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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2II<br><br>LES JURONS DE MON ONCLE


À cette déclaration de mon oncle Le Bihan, je restai positivement atterré.

— Et toi, reprit-il, mon gaillard, tu vas aller faire ton tour de France. Ah ! ah ! toutes les nièces sont rousses, ventrebleu ! mais c’est égal, on en rencontre encore des brunes et des blondes derrière les haies. Tu vas t’en donner, chevalier, attends voir un peu !

Il se leva en sursaut, car il avait oublié les grâces, et il récita dévotement la formule :

— Je remplace aujourd’hui monsieur mon chapelain, qui se trouve être par hasard en vacances.

Après quoi il dégaina pour protester contre l’indélicatesse de la duchesse Anne et interrompre ainsi la prescription, qui, sans cela, lui eût mangé petit à petit ses droits à la couronne de Bretagne.

— La treizième barrique ! s’écria-t-il en se rasseyant, tu as l’air d’un saint de bois, toi !

Le fait est que je ne trouvai aucune parole pour exprimer ma surprise désespérée.

— Sais-tu, reprit mon oncle, pourquoi je jure la treizième barrique ? C’est à cause de la bonne femme.

Il ôta son bonnet d’un air bourru, mais avec respect.

Dans les manoirs bretons, la « bonne femme », c’est la mère.

— C’était en 42, poursuivit-il : l’année était mauvaise, et madame ma maman tenait le domaine, parce que j’étais encore en minorité. Il n’y avait pas de pommes dans le pays ; mais notre clos Dréo, celui qui donne le meilleur cidre, avait fourni quatorze barriques. Madame ma maman avait voulu en faire de l’argent ; et un matin je vis arriver dans la cour des marchands de Lorient avec leurs charrettes.

J’avais pensé à cela toute la sainte nuit. Laisser partir tant de bon cidre ! Et l’idée que d’autres le boiraient me donnait la fièvre de misère. Je me mis à la fenêtre. Madame ma maman avait vendu douze barriques et la treizième pour le remplissage. On était en train de la charger. Je pris mon fusil et je la mis en perce par le milieu du premier coup.

— Que faites-vous, Monsieur Le Bihan ? me cria la bonne femme, voyant que je rechargeais mon fusil.

— Madame ma maman, répondis-je, les douze autres vont y passer, chien d’Anglais !

— Déchargez ! déchargez ! cria-t-elle aux marchands : voici mon petit gars qui est devenu homme !

Comme ça, culotte à papa ! la treizième barrique sauva tout le reste.

Louis XIV, sur ses vieux jours, racontant comment il avait saisi les rênes du char de l’État, devait avoir un peu l’air de mon oncle Le Bihan narrant cette anecdote caractéristique.

Pendant qu’il parlait, je me retrouvais un peu moi-même.

— Mais, mon oncle, lui dis-je, Vivette n’est pas une petite bêtaille, et il n’est pas permis de vendre ses enfants !

— Trois péchés mortels ! s’écria-t-il ; et ce juron-là, c’est l’histoire de mon mariage. Je te la dirai une autre fois. Comme la jeunesse est raisonneuse ! Veux-tu parier avec moi que le monde ne durera plus bien longtemps, chevalier ?

— Mais enfin, repartis-je, vous êtes gentilhomme : un gentilhomme n’a qu’une parole, et vous m’aviez promis Vivette, si je la prenais sans dot.

Mon oncle Le Bihan se gratta le bout du nez, qu’il avait rouge et pompeusement bourgeonné.

— Tu as raison, chevalier, me répondit-il. Malheureusement pour toi, je n’ai que ma parole. Si j’avais autre chose que ma parole, chien d’Anglais ! Je serais capable de la tenir ! Et sais-tu ? L’Anglais guérit mon chien galeux que je lui avait vendu. Il fit dessus un bénéfice… deux bénéfices ! car son Anglaise prit la maladie en caressant le chien ; il épousa la maîtresse de la poste, qui partit avec un douanier. Quinque sunt… et le reste ! Voilà qui m’épargnera plus d’une fois le péché de jurer. De compte fait, l’Anglais eut trois bénéfices, et il cassa la tête du douanier, ce qui donne quatre. Je t’avais promis Vivette, et je te la donnerai, si tu as les cinq cents écus, la paire de jeunes bœufs, le clos Huant, dont les pommes sont si bonnes, les douze jambons, les sept sommes de blé noir et les sept fûts de cidre. Je te fais grâce des quatorze poulettes.

— Je ne sais pas ce que j’ai, murmurai-je ; mais vous le savez, vous, puisque vous êtes mon tuteur. Je vous donnerai tout ce que j’ai.

— Oui bien, je le sais, chevalier, toutes les nièces sont rousses ! Ta majorité va sonner, mon ami. Prends le registre qui est là-bas avec le lard, dans le saloir : nous allons nous amuser nous deux à régler mes comptes de tutelle.

J’eus beaucoup de peine à distinguer le registre des morceaux de lard. Toutes les choses graisseuses qui étaient dans la huche se ressemblaient horriblement. Je rapportai enfin un vieux bouquin qui eût fait aisément douze marmitées de soupe ; et mon oncle, avant de l’ouvrir, le caressa de deux mains.

