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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3Le Manoir de Villeneuve


Lilian Kane

Lilian s’arrêta juste devant la grille rouillée du domaine de Villeneuve, son souffle suspendu dans l’air frais du matin. La clé ancienne reposait dans sa main, froide et lourde, et semblait vibrer d’une énergie latente, comme si elle portait en elle la mémoire de tout ce qui s’était passé derrière ces murs. La grille était à moitié ouverte, son battant droit poussé par le vent, grinçant légèrement, un son qui semblait incongru dans cette paix matinale. Ce grincement, accompagné du bruissement des feuilles des cyprès, évoquait un avertissement sourd, une hésitation que Lilian ressentit sans pouvoir en définir l’origine.

Au-delà, un chemin de gravier envahi par des herbes folles serpentait jusqu’à une bâtisse immense et imposante dont l’ombre pesait lourdement sur le paysage.

Le manoir.

Chaque pas sur le gravier semblait amplifier le silence autour d’elle. Les cigales, si bruyantes quelques instants plus tôt lorsqu’elle avait traversé les collines, s’étaient tues comme par respect pour ce lieu. Lilian s’arrêta à mi-chemin, levant les yeux vers la maison qui dominait la clairière. Ses murs en pierre calcaire, tachés par le temps, semblaient presque vivants dans la lumière dorée du matin. Les volets bleu délavé pendaient de travers, et certaines fenêtres étaient si poussiéreuses qu’elles renvoyaient à peine un éclat de verre. Pourtant, malgré son état délabré, le manoir imposait une grandeur indéniable, comme s’il refusait de céder totalement au passage des ans.

Elle inspira profondément, ses doigts se resserrant encore sur la clé. Devant cette bâtisse vieille de plusieurs siècles, un mélange d’appréhension et de fascination l’envahit. Elle avait vu assez de films et lu suffisamment de livres pour sentir que l’histoire qui l’attendait ici ne serait pas une simple succession de faits familiaux. Il y avait une densité dans l’air, un poids presque tangible, comme si même le vent portait des souvenirs oubliés.

Elle atteignit enfin la porte principale, un double battant de bois sculpté dont les motifs floraux avaient été effacés par des décennies d’abandon. Une lourde serrure ornait le centre, et elle inséra délicatement la clé dans le mécanisme. La serrure céda avec un clic sourd, comme si elle avait attendu ce moment avec impatience.

En poussant la porte, un souffle d’air frais l’accueillit, chargé d’odeurs de bois humide, de cire ancienne et de quelque chose d’indéfinissable. Cette odeur lui rappela vaguement une vieille bibliothèque oubliée, quelque part entre des souvenirs d’enfance flous et une sensation presque surnaturelle de déjà-vu.

Elle pénétra dans un vaste hall dont les dalles de marbre, bien que craquelées et tachées, conservaient leur élégance d’autrefois. Au centre, un escalier monumental en colimaçon s’élevait, son bois sombre brillant faiblement sous la lumière diffuse.

Lilian avança lentement, ses pas résonnant dans le vide comme un écho du passé. Les murs, tapissés de portraits d’ancêtres oubliés, semblaient l’observer, leurs regards sombres suivant chacun de ses mouvements. Elle ne pouvait s’empêcher de détourner fugacement les yeux, en proie à une sensation d’être jugée ou évaluée par ces silhouettes oubliées. Une tapisserie à moitié déchirée pendait sur le mur de gauche, représentant une scène bucolique — un banquet sous des chênes noueux — qui contrastait amèrement avec l’atmosphère oppressante du lieu.

Elle s’arrêta devant une horloge monumentale placée contre le mur opposé. La vieille pendule, bien que recouverte de poussière, était immaculée dans ses détails. Ses aiguilles étaient figées à 22h22. Lilian fronça les sourcils et s’approcha lentement, ses pas devenant plus hésitants. Pourquoi cette heure ? Était-ce une simple coïncidence ou une intention délibérée ?

Sa main effleura le verre, et un frisson glacé remonta le long de son bras. Elle recula instinctivement, chassant cette sensation irrationnelle, mais une pensée s’installa dans son esprit : cet objet, comme le manoir tout entier, semblait être en attente, suspendu dans le temps.

