Chapitre 3 — Le Feu et le Sang
Aliénor de Laval
Les cloches de la chapelle résonnaient dans l’air épais d’une fin d’après-midi étouffante. Aliénor de Laval se tenait sur la terrasse du manoir familial, le regard perdu entre le ciel gris et les champs de blé qui ondulaient sous une brise moribonde. Le village en contrebas était calme, étrangement calme. Cette tranquillité, loin de l’apaiser, alourdissait son cœur d’un pressentiment qu’elle ne pouvait ignorer.
Un tambour sourd semblait battre dans l’air, dans un rythme lointain mais menaçant, évocateur des récits terrifiants de raids qu’elle avait entendus enfant. Des silhouettes s’agitaient au loin, des paysans ramassant hâtivement leurs effets, comme si eux aussi ressentaient l’approche d’une menace invisible. Une odeur âcre, presque imperceptible, semblait déjà flotter dans l’air, et Aliénor se demanda si elle ne l’imaginait pas.
Soudain, le cri d’un corbeau fendit l’air. Le battement de ses ailes noires trancha net le silence. Aliénor ferma les yeux, comme pour se protéger de cette prémonition sombre dont elle avait été témoin à la chapelle quelques heures auparavant. Mais cette fois, ce n’était pas un présage. C’était un avertissement.
"Aliénor ! Venez vite ! Les gardes ont vu des voiles sur la mer !" La voix paniquée de Mathilde, la vieille domestique, s’éleva dans le hall derrière elle. Aliénor se retourna, ses mains se crispant sur la rambarde de pierre.
"Les voiles…" murmura-t-elle, presque pour elle-même, une sensation de plomb s’installant dans son estomac.
Elle descendit précipitamment les escaliers du manoir, traversant les couloirs où les serviteurs couraient en tous sens, emportant des coffres et des provisions. L’urgence dans leurs gestes confirmait ce qu’elle redoutait : les drakkars étaient là.
Bernard d’Armagnac, son chevalier protecteur, l’attendait dans la cour, déjà en armure, son visage grave souligné par la tension de ses mâchoires serrées.
"Aliénor, il faut partir maintenant," dit-il d’une voix ferme. "Les villageois ne tiendront pas face à une attaque viking. Nous n’avons pas assez d’hommes."
"Et comment abandonner Laval ?" répondit-elle, la voix tremblante mais résolue. "Nous ne pouvons pas fuir comme des lâches."
"Ce n’est pas une question de courage, mais de survie," rétorqua Bernard en posant une main lourde sur son épaule. Mais Aliénor crut déceler autre chose dans ses yeux – une peine personnelle qu’il ne nommait pas. "Votre vie est plus précieuse que ce village. Vous êtes l’avenir de cette terre."
Aliénor sentit un mélange de colère et de désespoir monter en elle, mais elle savait qu’il avait raison. Pourtant, l’idée de laisser derrière elle les paysans, les artisans, les enfants qu’elle voyait grandir depuis des années, lui déchirait l’âme.
Le grondement sourd de tambours retentit alors, résonnant depuis les collines qui surplombaient la mer. Elle leva les yeux et aperçut une colonne de fumée noire s’élevant à l’horizon. Les Vikings avaient accosté.
"Bernard," murmura-t-elle, son souffle court. "Ils sont déjà là."
***
Le chaos éclata dans le village comme un feu rampant. Les Vikings s’abattirent sur Laval avec une brutalité déconcertante. Les premiers cris percèrent l’air alors que les maisons en torchis prenaient feu, les flammes dansant comme des démons déchaînés. Des silhouettes menaçantes aux casques ornés de corbeaux et de plumes se ruèrent dans les ruelles, brandissant des haches et des épées.
Aliénor, réfugiée dans l’église avec une poignée de survivants, observait la scène depuis une lucarne. L’odeur de la fumée se mêlait à celle de la peur, une alchimie suffocante qui envahissait ses narines. Elle serrait un crucifix dans ses mains tremblantes, mais sa prière muette fut interrompue par un hurlement de douleur venant de l’extérieur.
"Nous devons partir avant qu’ils ne viennent ici," déclara Bernard, tirant son épée de son fourreau. "Si nous restons, ils nous égorgeront tous."
Aliénor hocha la tête, bien qu’un froid glacial l’envahît. Elle suivit Bernard et les autres alors qu’ils sortaient par une porte dérobée, traversant les ruelles pavées encombrées de débris et de corps. Partout, c’était la désolation : des femmes pleuraient en suppliant leurs assaillants, des hommes tentaient de résister avec des outils agricoles, mais ils étaient vite fauchés par la force implacable des guerriers nordiques.
