Chapitre 2 — Vers les Rivages Francs
Raoul le Corbeau Noir
Un vent tranchant fouettait les visages des guerriers à bord des drakkars, emportant avec lui le goût du sel et le cri des mouettes. La mer grise s'étendait à perte de vue, agitée par des vagues qui semblaient vouloir avaler la flotte. Huit navires, aux voiles ornées de motifs runiques délavés, progressaient en formation serrée. À leur proue, des figures sculptées – monstres et corbeaux – fixaient l’horizon comme des esprits ancestraux, annonciateurs du destin qui attendait les hommes à bord.
Raoul se tenait debout sur la proue de son propre navire, son regard fixé droit devant lui. Sa cape noire battait dans le vent, amplifiant sa silhouette imposante. Les mèches emmêlées de ses cheveux noirs s’agitaient sous la brise glaciale, encadrant son visage marqué par la cicatrice qui longeait sa joue. Ses pensées se détournaient des hommes derrière lui, de leurs chants guerriers et de leurs rires rugueux. Il était seul avec la mer, avec le ciel terne et ses propres tourments.
Un cri de corbeau, porté par le vent, troubla un instant le silence de ses réflexions. L’oiseau noir planait au-dessus de la flotte, et Raoul suivit son vol du regard.
"Les corbeaux nous accompagnent encore," murmura-t-il à mi-voix. "Un présage... ou un rappel."
Non loin de lui, Harald le Loup Gris s’avança, sa lourde armure cliquetant légèrement à chaque pas. Il arborait un sourire narquois, comme s’il prenait plaisir à interrompre les pensées de Raoul.
"Un peu de silence, chef ?" railla Harald, en insistant sur le mot "chef" avec une ironie grinçante. "Ou est-ce que notre vaillant Corbeau Noir réfléchit encore à ses plans si... subtils ?"
Raoul tourna légèrement la tête, son regard gris acier se posant sur Harald avec une froideur tranchante. Il n'était pas du genre à répondre immédiatement aux provocations, préférant jauger les intentions derrière les mots. Pourtant, il sentait que l’insubordination de Harald était de plus en plus calculée.
"Les subtilités, Harald, sont ce qui nous a permis de survivre jusqu’ici," répondit Raoul d’un ton calme mais acéré. "La mer ne récompense pas les brutes qui foncent tête baissée. Et sur la terre ferme, les Francs non plus."
Harald éclata de rire, un son rauque qui couvrit les bruits des vagues. Les hommes derrière eux interrompirent brièvement leurs discussions pour jeter un coup d’œil curieux dans leur direction.
"Les Francs ?!" s’exclama Harald, balayant l’air d’un geste dramatique. "Ces rats dissimulés dans leurs forteresses ? Que nous importe leur organisation ? Une fois sur leurs terres, nous frapperons fort et vite, comme toujours !"
Raoul s’approcha lentement de Harald, réduisant l’espace entre eux jusqu’à ce qu’ils puissent presque sentir la tension émanant de leurs corps.
"Et c’est pour cela que nous avons perdu vingt hommes lors du dernier raid, Harald ?" répliqua-t-il, la voix basse mais vibrante de menace. "Parce que nous avons frappé fort et vite, sans penser à demain ?"
Harald serra les mâchoires, mais son sourire ne disparut pas. Ses yeux sombres, brûlants d’un mélange de colère et de mépris, fixaient Raoul comme un prédateur jaugeant un rival.
"Un chef qui hésite trop finit par perdre ses hommes," murmura Harald, suffisamment fort pour que plusieurs guerriers l’entendent.
Avant que l’échange ne puisse dégénérer davantage, une voix s’éleva depuis l’arrière du drakkar.
"Les côtes !" cria Olaf Dent-de-Sang, debout près du gouvernail. Il pointait un bras musclé vers l’horizon, où une bande sombre rompait enfin la monotonie de l’eau et du ciel.
Raoul détourna son attention de Harald et se dirigea vers Olaf, ignorant délibérément les murmures qui s’élevaient parmi les guerriers. La côte franque apparaissait comme une ligne fragile, presque irréelle sous la lumière diffuse du jour.
