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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3III<br><br>OÙ MON ONCLE MONTRE LE FOND DE SON CŒUR


Pour un empire, mon oncle n’aurait pas voulu avouer à des tiers la grosse larme qui roulait lentement parmi les rubis de sa joue. Je me jetai dans ses bras ; il fit mine de me repousser, mais il me serra contre sa poitrine.

— On peut s’embrasser de plus loin, pas vrai, chevalier ? reprit-il en manière d’apologie : après Vivette, tu es mon plus proche parent. Mais où ça mène-t-il ? Eh bien, voilà ! mon registre n’est pas bavard, puisqu’il reste les trois quarts de son papier blanc (sauf les taches de sauce), depuis près de cent ans qu’il est dans la famille. Et cependant il dit bien des choses. Tu vois ces petites croix qui n’ont l’air de rien ? chacune d’elles marque des funérailles : ici, c’est le deuil d’une ferme ; là, celui d’un moulin, d’un étang, d’un clos, d’un taillis ou d’un baliveau d’âge. Nous étions riches. Après ? Nous voilà pauvres. On tâchera de boire tout de même. Si tu voulais me dire que tu ne m’en veux pas pour ton mariage manqué, ça me ferait plaisir tout de même.

— Nous nous aimons bien, Vivette et moi, murmurai-je.

— Et crois-tu que tu ne me manqueras pas ? s’écria mon oncle impétueusement. Je suis habitué à toi comme à ma pipe ! Calotte à papa ! qu’aurai-je pour te remplacer ? Ce vieux grigou de Merlin ? Je ne peux pas le voir en peinture ! Mais sois tranquille : notre Vivette le mettra dans sa poche. Et qui sait ? le coquin est encore dur ; mais il a de l’âge, et c’est peut-être par sa veuvière que tu rentreras dans ta maison de Keramour. Vous l’avez perdue par une vieille fille : elle vous reviendra par une jeune veuve. Ah ! ah ! ah ! voilà ! Toutes les nièces sont rousses ! l’idée n’est pas mauvaise, hé ?

Il plongea la main dans sa sacoche et en retira deux écus de six livres.

— Mon gars, me dit-il brusquement, les plus courts adieux sont les meilleurs. Je te donne Taupin pour ton voyage, avec la selle et la bride. Va faire ta valise, prends ces deux braves écus, et bonne chance ! Je ne veux plus te revoir.

— Quoi ! m’écriai-je, vous me chassez tout de suite ?

— À coup de bâton, s’il le faut, oui mon pauvre petit gars. Il faut avoir pitié de Vivette. Et puis, c’est dans mon marché avec le Merlin. Je ne connais personne à Paris à te recommander ; mais on m’a dit que Noël Menou, de Pendor, l’ancien domestique de ton père, avait fait fortune à la cour. Il est, à ce qu’il paraît, chambrier d’un ministre. Fais ton profit de cela… Et décampe, chien d’Anglais ! Tu devrais déjà être parti.

Il fourra dans ma poche les deux pièces de six livres que je ne prenais point. Je balbutiai :

— Mon oncle, je ne peux pas vous dire ce que je ressens…

— Beaucoup de rancune, mon gars ?…

— Non, sur l’honneur !

— Et un peu de reconnaissance. Il n’y a pas de quoi boire.

Il me prit par les épaules, me fit tourner de l’autre côté de la porte, qu’il ferma sur moi.

Mais je l’entendis qui disait en un véritable gémissement :

— Ah ! misère ! misère ! misère ! toutes les nièces rousses ! et les cinq prêtres ! et le cinquième ton, le diable et ses cornes ! ça vaut mieux que de jurer. Il faut donc mettre une croix sur le registre pour dire que j’ai vendu aussi ces deux enfants-là pour boire !

Je montai à ma chambre, résolu d’obéir. Mon cœur se fendait à la pensée de quitter Vivette sans même lui donner le baiser d’adieu ; mais je ne peux dire à quel point je respectais la volonté de M. Le Bihan.

Je l’admirais tel qu’il était, vices et vertus ; et pendant que je faisais ma valise, je revoyais toujours cette grosse larme roulant le long de sa joue rougeaude à la pensée de ma mère.

L’arrimage de mes effets dans le portemanteau n’était pas une besogne compliquée. Comme j’achevais, Joson entra sans frapper.

Joson était de Pendor et frère de ce Noël Menou qui avait servi mon père en qualité de petit valet.

— Voilà ce que c’est, me dit-il ; je ne mens point : la demoiselle est en bas qui pleure. Elle a tout écouté derrière la porte de l’étable. Elle dit comme ça qu’il faut passer, en vous en allant, par la grande avenue de Keramour. Si vous voulez, monsieur le chevalier, j’irai domestique aussi, moi, avec vous, jusqu’à Paris, faire fortune, comme de juste.

Je ne sais pas si, depuis sa naissance, Joson avait jamais prononcé un aussi long discours.

— Mon brave garçon, répondis-je, je n’ai en tout que douze livres.

— Ça ne fait rien.

— Et comment me suivras-tu ?

— À pied donc.

— Et si tu es malade en route ?

Sa large bouche s’ouvrit pour rire tout bas.

Joson malade ! c’était là, en effet, une drôle d’idée.

— Alors, conclut-il, voyant la faiblesse de mes objections, c’est dit : je vas faire mon paquet, sûr et vrai, et lier mes sabots.

