’écria tout aussitôt :

— Gauguet a beaucoup lu !… Avec discernement ! Sa mémoire est excellente ! Il a passé brillamment l’agrégation…

— Connaît-il un peu les mammifères ?

À cette question indiscrète de M. de Musimon, Sosthène Dubard ouvrit la bouche pour crier : « Tous, monsieur ! » Mais un regard de Mirifisc lui fit rentrer les paroles imprudentes dans le gosier.

— Mon Dieu, cher et illustre confrère, je ne sais pas si notre jeune homme les a étudiés d’une façon très particulière. Mais il est si intelligent et vous si versé dans cette partie, entre toutes difficile… oh combien !… de la zoologie… que vous aurez vite de bons résultats… Je vous en réponds !

Sur cette assurance, Lionel entra à l’Institut zoologique. On lui donna une table dans l’embrasure d’une fenêtre, une blouse grise, un tablier blanc et des outils. On lui conseilla de rassembler ses cheveux sous une calotte « pour l’odeur », et M. Georges Chéroy, l’assistant de zoologie, le pria de s’exercer sur un jeune chimpanzé, décédé, à la suite d’un chaud et froid, dans la singerie du Jardin d’Acclimatation.

— « Hélas ! – se dit Lionel – que dirait ma pauvre mère en me voyant les mains occupées sur une aussi sale bête. »

Rongeant son frein, il commença maladroitement de lever la peau de l’anthropoïde sous la direction de M. Salleron aîné, préparateur en pied, qui lui enseignait à décoller progressivement les téguments avec ses ongles.

Et c’était là que M. Lionel Gauguet devait maintenant passer le plus clair de son temps. Cependant il ne s’intéressait ni aux chimpanzés, ni aux ondatras ni aux phoques. Si les chinchillas le divertissaient un moment par les élégances que rappelait leur fourrure fine et légère, il était vite amené, dans la pratique, à s’énerver sur la ridicule fragilité de leur peau. Lionel méprisait la stupide lourdeur des épaulards, des grindes et des autres dauphins ; il ne distinguait qu’avec peine un paca d’un cabiai et s’obstinait à reléguer les galéopithèques et les bélidées parmi les chauves-souris.

— « Tout ça, c’est la même chose ! » – murmurait-il avec cette ferme assurance des ignorants qui nient systématiquement tout ce qu’ils ne savent point, parce que cela doit être bien davantage ignoré du commun des hommes : « À quoi tout ça peut-il servir ? »

En somme, l’établissement de la rue Vauquelin lui déplaisait. L’immensité des galeries où, dans les armoires vitrées s’alignaient à l’infini les ruminants cornus ou les singes aux allures douteuses, le remplissait d’une méprisante tristesse. Plein de dégoût pour les travaux manuels où son inaptitude éclatait, il ne pouvait s’astreindre à disséquer au scalpel, abusait des ciseaux, à la manière des femmes, trouait irrémédiablement les peaux. M. Salleron aîné prédit que « le jeune homme » ne saurait jamais préparer. En effet sous la main maladroite de Lionel les rugines s’ébréchaient sans remède, les scies perdaient leur voix, sans même attaquer les os. Et Lionel devint pour le garçon de laboratoire lui-même un objet de scandale et de pitié.

— « Laissez, laissez ! disait M. Mirifisc. Il s’y mettra. Tel que vous me voyez, j’ai été comme lui ! »

Cet aveu ne satisfaisait pas M. de Musimon. Il connaissait parfaitement les capacités de son confrère du Muséum en tant que praticien. Depuis les petites épreuves de la licence et de l’agrégation, il était bien avéré que M. Mirifisc n’avait jamais travaillé qu’avec des plumes et du papier. Il ne pouvait même tenir un crayon pour un méchant croquis. Par contre il signait sans trouble les planches que lui dessinaient ses préparateurs, payés par le Gouvernement.

Tout comme M. Mirifisc, Lionel ne voyait les animaux qu’au point de vue spéculatif. Ils ne l’intéressaient aucunement. Car ce jeune homme de vingt-trois ans ne s’attachait qu’à la somme d’avantages qu’ils eussent été susceptibles de lui procurer.

Aussi il abandonna de plus en plus les cadavres et aussi les bêtes empaillées. Sous prétexte de s’initier à la systématique, il vécut dans les livres. Isolé dans un cabinet qui servait de bibliothèque, il rêvait debout, ou, grimpé sur la haute échelle double, furetait parmi les volumes. Puis il en apporta de chez lui. Les spéculations hasardeuses d’Herbert Spencer lui plaisaient davantage que l’Histoire des ossements fossiles de Cuvier.

Sans trop s’impatienter, étant homme de tenue, M. de Musimon rappelait de temps à autre à Lionel qu’on comptait sur lui pour un travail pressé. Trois cents roussettes et autant de vampyres attendaient leur classement provisoire. Alors, tel un captif qu’on mène vers le poteau de guerre, M. Gauguet s’acheminait vers la salle des animaux en alcool, enveloppait ses mains de baudruche, s’oignait la barbe et les moustaches de Chypre extra fort de Guerlain, et ouvrait un bocal. Il en extrayait une chauve-souris, puis deux, puis trois, les considérait sans amitié, puis les rejetait dans la liqueur :

— « Ce sont toujours les mêmes ! »

— « Regardez mieux, disait Georges Chéroy. Il y a des caractères, que diable ! Et ce sont là des bêtes faciles. »

Mais Lionel « n’en voulait pas ». Il retournait à Darwin, préférant la synthèse toute servie à la cuisine laborieuse de la science analytique.

— « Il ne réussira pas, mon cher confrère, les mammifères ne l’attachent pas. »

Ainsi se plaignait M. de Musimon, discrètement, suivant son habitude. Un jour M. Mirifisc lui répondit : « Si on le faisait voyager ? » – M. de Musimon saisit la balle au bond : « Du moment que son distingué confrère était de cet avis, rien ne s’opposait à ce qu’on employât de ce côté les facultés extraordinaires de Lionel Gauguet. »

Alors, bien que les fonds du Service des Missions scientifiques fussent plus à sec que ces rivières d’Arabie où l’eau ne coule qu’une ou deux fois par année, M. Sosthène Dubard mit le Directeur Klotz en demeure de donner à son protégé une mission bien payée. Klotz objecta qu’il n’y avait plus d’argent, que les crédits étaient engagés pour deux exercices pleins. Il le savait mieux que personne, puisque son fils parcourait la Turquie depuis huit mois « aux frais de la princesse ». Il objecta encore que Lionel Gauguet n’avait que peu de titres, que le Muséum avait vu repousser la demande d’allocation de Bonnereau qui, à cette heure, devait être échoué dans le Béhar ou le Bundelkund, sans ressources.