"Nous atteindrons les terres avant la tombée de la nuit," déclara Olaf, son ton teinté d’un enthousiasme presque prédateur.
Raoul hocha la tête. Il posa une main sur le bois rugueux de la proue, sentant les vibrations du drakkar sous ses doigts. Ce navire, son navire, avait traversé tant de mers et de tempêtes qu’il semblait presque vivant, un prolongement de son propre être.
"Ralentissez la cadence," ordonna-t-il à Olaf d’une voix ferme. "Nous devons approcher silencieusement. Ces eaux pourraient être surveillées."
Olaf fronça les sourcils, mais il acquiesça. Contrairement à Harald, il savait quand il valait mieux ne pas discuter avec Raoul. D’un signe de tête, il fit passer le message aux rameurs, qui ajustèrent la force de leurs coups.
Harald, cependant, ne put s’empêcher de murmurer dans un souffle : "Toujours à chercher des fantômes là où il n’y en a pas."
Raoul l’ignora. Il avait appris depuis longtemps que les mots de Harald n’étaient que du bruit, une distraction qu’il ne pouvait se permettre.
À mesure qu’ils approchaient des rivages, Raoul sentit l’agitation croître parmi ses hommes. Certains affûtaient leurs lames avec des gestes mécaniques, d’autres échangeaient des paris sur qui ramènerait le plus de butin ou capturerait la plus belle femme. Les discussions étaient rudes, teintées de rires éclats et de fanfaronnades, mais Raoul ne pouvait s’empêcher de ressentir un malaise croissant.
Le cri d’un corbeau perça l’air, distinct parmi le tumulte. L’oiseau, posé sur le mât, semblait fixer Raoul, comme s’il portait un message qu’il était seul à comprendre.
Hrothgar, un jeune guerrier en qui Raoul avait une relative confiance, s’approcha avec un mélange de respect et d’hésitation.
"Jarl Raoul," dit-il, inclinant légèrement la tête. "Les hommes sont prêts. Nous atteindre les Francs au crépuscule. Plan ?"
Raoul respira profondément. Ce moment où tout restait à faire, où chaque décision pouvait basculer entre victoire et désastre, était celui où il se sentait pleinement vivant.
"Nous avancerons jusqu’à la falaise au sud de leur village," expliqua-t-il calmement, sa voix portant à travers le vent. "Les Francs ne s’attendent pas à ce que nous arrivions par là. La plupart de leurs forces défendent la forteresse plus au nord. Nous frapperons rapidement et partirons tout aussi vite. Aucun feu. Pas cette fois."
Hrothgar hocha la tête, mais il jeta un coup d’œil vers Harald, qui ricanait en arrière-plan.
"Et Harald ?" murmura-t-il, abaissant la voix.
Raoul posa une main ferme sur l’épaule du jeune guerrier.
"Laisse-moi m’occuper d’Harald," répondit-il, un éclat sombre dans les yeux.
Lorsque la côte devint suffisamment proche pour distinguer les détails des falaises, Raoul sentit un changement dans l’air. Le silence s’épaissit parmi les guerriers, remplacé par une tension palpable. Chaque muscle, chaque regard semblait tendu vers l’action à venir.
Raoul descendit de la proue, avançant parmi ses hommes. Il les observa un à un, leur adressant un hochement de tête ou un mot bref. Ce genre de reconnaissance, bien qu’économique, renforçait leur loyauté envers lui.
"Nous approchons du destin," déclara-t-il finalement, sa voix basse mais puissante. "Certains d’entre vous ne reverront pas ces rivages froids. Mais rappelez-vous : si nous tombons, ce sera avec honneur, avec le sang de nos ennemis sur nos lames."
Un hurlement de guerre s’éleva parmi les hommes, un cri primal qui fendit l’air comme la lame d’une hache.
Raoul tourna son regard vers les falaises. Là-bas, dans l’ombre des terres franques, se trouvait plus qu’un village à piller. Il le savait dans ses os, dans cette connexion presque instinctive qu’il partageait avec le corbeau, cet oiseau qui planait encore au-dessus de son navire.
Le présage était clair. Mais le destin qu’il annonçait restait à écrire.