— Vois-tu, chevalier, me dit-il, je n’ai jamais battu ma femme. Aussi elle est morte jeune. Un camouflet fait vingt-huit chopines ! Fais-moi penser à t’expliquer ce juron-là. Et ne vaut-il pas mieux se soulager ainsi que de profaner le saint nom de Dieu ? Mon papa buvait encore mieux que moi. Il avait humé les deux tiers du domaine avant que j’aie seulement séché ma première écuellée. J’ai mis vingt-cinq ans à riboter le restant, et je dis qu’il a fallu de l’économie ! Je n’ai plus rien que ma soif : ainsi, que je te redoive ou non, c’est à peu près la même chose… Tiens, mon gars, voici la page où ton papa coucha son testament. Lis-moi ça : je n’ai pas mes lunettes.

Il me tendait le registre ouvert.

Il faut vous dire que ce respectable livre, malgré sa vétusté, ne contenait pas beaucoup de pages écrites. Il commençait à la date de l’an 1694, par les stipulations matrimoniales du grand-père et de la grand-mère de mon oncle Le Bihan ; puis venait une recette pour confire la sardine ; puis le texte d’une oraison latine, propre à éloigner le tonnerre ; puis encore un cantique familier, commençant ainsi :

Bergère

Légère,

Gardez-vous de glisser

Quand vous dansez sur la fougère…

Çà et là on rencontrait quelques additions, des reçus, des mentions de vente ; des images pieuses, collées avec de la mie de pain ; des dates de décès, de naissances et de mariages.

Il y avait une page qui disait : « Année 1748, deux éclipses, grand’marée de septembre qui démolit la douane de Lorient, mort de la vieille mère et des quatre bœufs. Baptême de la grosse cloche. Trop de pommes : on manquera de fûts. »

Et une autre qui relatait la façon dans le cœur de mon oncle avait parlé pour la première fois : « 1er octobre 1739. Ai poussé jusque chez M. de Guerhouzou pour goûter son cidre de garde. Bon, mais dur ; j’entends le cidre. La demoiselle Vincente en a bu une chopine de plus que moi. Seize ans, une brouettée d’appas. Ai voulu druger (jouer), m’a cogné. L’ai demandée au bonhomme en mariage. Accordé. M’a recogné d’amitié dans la cuisine (3 octobre). Ventrebleu ! quelle poigne elle a ! »

À la lecture de ce memento, on comprenait vaguement pourquoi mon oncle n’avait jamais battu ma tante.

Ce que mon oncle appelait le testament de mon père, était ainsi :

« Je soussigné, Antoine-Gaston Le Bihan, chevalier de Keramour, me sentant à l’article de ma fin, déclare mourir confessé et réconcilié dans le giron de notre sainte mère l’Église, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

« Item : donner et léguer tout ce qui est de moi et de défunte ma dame bien-aimée à notre fils unique Gaston, chevalier de Keramour, qui serait maître de Pendor, sans que nous l’avons malheureusement vendu, et seigneur de tout le grand Keramour, sans que ma tante Armelle (à qui je pardonne) nous en a injustement dépouillés, pour en faire du bien à ce misérable empoisonneur de Merlin (envers qui je ne garde point de rancune).

« Item : donner à monsieur mon cousin Le Bihan de Polduc, héritier du sang de Bretagne, ma trompe et mon gobelet de chasse, ainsi que mon coutelas avec sa gaine, et le soin d’élever chrétiennement mon fils Gaston, chevalier de Keramour.

« En foi de quoi, n’ayant rien autre à dire, sinon remercier mondit sieur cousin Le Bihan, qui a donné pendant deux ans le vivre et le couvert à ma famille et à moi dans notre détresse, je prie Dieu qu’il l’ait en sa garde, lui et sa maison. »

Au-dessous de la ligne, ces mots étaient tracés d’une main plus tremblante :

« Pour Gaston :

« Adieu, mon petit gars. Je vais prier pour toi avec ta mère. Sois un Breton ! »

C’est à peine si je me souvenais de mon père, qui nous avait quittés quand j’étais petit. Je n’avais jamais vu ni son écriture ni sa signature. Mon oncle ne parlait pas souvent de ceux qui étaient morts : il détestait la tristesse.

Dans mon idée d’enfant, je ne me croyais certes pas riche ; mais j’étais à cent lieues de soupçonner que j’eusse été élevé par charité dans la maison de M. Le Bihan.

Je ne sais si d’un seul mot on peut rendre à un brave homme un plus éclatant hommage.

Je baisai le seing de mon père et je fermai le registre. Mes joues étaient inondées de larmes. M. Le Bihan toussait avec force sans en avoir envie. Quand je lui pris les deux mains, il voulut les retirer, tant il était à la gêne.

— Alors, dis-je, mon oncle… mon père, plutôt ! voilà seize ans que vous êtes mon bienfaiteur, et je l’apprends par hasard ?

— La paix ! fit-il presque durement. C’est moi qui suis une bête : je n’aurais pas dû te montrer des choses pareilles. Ton père et moi nous nous étions rossés avant de tenir sur nos jambes. Et ta mère ! belle et douce comme la sainte Vierge ! Tu sais ? si tu me fais pleurer, je tape ! Ventrebleu ! calotte à papa ! chien d’Anglais ! et son Anglaise ! et la gale ! et les douaniers ! Tu lui ressembles, à ta maman… Et vas-tu t’essuyer les yeux, failli drôle ! Jamais je n’ai été si en colère de ma vie… En mourant, elle m’avait dit : « L’enfant vous reste, cousin. Je vous connais : je n’ai pas peur. » Enjôleuse ! Ah ! petit, le diable n’y peut rien ! C’était une sainte que ta mère !