— Je me fiche pas mal de Bonnereau ! s’écria M. Sosthène. Ce que j’exige, c’est que Gauguet parte dans quinze jours. Vous ferez cela pour moi, Klotz, mon vieux camarade !

Du moment qu’on le prenait par le cœur, M. Klotz cessa de résister. Bonnereau reçut, par les soins du Consul de France à Bombay, une lettre très sèche, où il lui était reproché de dépasser sans cesse ses crédits (2.500 francs par an), et Lionel Gauguet, un arrêté du Ministre le chargeant d’une mission scientifique pour explorer la côte des Somalis, Djibouti, la baie de Tadjourah, Obock, et, si l’occasion s’en présentait, les îles Musha « dont les populations, la faune et la flore méritent d’être particulièrement étudiées ».

Dans l’esprit de Mirifisc, cette mission – pour laquelle Lionel toucha dix mille francs – était un moyen de déprécier les résultats de celle que venait de remplir Lucien de Saint-Pol dans les mêmes régions. Ce voyageur, plus que mûr, avait été proposé pour la croix, car c’était là son quinzième voyage. Mais ce Saint-Pol était un indépendant de l’espèce de Bonnereau, qui n’avait même pas daigné passer sa licence, – première faute, – qui s’était permis de former d’énormes collections, malgré la modicité de son allocation (1.900 francs une fois payés), et au grand regret du chef de bureau Tartas, qui ne voulait en ordonnancer que la moitié, « par précaution ». Et ensuite la croix de Saint-Pol faisait défaut au Directeur du Muséum qui la demandait pour son frère cadet, professeur à l’École de Sceaux. Il était donc de toute utilité que l’on ajournât Saint-Pol. Quand Gauguet reviendrait de sa mission on s’arrangerait pour que les résultats, intelligemment amplifiés, fussent présentés au Ministre comme très supérieurs à ceux obtenus par Saint-Pol, et celui-ci serait évincé. C’était une affaire de six mois à suivre, et des moins difficiles, où tout le monde trouverait son compte. De Saint-Pol, nul ne se souciait ; sans protecteurs, sans attaches officielles, il ne pouvait rien.

Sans qu’on l’eût mis au courant de tant de combinaisons subtiles, Lionel comprit qu’il s’agissait là pour lui d’une chose de première importance. Il boucla ses malles, emporta une « pacotille » de voyageur naturaliste, toute une installation confortable, une double tente, un lit pliant, deux cantines, une moustiquaire, deux fusils, trois revolvers et une carabine à répétition. Sa mère lui garnit de ses mains deux caisses de provisions choisies, de conserves ; elle y ajouta deux filtres, une petite pharmacie, où les parfums tenaient la principale place, et des réserves de linge fin, dignes d’une corbeille de mariée.

Mme Gauguet fut stoïque. Jusqu’à l’heure du départ, elle trompa son entourage par sa fiévreuse et inlassable gaîté. Elle embrassa son fils à la hâte : « Prends bien soin de toi ! Écris-moi chaque jour ! » La porte ne s’était pas refermée sur l’enfant, que trois amis et M. Sosthène emmenaient vers la gare de Lyon, que la malheureuse femme tomba comme une masse sur sa chaise longue, où elle passa le reste du jour, la tête enfouie dans les coussins. Ayant donné l’ordre qu’on ne laissât entrer personne, elle put savourer en paix, loin de ces sympathies de commande, où la curiosité tient la principale place, la cruelle volupté des larmes. Puis, le lendemain, Mme Gauguet reprit sa figure habituelle. Et beaucoup l’accusèrent de prendre légèrement une séparation aussi hasardeuse. Puisqu’il s’agissait de l’avenir de son fils, Élisa était prête à tout supporter et aussi les jugements du monde, par surcroît.

Sa seule joie, pendant les quelques mois que dura l’absence, fut d’écrire quotidiennement à Lionel. Et, chaque soir, elle exigeait que la lettre fût mise à la poste, dûment recommandée. Elle espérait toujours qu’une occasion se présenterait plus rapide que la voie ordinaire, qu’un courrier supplémentaire partirait. Elle comptait sur des chances incertaines et, une fois par semaine, elle visitait M. de Musimon à l’Institut Zoologique et M. Tartas, au ministère.

Plus de vingt jours passèrent avant que la première lettre de Lionel n’arrivât. Ce qu’elle contenait manquait absolument d’importance, mais, comme il n’y parlait que de lui, sa mère la lut et la relut dix fois. Sur le timbre de la poste égyptienne, où le sphinx Arnakis se dressait devant une pyramide, la croupe tournée vers le soleil couchant, s’étalait la mention Port-Saïd. Le retard s’expliquait facilement.

Lionel avait pris passage sur un transport de l’État, par esprit d’économie et dans l’intention d’étudier de près les abus du « militarisme ». Les journées et les nuits se succédèrent. Il en fallut plus de douze pour arriver jusqu’à Port-Saïd. Là, des difficultés survinrent. La commission sanitaire exigea que la Saône séjournât en quarantaine d’observation pendant deux fois vingt-quatre heures avant d’entrer dans le canal. Et cela parce qu’un Annamite, phtisique au dernier degré et qu’on rapatriait à son retour de la Guyane, où il avait purgé une condamnation, s’était laissé mourir par le travers de la Crète. Un médecin allemand, assisté d’une doctoresse anglaise, que sa beauté tout immatérielle avait rendue fameuse sous le nom de la Huitième Plaie d’Égypte, envahit le navire, avec la prétention d’examiner les passagers. L’autorité égyptienne, en redingote noire, grise de crasse et en fez écarlate, rehaussé d’un halo graisseux, retint les paquets de la poste sous prétexte de les désinfecter. Des mains brunes se tendaient, innombrables, pour solliciter des pourboires. Et des gens à figure patibulaire brûlèrent des substances fétides dans les batteries pour les purger de tout miasme.