Il s’éloigna. Je descendis à l’écurie pour seller Taupin. Ce n’était pas un coursier de bataille. Il avait charroyé du charbon pendant dix ans dans la forêt de Quimperlé avant de venir chez nous, et je le voyais porter mon oncle depuis tantôt dix autres années aux foires et pardons des alentours ; mais ces petits chevaux du Finistère, vifs et sobres comme des chèvres, vivent aussi vieux que des corbeaux. Le nom de Taupin disait sa robe, qui était noire avec des reflets d’un gris fauve. Il allait la tête basse et les jambes écartées, mais il allait tant qu’on voulait.

Je lui mis ma valise sur le dos et le fis sortir dans la cour. Mon oncle était debout et les bras ballants à la porte de l’écurie. Sa pipe éteinte pendait tristement à ses lèvres.

— Chevalier, me dit-il d’une voix véritablement altérée, te voilà donc qui t’en vas, mon pauvre petit gars ? Trois péchés mortels ! coquine de duchesse Anne ! saligauds de Français ! Je n’aurais pas cru que j’aurais tant de mal à me séparer de toi ! et il faudra que le Merlin mette six autres fûts avec une barrique de vin vieux, que j’avais oubliée. Il peut bien ajouter un tonnelet d’eau-de-vie, pas vrai, cadet ? Ventrebleu ! ventrebleu ! calotte à papa ! j’ai le cœur trop triste ! Veille à Taupin dans les descentes, le fer de derrière, à droite, n’a qu’un clou. Et ne me la fais pas trop pleurer : j’entends Vivette, à qui j’ai permis d’aller t’attendre au Grand-Carrefour. Veux-tu boire un coup ? Non ? Alors, bon voyage ! la treizième barrique ! Si j’étais notre âne, je brairais !

Il me serra la main terriblement dur et se sauva dans la cuisine.

Les cinq valets et les six servantes me firent escorte jusqu’au seuil de la cour. Il ne manquait que Joson. Un instant je le cherchai des yeux, puis je n’y pensai plus.

Bonsoir-à-revoir, Monsieur le chevalier ! criaient tous ces braves amis à tue-tête. Ça va être du deuil assez par chez nous de ne plus vous voir ni soir ni matin, et le Merlin à la place de vous, misère de malheur ! la bénédiction du bon Jésus et de la sainte Vierge Marie ! C’est la maison qui sera grande ! Portez-vous bien, monsieur le chevalier, et le paradis après vos jours !

Je mis Taupin au petit galop dans le chemin qui montait à la lande entre les deux taillis de châtaigniers. J’avais donné des poignées de main à tout le monde, hélas ! et rien avec. Mais jusque par delà les taillis, je les entendis qui récitaient pour moi le Pater noster de si bon cœur !

Tout ce que je voyais me serrait la poitrine : le pré gras où l’on coupait l’herbe pour l’étable, le douhet (bassin) près de la fontaine où les laveuses battaient le gros linge en mesure, les guérets qui attendaient encore une semaille de blé noir, et les choux grands comme des arbres, et les froments déjà hauts qui ondulaient à la brise. Chapeau bas, je dis adieu au clocher, j’envoyai un baiser aux deux pauvres croix de bois plantées l’une à côté de l’autre dans le petit cimetière.

Là, dans le cimetière et dans l’église, l’histoire de notre maison était racontée par les tombes. Nous avions été toujours en descendant depuis des siècles. Dans le chœur de la paroisse, trois Keramour dormaient sous des dalles de granit, et les dalles disaient de chacun d’eux : Haut et puissant seigneur…

Puis la mort avait passé le seuil. Trois autres tombes étaient tout près du porche ; – puis d’autres vers le milieu : des maîtres et des maîtresses de Pendor ; – puis les deux dernières, qui n’avaient ni tables ni grillages et se cachaient le long du mur…

Vers quel autre lointain champ de repos allais-je, moi le banni, plus pauvre qu’un mendiant ? Quelqu’un prendrait-il seulement la peine d’écrire mon nom avec un « Priez Dieu pour lui » sur les deux lattes croisées pour marquer mon dernier asile ?

Ventrebleu ! comme disait mon oncle, le soleil brillait là-haut joyeusement, annonçant déjà sa tombée par le rose orangé qu’il mettait aux rebords des nuages. Je n’étais pas d’humeur à garder longtemps ces mélancolies.

J’allongeai un coup de houssine à Taupin et je me dis :

— Chevalier, mon seul ami, c’est quand on est en bas de la côte qu’il s’agit de remonter. La méchante veine ne peut pas durer toujours, et Dieu t’a fait un fier cadeau, mon homme : c’est de n’avoir plus rien à perdre !

La route montait, justement. Au sommet, comme une opulente couronne, le parc de Keramour arrondissait les jeunes verdures de ses vieux arbres.

Je me dis encore :

— Puisqu’on peut tout perdre, on peut tout gagner au jeu de la vie. En avant, Taupin, ma bique ! Tu ne t’en doutes pas, ni moi non plus ; mais nous allons peut-être à notre fortune !

Comme je parlai ainsi, j’entrai sous la futaie pour abréger la route qui devait me conduire au Grand-Carrefour.

Je n’avais pas fait deux cents pas sous le couvert, que je vis quelque chose de noir pendre à une branche, comme ces sentinelles de paille qui gardent les cerises mûres contre le pillage des merles et des moineaux.

Je pensai tout de suite à ce pauvre bonhomme Legall, le chantre de Guidel, et je m’approchai dans l’intention de couper la corde, s’il était temps encore, par hasard.