Un bruit sourd la fit sursauter. Le son, étouffé mais distinct, provenait du couloir à sa droite. Son cœur battit contre sa cage thoracique. L’espace d’un instant, ses pensées basculèrent entre prudence et curiosité. Elle balaya nerveusement la pièce du regard, mais elle savait qu’elle ne pourrait pas ignorer ce bruit.

Le couloir était plus sombre ici, les fenêtres obstruées par des volets fermés. Des meubles antiques étaient alignés le long des murs, recouverts de draps blancs jaunis par le temps. Le bruit retentit à nouveau, un coup sourd suivi d’un craquement sec, comme du bois qui se brise. Lilian sentit une montée d’adrénaline tandis qu’elle s’arrêtait devant une porte entrouverte.

Elle poussa le battant avec précaution, révélant une pièce qui devait autrefois servir de bureau. Une grande bibliothèque occupait le mur du fond, ses étagères débordant de livres dont les reliures craquelées attestaient de leur ancienneté. Un bureau massif trônait au centre, encombré de papiers jaunis et d’une lampe à huile éteinte.

Mais ce fut l’objet posé sur le bureau qui attira son attention.

Une enveloppe.

Elle était fermée par un cachet de cire rouge, marqué d’un sceau qu’elle ne reconnut pas immédiatement. En s’approchant, elle vit que son propre nom était inscrit sur le papier jauni, d’une écriture élégante mais tremblante.

Lilian.

Sa gorge se serra. Comment cela était-il possible ? Son esprit s’emballa, cherchant désespérément une explication rationnelle, mais rien ne semblait pouvoir justifier la présence de cette lettre ici. Elle tendit la main, hésitante, mais attrapa finalement l’enveloppe. Le cachet céda facilement sous ses doigts, comme si le temps lui-même avait affaibli sa résistance.

La lettre à l’intérieur était écrite en français, une langue qu’elle comprenait grâce à ses études mais qu’elle n’avait pas pratiquée depuis des années. Les mots semblaient danser sous ses yeux, leur élégance poétique amplifiant leur mystère.

« À toi, ma descendante,

Si tu lis ces mots, c’est que le temps a enfin dévoilé ce qui devait être protégé. Le manoir de Villeneuve n’est pas un simple héritage matériel ; il est le gardien de nos secrets, de nos errances et de nos espoirs. Ce lieu renferme des réponses, mais également des dangers.

Cherche la vérité dans chaque ombre, chaque silence. Les murs te guideront si tu sais écouter. Et souviens-toi : la lumière n’existe pas sans l’ombre.

— Odette de Villeneuve »

Lilian relut les mots plusieurs fois, sa poitrine se serrant sous le poids de leur signification. Cette lettre, de sa mystérieuse arrière-grand-mère, était bien plus qu’un simple message : c’était une invitation. Une invitation à plonger dans l’histoire familiale, dans les secrets que personne n’avait voulu lui révéler.

Elle glissa la lettre dans la poche intérieure de sa veste, ses doigts tremblant légèrement. Une détermination nouvelle s’empara d’elle. Si Odette avait caché des vérités dans cette maison, elle les trouverait, peu importe ce qu’elles impliquaient.

Le craquement d’un plancher derrière elle la fit se retourner brusquement. Le couloir, visible par l’entrebâillement de la porte, semblait plus sombre que lorsqu’elle était entrée. Une ombre passa furtivement près du cadre de la porte, si rapide qu’elle n’en était pas certaine. Une sensation de présence glaciale l’envahit. Elle n’était pas seule.

Fermant les yeux une seconde pour calmer son souffle, elle tenta de rationaliser. Ce manoir était vieux, ses bruits naturels, ses ombres normales. Mais une petite voix dans son esprit murmurait que cela n’expliquait pas tout.

Rassemblant son courage, Lilian sortit du bureau et se dirigea vers l’escalier central. Elle devait explorer davantage cette maison, suivre les indices qu’Odette avait laissés. Chaque recoin semblait renfermer une promesse de révélations, mais également un avertissement.

Alors qu’elle posait un pied sur la première marche, une brise venue de nulle part lui caressa la joue, portant avec elle un faible murmure.

Un nom.

"Lilian."

Elle se figea, ses yeux écarquillés parcourant le vide autour d’elle. Ses doigts, accrochés à la rambarde de l’escalier, tremblaient légèrement. Le manoir de Villeneuve venait de lui rappeler qu’il avait une mémoire.