Mais, pour Lionel, ces ennuis étaient autant de fleurons qui s’ajoutaient à la couronne de ses mérites. Plus il souffrirait pour la science, plus la récompense serait haute. Il s’était institué martyr de la pensée et, comme tel, faisait sa moisson de palmes. Cette affaire de quarantaine lui avait apporté un fort soulagement. Le navire, ainsi en panne, ne roulait plus ni ne tanguait. Si le mal de mer l’avait cruellement molesté, Lionel en avait, par sa veulerie, exagéré les effets. Pendant plus d’une semaine, il était demeuré vautré sur sa couchette, et la nourriture écœurante qu’on lui apportait de l’officine du « Pourvoyeur », empoisonneur patenté de tout transport de l’État, avait ajouté à ses nausées. Cependant les succulentes provisions, emballées par Mme Gauguet, restaient sans emploi au fond de la cale. Et, semblable à Cicéron, qui préféra débarquer sur le rivage, où l’attendaient pourtant les cavaliers d’Antoine, plutôt que de supporter le mouvement de sa galère, M. Gauguet eût alors tout donné pour qu’on le transportât à terre. Mais, dès que la Saône eut arrêté son « tourne-broche » et cessé de se balancer à cette allure, qui la rendit jadis célèbre parmi les autres navires en bois, le jeune explorateur, à la façon d’un autre Panurge, redevint gai compagnon. Sans s’occuper des côtes de l’Égypte dont il devinait, au loin, les appareils sablonneux perdus encore dans le crépuscule du matin, il saisit son cahier de notes et commença d’écrire ses impressions pour la Revue universitaire dont Sosthène Dubard s’était engagé à lui ouvrir les colonnes. M. Gauguet apporta un tel zèle à cette besogne, qu’il ne s’aperçut point qu’on partait. Le canal de Suez ne l’intéressa que médiocrement. Les Bédouins ou les Fellahs dépenaillés, les dromadaires mélancoliques, les vautours graves, les flamants rangés par bataillons innombrables au bord des lacs, lui parurent indignes d’occuper son attention. On put l’entendre murmurer : « L’éternel paysage d’Orient ! » Le développement de l’industrie humaine en ces parages désolés excita son intérêt. Il s’informa du prix que coûtait une drague, de la valeur du travail à la journée : « À combien revenait le mètre cube de sable transporté sur la berge ? » Mais personne, à bord, n’avait pu le renseigner utilement. Ceci le confirma dans son idée fondamentale, que la société se composait d’imbéciles et aussi d’ignorants, c’est tout comme, et que la mission des professeurs est de les éduquer et de les gouverner.

Deux soldats de la légion étrangère se jetèrent à l’eau. Ces mercenaires désertant le bord où, au nombre de sept cent cinquante, sans compter les chevaux et les mulets, ils étaient serrés à la manière des harengs dans leur caque, s’efforcèrent de gagner à la nage un transport hollandais qui suivait la Saône, et de s’y engager dans l’armée des Indes néerlandaises, avec prime et haute paye. Mais les matelots de la Saône armèrent lestement une embarcation et donnèrent la chasse aux fuyards. Ceux-ci avaient gagné la terre, on les y força à la course, puis on les reporta à bord, ficelés ainsi que des saucissons. Le vaisseau hollandais rentra ses embarcations, qu’il n’avait pas mises à l’eau assez tôt. Les légionnaires furent consignés dans les batteries, les déserteurs attachés aux fers et l’on continua d’avancer lentement.

L’affaire fut diversement appréciée. Certains osèrent dire que c’était là une violation flagrante du droit international. Un magasinier et un instituteur de Cochinchine ouvrirent le projet d’en écrire aux journaux. M. Gauguet, par principe, approuva le commandant. Celui-ci était resté en tout étranger à cette aventure. À l’heure où les « mathurins » foulaient de leurs pieds nus la terre d’Égypte, le capitaine de frégate battait outrageusement l’aumônier aux échecs, dans son carré. Il apprit bientôt quelles marques de « bon esprit » avait donné le jeune naturaliste. Aussi, douze jours après, Lionel eut-il l’honneur d’être conduit à la jetée d’Obock dans la baleinière de l’état-major. Le vaguemestre gagnait la terre de son côté, portant à la poste le sac des lettres. Parmi elles s’en trouvait une de Lionel Gauguet, adressée à M. Sosthène Dubard, où celui-ci était prié d’aviser au plus tôt Maintoulat de l’épouvantable attentat commis par le capitaine de frégate Dubois-Desruisseaux dans le canal de Suez.

Quand il se trouva seul, à la tombée de la nuit, sur cette jetée de pierres branlantes, obligé de disputer ses bagages à une trentaine de Somalis, portefaix, en qui il voulait voir autant de bandits du désert, Lionel se retint pour ne pas pleurer amèrement.

« Comment s’expliquer, murmurait-il, que l’on accueille ainsi un savant envoyé en mission par le gouvernement ? »

Il se le fût expliqué, et sur l’heure, s’il eût connu le gouverneur d’Obock. Cet ancien député du centre gauche, épave du suffrage universel, avait échoué sur la terre africaine, grâce aux bonnes notes que lui donna la Loge de la Sainte-Amitié, au dévouement de Maintoulat, et surtout à la recommandation d’un marchand de vins, établi à Montrouge, et dont le comptoir avait été honoré souvent par M. Lapelle qui, au temps de sa défunte prospérité, offrait des « tournées », purement politiques, aux « frères et amis ».

Avant de partir pour l’Afrique Orientale, M. Lapelle avait solennellement promis de ne point faire parler de lui, de n’attirer aucune difficulté au gouvernement de la métropole, de ne s’occuper de rien que de toucher son traitement, et aussi d’obliger les traitants et colons du lieu, gens toujours suspects, à payer régulièrement l’impôt et à respecter les fonctionnaires. Et il tenait tous ces engagements avec une probité méritoire. Il avait même, sous divers prétextes, abandonné Djibouti, siège officiel de son gouvernement de la côte des Somalis, pour mener, à Obock, une existence retirée, en tout conforme à ses goûts. Ainsi, M. Lapelle économisait-il ses frais de représentation en s’abstenant de recevoir les passagers des paquebots. Il n’avait cependant pu éviter la dispendieuse corvée de traiter, dans son palais blanchi de frais, à la chaux, l’état-major de la Saône. Tout entier à ses devoirs d’amphitryon, M. Lapelle ne pensait certes point aux tribulations de l’infortuné naturaliste explorateur, Lionel Gauguet, qui se débattait entre les nomades des plages, tandis que lui, le gouverneur, protecteur officiel de tout Français errant dans ses États, sablait avec une emphatique économie le champagne de petite marque allemande, frappé par la machine à glace de l’Administration.

Lionel fut sauvé par un trafiquant, dont la baraque en planches se dressait non loin de la jetée sous la recommandation d’un écriteau, où l’on lisait, en lettres de trois pieds de haut sur huit pouces de large : Grand-Hôtel de Marseille et de l’Univers (Réunis). Entendant le bruit infernal qui se menait sur la jetée et dominait le monotone grondement des lames, Marius Cabourot, propriétaire de « l’Hôtel », se dit :

— « Quelque voyageur sera sans doute arrivé. »

Et il envoya Saïd-Shenaf, son principal représentant et fidéi-commis, et aussi son unique domestique, Ali Bargasch, à la découverte. Ces deux noirs, armés chacun d’une lanterne et d’un bâton, tombèrent d’un temps sur les Somalis portefaix, et ceux-ci disparurent dans la nuit avec les bagages. Car un troisième noir, vêtu de blanc, ceinturé de cuir verni et coiffé d’un bonnet rouge, était apparu brusquement. Sa présence coïncida avec une telle distribution de coups de trique, que Lionel put ouïr le son mat rendu par les chairs meurtries. Puis, l’homme au ceinturon avait remis son court bâton sous son bras et salué le nouveau débarqué.