Alors qu’ils atteignaient les abords du village, Aliénor s’arrêta net. À quelques mètres devant elle, une femme gisait sur le sol, ses cheveux blonds éparpillés dans une mare de sang. À ses côtés, un enfant pleurait, criant pour sa mère.
"Aliénor, non !" lança Bernard en voyant son mouvement. Mais elle s’élança malgré tout, ses pensées tourbillonnant. Elle savait que c’était une folie – ce n’était qu’un enfant parmi d’autres, et elle risquait sa vie inutilement. Mais quelque part, cette impulsion lui semblait juste. Comment pourrait-elle espérer survivre si elle abandonnait son humanité maintenant ?
Elle attrapa l’enfant dans ses bras, le serrant contre elle alors qu’un guerrier viking s’approchait, une hache dégoulinante de sang à la main. Il souriait, ses yeux brillants d’une cruauté sans remords, prêt à abattre son arme sur elle.
Un éclair d’acier fendit l’air avant qu’il ne puisse frapper. Bernard était là, sa lame plongeant dans le flanc du guerrier. L’homme s’effondra avec un râle, et Bernard attrapa Aliénor par le bras.
"Plus de folies !" gronda-t-il en la tirant vers les arbres.
***
Depuis les hauteurs, Raoul le Corbeau Noir observait le carnage. Le village de Laval brûlait, ses habitants massacrés ou capturés. Il se tenait sur une colline, sa silhouette sombre dominée par sa cape noire flottant dans le vent. À ses côtés, Harald savourait le spectacle, son sourire carnassier étirant ses lèvres.
"Regarde-les courir comme des rats," ricana Harald, son ton empreint de satisfaction. "C’est ça que tu voulais, Raoul ? Pas de feu, pas de bruit ? Alors regarde ton plan éclater en flammes."
Raoul ne répondit pas. Son regard fixait un point dans le chaos, un nœud d’émotions contradictoires serrant sa poitrine. Chaque maison en feu, chaque cri d’agonie, pesait sur lui. Était-ce ainsi qu’un chef gouvernait – en imposant la terreur ?
"Nous avons ce que nous sommes venus chercher," dit-il enfin, un ton de mélancolie perçant le contrôle froid de sa voix. "Rappelle les hommes. Inutile de s’attarder ici."
Harald grogna, mécontent, mais il fit signe à ses hommes de sonner la corne. Le cri guttural résonna au-dessus des flammes, rappelant les guerriers vers leurs drakkars.
Alors qu’il descendait vers le village, Raoul croisa le regard d’une femme portant un enfant dans ses bras, protégée par un chevalier franc. Son regard brûlant de haine traversa la distance entre eux. Il aurait dû détourner les yeux, mais il ne le fit pas. Cette femme, même au cœur de la destruction, tenait tête à la terreur.
"Elle ne pliera pas…" murmura-t-il pour lui-même, presque imperceptiblement.
Le corbeau perché sur un arbre proche croassa, comme pour rappeler à Raoul que tout cela n’était qu’une pièce dans un jeu bien plus grand.
***
Aliénor et Bernard atteignirent finalement la rive du fleuve, où une vieille barque en bois attendait, dissimulée sous des branches. Derrière eux, Laval disparaissait dans un rideau de fumée et de flammes.
"Vous devez partir," insista Bernard, aidant Aliénor et l’enfant à monter à bord. "Je resterai pour ralentir ceux qui pourraient nous suivre."
"Non, vous devez venir !" protesta-t-elle, les larmes coulant sur ses joues.
"Mon devoir est de vous protéger, même au prix de ma vie," répondit-il d’un ton ferme.
Aliénor voulut argumenter, mais la détermination dans les yeux de Bernard la réduisit au silence. Alors qu’elle s’éloignait sur l’eau, ramant maladroitement dans la direction opposée, elle le vit disparaître dans les ombres des arbres.
Le fleuve serpentait, et avec chaque coup de rame, Aliénor sentait le poids de la défaite lui écraser la poitrine. Laval était perdu. Son père était absent. Elle était seule, avec rien d’autre que la fumée du village en cendres pour guider son chemin sur ce fleuve inconnu.
Et pourtant, au fond de son âme brisée, une étincelle de défi persistait. Elle serra un peu plus fort l’enfant contre elle, se jurant que cette nuit, aussi sombre soit-elle, ne serait pas la fin.