Lionel était alors bien loin de ces idées humanitaires, qu’il avait si souvent préconisées dans les réunions du café Procope, présidées par Maintoulat. L’émancipation des nègres le préoccupait beaucoup moins que la disparition de son carton à chapeau. Jusqu’alors il avait sauvé ce débris du naufrage avec l’instinct du désespoir. Quand il s’aperçut que son chapeau de cérémonie l’avait quitté, Lionel devint plus féroce qu’un négrier : « Très bien ! Très bien ! criait-il. – Assommez-moi cette canaille !… Mon chapeau ! Ils ont emporté mon chapeau ! »

C’était l’homme au ceinturon qui le tenait, le bienheureux carton à chapeau, et il le portait avec une martiale délicatesse. Il accompagna Lionel jusque dans l’hôtel. Devant eux voltigeaient les chemises blanches de Saïd-Shenaf et d’Ali-Bargash, avec des allures de spectre. Leurs ombres, ridiculement déformées, semblaient courir sur le sable, s’allongeant, se raccourcissant aux ballottements des lanternes, dont le reflet troublait les crabes qui s’enfuyaient obliquement.

L’homme au ceinturon avait déclaré à Lionel qu’il représentait la police ; il l’avait aidé à escalader les degrés de pierre. Le jeune homme se promit de recommander cet agent intelligent au Ministère pour quelque décoration. M. Marius se contenta de donner une pièce d’argent au caporal soudanais et lui fit verser un grand verre de bière : « Il valait mieux être bien avec eux ! Ici, monsieur, il convient de ménager la police. » Et, ayant favorisé M. Gauguet de cette confidence, M. Marius lui annonça que son hôtel était à sa disposition. Les bagages rassemblés devant le comptoir, on les vérifia. Il ne manquait rien ! M. Marius avait généreusement donné trois sous à quelques-uns des Somalis porteurs, chassé les autres. Tous s’étaient dispersés en poussant des cris discordants ; des silhouettes d’hommes, habillés de blanc avec des ceinturons noirs, se distinguaient à quelques pas de la clôture.

Alors, M. Marius avait esquissé un tel tableau du pays où il avait planté sa tente, que Lionel se désespéra à l’idée que la Saône allait bientôt lever l’ancre et l’abandonner dans ces parages désolés. Sa première nuit sur la terre d’Afrique abonda en terreurs de toutes sortes. Couché sur un mauvais lit arabe, sans matelas ni oreillers, il entendait les ais disjoints de la cahute gémir sous la brise de l’Océan indien. Des rats coururent par la chambre ; deux passèrent sur lui. Et leurs petits pieds froids glacèrent l’infortuné Lionel, qui n’osait point se lever. Car le parquet grouillait de cancrelats énormes. Il en sortait de toutes les fentes. Et ils allaient à la file indienne, se hâtant avec un bruit de feuilles sèches. Et voici qu’un lézard hideux, gris, avec des pustules roses et bleuâtres, galopa le long des solives du plafond, poursuivant une sauterelle jaune, qui tomba sur le lit et s’échappa en boitant. Une araignée rousse, poilue, hérissée, gigantesque, descendit de la muraille sur la petite table, où crépitait la veilleuse. Et elle se tenait là, en embuscade, guettant les papillons velus qui se noyaient dans l’huile, où nageait le lumignon fumeux. L’explorateur pouvait voir ses yeux luire, ainsi qu’autant de brillants minuscules.

Ainsi, Lionel Gauguet s’initiait-il aux particularités de la vie nocturne chez les animaux du littoral érythréen. Ce furent là, du reste, les seules observations zoologiques qu’il devait recueillir pendant son séjour en Éthiopie.

Quand le lendemain, aux premières heures du matin, il se rendit en grande tenue de professeur, redingote, chapeau de soie, bottines vernies et gants blancs, chez le gouverneur, le thermomètre marquait déjà, bien qu’on fût au mois de janvier, trente degrés centigrades à l’ombre. M. Lapelle reçut le nouveau venu avec une circonspection diplomatique. D’abord, M. Lapelle détestait qu’on vint se promener « chez lui ». Son pré d’Obock était enclos, garni de pièges à loup. Qui y mettait le pied s’exposait aux plus fâcheux accidents. Il avait assez de coins perdus dans toute l’Afrique, pour que les chercheurs d’aventures, de papillons et d’escargots (ainsi M. Lapelle qualifiait-il les voyageurs et les savants) trouvassent à y exercer leur ridicule industrie. Mais qu’on le laissât tranquille sur sa côte des Somalis, d’où il surveillait l’Abyssinie et favorisait la contrebande de guerre. Cette dernière partie de ses attributions n’était pas absolument officielle. Il régnait en paix sur la baie de Tadjourah, sans conteste. Et s’il ne pouvait s’aventurer à trois lieues, vers les premiers contreforts des monts rouges où erraient les Afars, sans risquer d’être mis en pièces – car M. Lapelle était un partisan du gouvernement par persuasion et ne pouvait souffrir un militaire dans ses états – du moins il possédait la côte. Il y rendait journellement, pendant cinq mois d’hiver, les plus grands services à la civilisation, à la France, au Ministère des colonies ; les indigènes et les collectionneurs de timbres-poste bénissaient son nom. Les premiers, parce qu’il les laissait en paix, les seconds, parce qu’il changeait chaque année le modèle des timbres. Et lorsque les chaleurs arrivaient, M. Lapelle rentrait en France où il distribuait, dans les bureaux des ministères et dans les rédactions des journaux, les diplômes de son ordre de Tadjourah.

C’est pourquoi M. Lapelle, désireux qu’un si bel état de choses ne fût dérangé par quiconque, avait donné à entendre, dès la première audience qu’en obtint Lionel Gauguet, que le pays était de ceux où la vie n’est possible à personne. Peu sûr, infesté de bêtes féroces et de reptiles inconnus, peuplé de serpents à sonnettes, à lunette, à coiffe, cracheurs, sauteurs, pour ne nommer que les principaux, le territoire d’Obock recélait, dans ses sables, tous les genres de mort violente. Les populations indigènes ne le cédaient en rien aux Peaux-Rouges les plus réputés pour leur astucieuse scélératesse. M. Lapelle raconta au jeune homme dix assassinats récents « accomplis en une semaine aux portes mêmes du gouvernement ». La femme du vakil d’Obock avait lapidé de ses mains un matelot qui s’était arrêté contre son mur. Grave imprudence ! L’homme était mort sans qu’on pût rien réclamer. Un voyageur anglais – un naturaliste, comme de juste, et un peu fou – venait d’être trouvé près des puits de l’Oued Atélah, taillé en plusieurs quartiers. On ne l’avait reconnu qu’à ses chaussures imperméables et à ses bas tricotés. Et la vie était hors de prix. Les œufs valaient jusqu’à une roupie la douzaine, et encore n’en pouvait-on acheter facilement.

Le gouverneur déplorait plus que personne un tel état de choses. Mais comment y porter remède ?… Il dépeignait encore le pays comme fiévreux, dysentérique, et riche en ulcères incurables. Tous les microbes connus, et beaucoup d’autres, s’y étaient donné rendez-vous, à tel point qu’un Hindou de Surate, attiré à Obock par son malheur, avait succombé huit jours après son arrivée. À grand peine avait-on pu se procurer une vache étique pour que cet étranger pût mourir honorablement en lui tenant la queue, suivant les rites.

M. Gauguet était d’ailleurs parfaitement libre d’explorer le pays dans tous les sens et à toute heure du jour et de la nuit. Mais, pour la bonne règle, M. Lapelle avait demandé au nouveau débarqué de lui signer une décharge officielle où l’explorateur déclarait que, le gouverneur l’ayant averti du mauvais état des esprits parmi les Adals, Danakils, Assaï-Maras, Gadaboursis, Issas, Aberaouals et autres tribus nomades, lui, Gauguet (Lionel – attaché à l’Institut zoologique) n’en persévérait pas moins dans son dessein de remplir une mission scientifique.

Lionel, flairant un piège, avait signé sans hésiter, puis déclaré verbalement qu’il n’entreprendrait rien sans le congé, voire même sans les ordres de « Monsieur le Gouverneur ». Alors, M. Lapelle l’invita à déjeuner, se fit bienveillant, charmant, communicatif. Il confia au jeune savant les secrets de sa politique, lui expliqua comment il s’était débarrassé de deux fonctionnaires et d’un médecin colonial qu’il soupçonnait d’avoir voulu contrecarrer ses projets. Lionel lui avoua ne pas craindre un tel sort. Il ouvrit son cœur à M. Lapelle, lui dit ses secrètes espérances : « Pour les hommes d’étoffe, la science n’est, en somme, qu’un moyen. La politique, elle, est la vraie science. » Et Lionel pria M. Lapelle de l’aider de son expérience. Au café, les deux exilés temporaires, ayant menti autant qu’on peut le faire honnêtement durant une entrevue de deux heures, étaient amis. Ils se quittèrent, enchantés l’un de l’autre, et pas pour longtemps. Le soir même, le gouverneur recueillait Gauguet dans son palais et lui tenait ce langage :

— « Vous êtes un gentil garçon et avec qui on peut causer. Je vous garde avec moi autant pour votre sûreté que pour mon plaisir. »

Puis il s’était mis à dénigrer Saint-Pol. « Cet original insoumis, cassant, cette tête brûlée lui avait causé mille ennuis. » D’ailleurs M. Lapelle ne se crut point obligé à fournir de plus précises indications sur ces ennuis. Saint-Pol était un gêneur, cela suffisait. Gauguet fut de cet avis. Faisant chorus avec le gouverneur, le jeune explorateur traita avec mépris cet « aventurier » dont il recueillait la succession, déprécia ses travaux, flétrit sa dissipation : « Qu’attendre de sérieux d’un personnage sans conduite, qui passait sa vie au café, et ne reconnaissait ni Dieu ni maître ? » M. Lapelle avait ajouté alors : « Oui, j’ai toujours été convaincu qu’il buvait ! » Il savait pourtant que Saint-Pol ne buvait que de l’eau et que sa sobriété était devenue proverbiale à Obock, tout comme sa frugalité et sa résistance à la fatigue. Mais M. Lapelle ne se croyait pas obligé à rendre la justice. Il avait, dans sa colonie, un ancien maître de la flotte chargé de ce soin.

— « En somme, mon cher, ce Saint-Pol n’a dû rien rapporter de bien fameux ! »

M. Lapelle continua de déblatérer. Il blâmait cette inutile dépense d’envoyer des gens quelconques ramasser n’importe quoi, surtout dans son gouvernement où il n’y avait absolument rien ! « Rien, mon ami, rien !… On le sait depuis longtemps ! »

Et ce grand homme, les pieds posés sur les palettes de son vaste fauteuil indien, épongeait son crâne luisant. M. Lapelle ressemblait à un marabout. Quand il se promenait d’aventure sur l’esplanade du gouvernement, sa longue et maigre personne suffisait à accroître de moitié l’infinie monotonie du désert.

Pour convaincre Gauguet de l’inutilité de toute recherche dans ces parages désolés, il l’avait emmené cinq ou six fois en excursion, aux heures les plus chaudes du jour, et à dos de chameau, dans l’espoir de le dégoûter à tout jamais de la nature éthiopienne. L’infortuné Lionel crut que le mal de mer allait le terrasser à nouveau. Du haut de la selle à deux sièges où il se sentait tumultueusement secoué dans les directions les plus contraires, il avait la vue pleine et entière de la plaine chaotique où des blocs de pierre noire dépassaient çà et là des dunes rousses ou grisâtres, sous un soleil de feu. La vibration de la lumière l’étourdissait par moments. Une sueur âcre ruisselait jusque dans ses yeux, ses mains se pelaient, et aussi le bout de son nez. Le vent soufflait sans relâche, menaçait d’enlever le casque blanc, bombé en manière de cloche, et cinglait une mitraille de sable dans le visage de l’explorateur. Il voyait courir sur le sol, couvert, par places, d’une végétation lépreuse, toutes sortes de coléoptères noirs. De ces êtres disgracieux, les uns étaient ronds et luisants ainsi que des boutons de bottines, les autres ovales et rugueux, pareils à des crottes de chèvre qui marcheraient. Certains voltigeaient lourdement, tombaient sur le dos, tournoyaient comme s’ils eussent nagé. Un énorme bupreste roux et doré sortit de terre, pour être aussitôt happé par une pie-grièche qui le ficha sur une épine de gleditschia, pointue, triangulaire, à l’image d’un stylet.

« Certes, pensait Lionel, il est bien inutile de ramasser toutes ces vulgarités… Ce sont toujours les mêmes ! »

Donc il ne récolta pas d’insectes. Les oiseaux ne se recommandaient par aucune particularité remarquable : « Les outardes sont connues depuis longtemps, les cigognes sans intérêt ; les alouettes ne diffèrent en rien de celles des friches françaises, les tourterelles ne valent pas le coup de fusil ! »

Aussi Lionel négligea les oiseaux qu’il eût été incapable de mettre en peau, besogne indigne d’un savant. C’était bon pour Saint-Pol, pour Bonnereau et autres farceurs, d’empailler des bêtes ! M. Gauguet voyait la zoologie à un point de vue général. Les mammifères lui inspiraient moins de mépris. Mais la difficulté de s’en procurer est considérable. Il faut aller de grand matin en suivant le chemin des puits, des flaques d’eau, et ce sont là des endroits fréquents en mauvaises rencontres. Ces nomades, qui poussent devant eux d’immenses troupeaux de chèvres, obéissantes à la voix, ne vont jamais sans un coutelas, deux javelines et un bouclier rond, et leurs femmes sont plus semblables à des spectres qu’à des créatures humaines. M. Gauguet avait trop de lecture pour ignorer que les massacres des principales missions officielles dont le Tour du Monde fasse mention – et il ne connaissait que celles-là – avaient toujours eu les puits pour témoins : « Évitons les puits, se dit-il. D’ailleurs ce qu’on pourrait y trouver est depuis longtemps connu ! » Les mammifères ne sont pas d’une étude facile. L’impossibilité de les écorcher parfaitement, d’autres empêchements arrêtèrent Lionel. M. Lapelle avait prévu tout cela :

— « Je me charge de vous. Cela me regarde. Laissez-moi le soin de vous réunir des échantillons. Mes chasseurs vous rapporteront les animaux de l’intérieur. Laissez-moi ce soin ! »

Lionel en laissa tellement le soin à M. Lapelle qu’il passa deux mois à lire des revues, des journaux et des ouvrages philosophiques dans le palais du gouverneur. Il écrivait régulièrement à sa mère, aux professeurs de l’Institut zoologique, à M. Mirifisc, à M. Sosthène Dubard. Une conclusion revenait, invariable, à la fin de chaque lettre : « Cela va mieux que je ne l’espérais. Mais la lutte est dure contre les fourmis et les termites qui me mangent, chaque nuit, les récoltes que j’ai faites le jour, à la sueur de mon front. Ma provision d’alcool a été bue par mes domestiques noirs. Il me reste du formol, heureusement. Vous ne me reconnaîtriez pas tant j’ai le teint basané. Je me porte assez bien, quoique extraordinairement fatigué par mes courses sous le soleil brûlant du désert. »

Puis, un jour de mars, sentant que sa mission tirait à sa fin et que M. Lapelle allait s’embarquer pour la France, Lionel dénonça à cet homme politique sa ferme intention d’explorer les îles Musha, puis de retourner dans la mère patrie. M. Lapelle fut ravi à l’idée d’être débarrassé de ce gêneur autour de qui il multipliait les espions, si peu probables que fussent cependant ses velléités d’indépendance.

Il ordonna donc d’apprêter le départ, d’armer le boutre du gouvernement et recommanda expressément au patron, un Arabe du Yémen, de ne pas perdre de vue son passager. Et par une belle nuit de mars, M. Gauguet reprit la mer. La grande barque roula sans discontinuer pendant dix heures. Enfin, on aperçut les plates-formes dévastées, pelées par le vent, des îles Musha. Là, Gauguet, qui toute la nuit s’était remémoré l’assassinat de notre agent Lambert, tué en vue de cet archipel par ses matelots aux gages du sultan de Zeilah, s’aperçut, fortuitement, qu’on avait oublié de transporter à bord ses caisses d’eau minérale. Devant cette impossibilité absolue de continuer son expédition, M. Gauguet, sans même débarquer à Djibouti, retourna d’une traite à Obock. Par un hasard que M. Lapelle qualifia de providentiel, le transport de l’État la Moselle, arrivant d’Indo-Chine, entrait alors en rade pour y faire du charbon. Comblé d’éloges et de bénédictions par M. Lapelle, qui y joignit le collier de son ordre, le Nisham El Anouar, Lionel monta sur la Moselle. Quinze jours plus tard il prenait à Marseille le rapide de Paris, et le lendemain sa mère s’évanouissait de joie entre ses bras.

Tel fut le voyage à la côte des Somalis où M. Lionel Gauguet, suivant l’expression de M. Sosthène Dubard, qui lui consacra un article dans la Charrue sociale « rencontra la mort à chaque pas et donna aux Français de son temps l’exemple des mâles vertus d’un Spartiate, alliées à la haute culture d’un Athénien ».

Les collections formées pendant cette mission consistaient en quelques coquillages, choisis parmi les plus gros et les plus luisants, en six papillons de nuit pris à la lumière, en cinq scarabées et demi, car l’un d’entre eux avait été trouvé mort, dans un vieux tonneau, et il lui manquait la tête. À ce fonds, venaient s’ajouter un serpent dans l’esprit de vin acheté chez un commerçant grec qui l’avait apporté de Corfou « pour la curiosité », deux cornes dépareillées d’antilopes, une défense de poisson-scie acquise d’un matelot à bord de la Moselle, et enfin une peau de pélican, mangée par les dermestes et découverte dans un magasin de Port-Saïd. Mais M. Gauguet adressa au ministre un rapport si bien tourné, où tout ce qui aurait dû se trouver à Obock était énuméré avec art, méthode et clarté, que le jeune missionnaire reçut promesse d’être nommé, en pied, assistant à l’Institut zoologique, et de recevoir les palmes académiques au prochain mouvement. Une indemnité supplémentaire de 3.000 francs lui fut allouée pour ses frais. Cette fois ce fut Lucien de Saint-Pol qui participa aux munificences du ministre. Ce vieux voyageur se vit refuser l’allocation qu’il sollicitait pour explorer le Killimansd’jaro.

M. Mirifisc résolut alors de tailler à son protégé un succès de première grandeur, par le moyen d’une exposition. Les expositions du Muséum jouissaient d’une certaine vogue. Les oisifs s’y donnaient rendez-vous devant des panoplies d’armes sauvages, des ustensiles de ménage, des pilons à riz ou des moulins à prières, des divinités à mâchoires de crocodile, des pagnes jadis portés par des négresses ou des canaques, des papillons multicolores, et des oiseaux empaillés. Un service de presse supérieurement organisé entretenait la réclame. Si les voyageurs étaient tant soit peu capables de s’exprimer en public, on les exhibait comme conférenciers, ce qui fournissait à certains l’avantage de projeter à la lumière oxhydrique des photographies authentiques, où le public charmé les pouvait reconnaître, fumant leur pipe, avec quelques femmes indigènes à leurs pieds. Mais ceux dont la parole, indépendante et véridique, ignorante ou contemptrice de la prudence humaine, eût pu exciter des curiosités inutiles parmi un auditoire, en principe peu sûr, malgré les cartes, ceux-là étaient soigneusement écartés. Jamais les missions de Médéric Bonnereau ni de Lucien de Saint-Pol n’aboutirent à des expositions. Quand leurs collections arrivaient, on les enfouissait dans les magasins, car le temps manquait pour les préparer. Et il n’en était plus question.

On sut cependant retrouver celles qu’avait récemment formées Saint-Pol sur la côte des Somalis, tant M. Mirifisc apporta d’assiduité à les faire rechercher. Les centaines et les milliers d’échantillons sortirent, comme par miracle, des caves où ils moisissaient et furent produits à la lumière du jour. On monta les grands mammifères : zèbres à la robe rayée, onagres à pieds blancs jarretés de sépia, bubales aux cornes en lyre, antilopes girinouks dont le chanfrein noir et blanc a l’aspect d’un masque, et dont les hautes jambes fines semblent de fil de fer ; et aussi les oiseaux : les gypaètes et les aigles gigantesques, les grandes outardes du désert dont les mâles se distinguent par leurs favoris blancs, en houppes : et les varans, lézards des sables qui atteignent six pieds de long ; les vipères éfas, qui portent sur leur dos roux des chevrons noirs, et dont le venin est si sûr que Cléopâtre chargea l’une d’entre elles de la sauver des Romains. On exhiba des crânes de Danakils dérobés la nuit dans les sépultures, de Gallas, recueillis sur les champs de bataille du Choa, de Somalis, fusillés en attaquant une caravane, et aussi celui du derviche que tua, avec sa latte de Mascate, Lucien de Saint-Pol, quand il monta à l’assaut de Métémeh, couvrant de son corps l’empereur Jean qui reçut une blessure mortelle en cette affaire. Mirifisc, qui ne doutait de rien quand son intérêt ou son caprice étaient en jeu, emprunta même, sous un prétexte, à Saint-Pol, le harnachement de cheval vermeil, le bouclier et les armes dorées que le Négus expirant avait données au Français, en le nommant dedjazmach, bien qu’il détestât les étrangers. Puis on réussit à éloigner Saint-Pol en lui obtenant une petite mission mal payée pour le Gabon. Tranquille de ce côté, Mirifisc expédia son homme en lui recommandant de « se méfier de la fièvre, de se ménager, et de revenir, quand il voudrait », et s’occupa de l’Exposition Gauguet.

Les mois d’été et ceux des vacances passèrent dans tous les préparatifs. Dans les premiers jours d’octobre, M. Mirifisc annonça, à l’Assemblée des professeurs, qu’on ouvrirait prochainement, dans une quinzaine, « l’exposition Gauguet »… M. Tempier avait voulu protester, mais son appui habituel, M. Lebasset, lui avait subitement fait défaut, parce que celui-ci boudait le professeur d’Entomologie qui avait voté contre lui, dernièrement, à l’Académie des Sciences. Et M. Tempier, se voyant seul de son avis, avait préféré se taire sur les trois espèces d’insectes récoltées par Gauguet alors que Saint-Pol en avait rapporté plus de deux mille. D’ailleurs, il était trop tard, la pancarte de l’Exposition était prête, les invitations distribuées. Les collections Saint-Pol passèrent à l’actif de la mission Gauguet. Toutefois, MM. Lebasset et Tempier, par conscience, commandèrent que tous les objets rapportés par Lucien de Saint-Pol portassent son nom. De telle sorte que sur plus de quinze cents exemplaires exposés par l’entomologie et l’ornithologie on put lire la mention « Mission Saint-Pol » et sur huit seulement « Mission Gauguet ».

Lionel opposa à « ces manœuvres » – comme disait M. Sosthène – une fierté renforcée de dédain. On lui avait promis que le Ministre viendrait de sa personne.

— « Votre fils, Madame, a trop de mérite pour ne pas attirer l’envie. Ce jeune homme a tout pour lui, tout, Madame… »

Ainsi avait parlé la baronne Kolb à son amie Mme Gauguet, et celle-ci avait répondu :

— Hélas ! Madame, mon pauvre enfant a tiré les marrons du feu !… Et les intrigants profitent de son travail !… Que ce monde est injuste et méchant !… Et puis, je vous prie, qu’est-ce que ce Saint-Pol qu’on veut lui jeter dans les jambes, et qui a jamais entendu parler de ce monsieur ?

La baronne éluda la question. Nul plus qu’elle ne connaissait Saint-Pol, avec qui elle dînait souvent chez la princesse Rapolnick. Et Mme Gauguet continua de se plaindre à la baronne. Elle l’approuvait en hochant d’un menton plus arqué que la proue d’une galère et qui réussissait à joindre un nez dont la courbe fière commençait à la base d’un crâne couvert de cheveux noirs, presque bleus. Leurs bandeaux enserraient le visage cireux ainsi que les deux battants d’un triptyque. Et la baronne Kolb, à cause de sa maigreur, avait été surnommée par Mme Lagagne, « le Chauffroix de Corbeau ». Cette petite femme, qui, à ce qu’on disait généralement, aurait toujours cinquante ans, était la grande amie de tous les hommes d’avenir. Elle s’occupait activement de ceux qui voulaient bien lui demander sa protection. Prisant l’humilité et la souplesse pour première vertu chez les mâles, elle n’en dédaignait point les autres qualités. Son influence passait pour considérable et pour s’augmenter avec le temps. On reconnaissait à la baronne Kolb une belle âme et des idées avancées en matière sociale, et comme éducatrice elle était généralement appréciée. Son programme était bien connu tant la baronne apportait de franchise à ses dires. Il ne visait rien moins qu’à changer la face de la société moderne par l’influence de nouvelles cours d’amour. Tout homme digne de ce nom devait confier sa vie à la direction d’une amie. Car, comme chacun sait, les hommes sont des animaux lourds et brouillons, incapables de marcher seuls sans se heurter à tous les obstacles. Les femmes, supérieures par essence, sont heureusement là pour veiller. Leur expérience – et la baronne, ainsi que ses amies abondaient en dons de l’expérience – peut seule conduire ce bétail humain vers les pâturages sacrés de la sagesse, lui poser sur les épaules le joug de la douce habitude, le diriger, l’exciter avec l’aiguillon de l’amour.

Lionel, grâce à sa coutumière adresse, avait esquivé le patronage extramaternel de la baronne Kolb. Trop calculateur pour ne point conduire ses relations galantes au gré de ses intérêts, il avait pesé le pour et le contre de l’affaire. Le ridicule lui parut représenter un lourd chapitre pertes, sans qu’une quantité suffisante de profits vint rétablir la balance. Le jeune professeur n’avait aucun goût pour la dame dont la maturité s’acheminait, depuis quinze ans, vers la voie sèche, ainsi que le prouvaient les rides fâcheuses qui sillonnaient son visage. Et, pour tout dire, le salon de la baronne Kolb déplaisait à Lionel : trop grande affluence de gens de lettres, par vocation vantards, médisants et légers, inaptes à comprendre les choses de la science, sans parler du mauvais renom de la maison depuis que Mme Kolb, conséquente avec ses théories, avait ouvertement réduit son mari à la condition de majordome.

La baronne avait respecté cette réserve. Prisant avant tout chez les hommes cette carrure d’épaules qui est un assez sûr garant de leurs sentiments, elle avait trouvé de son côté que M. Lionel Gauguet manquait d’ampleur. D’ailleurs, son système d’éducation n’avait rien de personnel. Quelques adeptes dévouées à ses nobles idées étaient là pour remplacer la présidente de l’œuvre en cas de besoin, et l’aider dans sa mission humanitaire. Mme Kolb eut bientôt trouvé une Égérie pour guider M. Gauguet dans les débuts de sa carrière.

Et, pensant à cette Égérie de choix, la baronne Kolb avait ainsi pris congé de Mme Élisa Gauguet.

— « Votre fils est de ceux qui iront loin, je vous en réponds. Mais ce qui lui manque, et ce dont il le faut pourvoir… et au plus tôt… c’est une… amie, dévouée, éclairée… et qui ait de l’influence sur lui… Les hommes sont si faciles à prendre, hélas !… Et vous savez par qui !… Ce qu’une mère, chère madame, ne peut pas faire… une amie… souvent… Votre Lionel est sur ses vingt-cinq ans. L’important est qu’il ne tombe pas en de mauvaises mains. Enfin, vous entendez.

Mme Élisa Gauguet avait préféré ne pas entendre. Mais, en son tréfonds, elle s’associait avec la baronne, tant le cœur d’une mère est facile aux capitulations dès qu’il s’agit du bonheur, de l’avenir, de « la situation » d’un fils unique.

C’est à son exposition, dont il faisait modestement les honneurs, en menant ses visiteurs du côté opposé aux étiquettes de Saint-Pol, que Lionel vit Mme Keller pour la première fois. La baronne Kolb qui les présenta l’un à l’autre avait bien préparé son effet. La mise en scène fut réglée de façon supérieure. L’entrée de ces deux femmes élégantes avait révolutionné le public médiocre et discret qui s’essayait à prendre connaissance des choses de l’Afrique française.

Grande et svelte, la taille prise dans un fin boléro de loutre dont le col évasé et les grands revers étaient d’hermine, Lucie traversa la foule de cette allure souple et glissante que les maîtres du temps passé surent donner aux nymphes du cortège de Diane. Sa robe de cachemire gris de perle, serrée aux hanches, en exagérait le galbe fier et décent. Ses cheveux châtains, curieusement disposés en trois masses, dépassaient sous un chapeau à passe garnie d’hermine et encadraient un visage pur, au teint reposé et frais. Et comme si cette charmante femme de vingt-sept ans, dont les grands yeux doux répétaient la couleur incertaine des ondes, eût besoin d’un repoussoir, la baronne Kolb s’empressait à son côté, maigre, efflanquée, ardente, telle ces chiennes noires qui jadis se rassemblaient dans les carrefours pour aboyer à Hécate.

La baronne portait sur sa personne exiguë tout ce qu’un faible corps, animé par une âme altière, peut matériellement charrier de fourrures précieuses, de soie, de velours et de dentelles, sans préjudice des chaînes, des colliers et des bracelets. Un de ces anneaux, d’or rouge, façonné avec la grossièreté puérile qui caractérise « l’art nouveau », descendait sur son poignet ganté de blanc.

Lionel et Lucie se plurent dès le premier moment. Lui prisait à trop haut titre les dons de l’élégance et de la richesse pour ne pas être frappé, à travers sa vanité, jusqu’au cœur. La jeune femme fut séduite par la suffisance aisée et le charme féminin du professeur. Les hommes élevés dans les jupons des femmes gardent de cette éducation première une empreinte que les amoureuses relèvent avant tout autre indice. La franc-maçonnerie féminine, tout comme l’autre, confère des signes à ses privilégiés, et ces signes se reconnaissent au moindre contact. La barbe d’or de Lionel Gauguet ne déplut point, par surcroît, à Lucie Keller, quoiqu’elle attachât peu de prix aux avantages matériels. Molle, légère, ennuyée, n’ayant rien dans le cœur ni dans l’esprit, avide de science toute faite, confiante dans les assurances de la parole, ne détestant rien tant que la réflexion, l’esprit critique et ses incertitudes, Mme Keller cherchait un homme qui ne fût pas un cercleux comme son mari, ses frères, ses cousins, ses amis, leurs amis. Tous ces mondains l’assassinaient par leur banalité méthodique et leur uniforme discipline à l’endroit du convenu. Elle cherchait un homme assez jeune et neuf pour se montrer maniable, assez médiocre pour se laisser élever, assez présentable pour ne pas l’exposer à une humiliation possible. Elle ne le voulait ni trop entier de caractère, ni trop original, ni trop sensible, tous défauts compromettants à la longue. Elle le souhaitait assez égoïste pour garder son quant à soi et ne pas transiger platement avec les lois acceptées de l’honneur, mais ni courageux ni fier, car ces vertus, que Mme Keller taxait de ridicule, sont aujourd’hui sans emploi dans la société et ne servent qu’à retarder dans les entreprises de la vie. Et cette jeune femme nourrissait à l’égard des indépendants cette haine commune à presque toutes les personnes de son sexe, aux politiciens et aux hommes en place. Lucie, après avoir causé pendant moins d’une heure avec Lionel lui prêta toutes les qualités qu’elle prétendait chérir sur une seule tête.

Quant à lui, il jugea qu’une pareille liaison le rehausserait grandement et vis-à-vis de lui-même, ce qui était beaucoup, et vis-à-vis du monde, ce qui était le principal. Il accepta de prendre une tasse de thé le mercredi suivant chez Mme Keller. Il fit avec elle une partie de théâtre, en compagnie du romancier Rouergue, de la baronne Kolb et d’un lieutenant de cuirassiers. On soupa chez Durand, et Lionel reconduisit Lucie chez elle. Le coupé automobile de Lucie flatta l’amour-propre de Lionel. Dès lors ils ne se quittèrent plus. Leur bonheur administratif et discret ne fut bientôt plus un mystère. Et M. Georges Chéroy fut sans doute une des rares personnes à l’ignorer. Le monde jugea cette association comme plus honorable que celle où Mme Keller s’était un instant prêtée avec le banquier Hœfling. On la tint surtout pour plus conforme à la « tradition française ». Et il en rejaillit beaucoup de considération sur M. Lionel Gauguet tant à l’Institut zoologique qu’au Muséum.