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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 1CHAPITRE I<br><br>Jeunesse


Je sautai du bateau à voiles de Sorrente sur la petite plage.

Des essaims de petits garçons jouaient parmi les barques retournées ou baignaient dans le ressac leurs corps de bronze luisant, et de vieux pêcheurs au bonnet phrygien rouge raccommodaient leurs filets, assis devant leurs abris à bateaux. En face du débarcadère stationnaient une demi-douzaine d’ânes, selle au dos, des bouquets de fleurs aux brides. Auprès d’eux babillaient et chantaient autant de jeunes filles, le « spadella » d’argent piqué dans leurs tresses noires et un foulard rouge noué autour des épaules.

La petite ânesse qui devait me monter à Capri s’appelait Rosina, et le nom de la jeune fille était Gioia. Ses yeux noirs, étincelants, pétillaient d’ardente jeunesse, ses lèvres étaient aussi rouges que le fil de corail autour de son cou, et ses dents fortes et blanches brillaient comme un rang de perles fines dans son rire joyeux. Elle croyait qu’elle avait quinze ans et je dis que j’étais plus jeune que je n’avais jamais été. Mais Rosina était vieille : « è antica, » dit Gioia. Je glissai donc de la selle et je grimpai à loisir le chemin sinueux qui menait au Village. Devant moi dansait Gioia sur ses pieds nus, une couronne de fleurs sur la tête, comme une jeune bacchante, et derrière moi trébuchait la vieille Rosina dans ses mignons sabots noirs, tête penchée, oreilles pendantes, plongée dans ses pensées. Je n’avais pas le temps de penser, ma tête était pleine de surprise enchantée, mon cœur débordait de la joie de vivre ; le monde était beau et j’avais dix-huit ans. Nous frayions notre chemin à travers les buissons de « Ginestra » et de myrte épanouis et, disséminées parmi l’herbe odorante, beaucoup de petites fleurs, que je n’avais jamais vues au pays de Linné, levaient leurs têtes gracieuses pour nous regarder passer.

« Quel est le nom de cette fleur ? » dis-je à Gioia.

Elle me la prit des mains, la regarda tendrement, et dit : « Fiore ».

« Et quel est le nom de celle-ci ? »

Elle la regarda avec la même tendresse attentive et dit : « Fiore ! »

« Et comment appeliez-vous celle-ci ? »

« Fiore ! Bello ! Bello ! »

Elle cueillit un bouquet de Myrte parfumé mais refusa de me le donner. Elle dit que les fleurs étaient pour San Constanzo, le Saint Patron de Capri, qui était d’argent massif et avait fait tant de miracles : « San Constanzo, bello ! bello ! »

Une longue file de jeunes filles, des blocs de tuf sur la tête, s’avançaient lentement vers nous, en une majestueuse procession, telles les cariatides de l’Érechthéion. L’une des jeunes filles me sourit et mit une orange dans ma main ; c’était une sœur de Gioia, encore plus belle, pensai-je. Oui, ils étaient huit frères et sœurs à la maison et deux autres étaient en Paradiso. Leur père était au loin à pêcher le corail en « Barbaria » ; regardez le beau rang qu’il venait de lui envoyer ; « Che bella collana ! bella ! bella ! »

« Vous aussi vous êtes belle, Gioia, bella ! bella ! »

« Oui, » dit-elle.

Mon pied heurta une colonne de marbre brisée. « Roba di Timberio » expliqua Gioia, « Timberio cattivo ! Timberio Mal’occhio ! Timberio cammorista ! » et elle cracha sur le marbre.

« Oui », dis-je, Tacite et Suetone encore frais dans ma mémoire, « Tiberio cattivo ! »

Ayant pris pied sur la grand’route, nous arrivions sur la Piazza. Deux marins, debout près du parapet dominant la Marina ; quelques Capriotes ensommeillés, assis devant l’Osteria de Don Antonio, et une demi-douzaine de prêtres sur les marches de l’église, gesticulant farouchement en une conversation animée.

« Moneta, Moneta, Molta moneta ; Niente moneta ! »

Gioia courut baiser la main de Don Giacinto, son confesseur et « Un vero santo ! » quoiqu’il n’en eût pas l’air. Elle allait à confesse deux fois par mois ; combien de fois est-ce que j’y allais, moi ? « jamais » !

« Cattivo ! Cattivo ! »

Dirait-elle à Don Giacinto que j’avais baisé sa joue sous les citronniers ?

Bien sûr que non !

Nous traversâmes le village pour nous arrêter à Punta Tregara.

« Je vais grimper au sommet de ce rocher », dis-je, montrant le plus périlleux des trois Faraglioni, brillants comme des améthystes à nos pieds. Mais Gioia était sûre que je ne le pourrais pas. Un pêcheur, qui avait tenté l’ascension en quête d’œufs de mouettes, avait été précipité dans la mer par l’esprit malin qui l’habitait sous la forme d’un lézard aussi bleu que la grotte bleue, pour surveiller un trésor, caché là par Timberio lui-même.

Dominant l’accueillant petit village, le sombre profil du Monte Solaro se détachait sur le ciel d’Occident avec ses rochers abrupts et ses inaccessibles falaises.

« Je veux grimper immédiatement sur cette montagne », dis-je.

Mais Gioia n’aimait pas du tout cette idée. Un sentier rapide, sept cent soixante-dix-sept marches taillées dans le roc par Timberio en personne, montait à flanc de colline et, à mi-hauteur, dans un trou noir, vivait un féroce Loup-garou qui avait déjà dévoré plusieurs « Cristiani ». En haut de l’escalier, était Anacapri, mais seules les « gente di montagna » y vivaient, toutes très méchantes gens. Aucun « forestiere » n’y allait jamais, et elle-même n’y était jamais montée. Il valait bien mieux monter jusqu’à la Villa Timberio, ou à l’« Arco Naturale » ou encore à la « Grotta Matromania ».

Non, je n’avais pas le temps ; il faut que je grimpe tout de suite sur cette montagne.

Retour à la Piazza au moment où les cloches rouillées du vieux campanile sonnaient midi pour annoncer que les macaronis étaient prêts.

Au moins ne voudrais-je pas déjeuner auparavant sous le grand palmier de l’« Albergo Pagano ? Tre piatti, Vino a volontà, prezzo una lira ?

Non, je n’avais pas le temps ; il fallait que je grimpe sur la montagne tout de suite.

« Addio, Gioia ! bella ! bella ! Addio, Rosina ! »

« Addio, addio, e presto ritorno ».

Presto ritomo… Hélas, pour le presto ritomo !

« E un pazzo inglese », furent les dernières paroles que j’entendis des lèvres rouges de Gioia comme je m’élançais sur les marches phéniciennes menant à Anacapri, entraîné par mon destin.

À mi-chemin je rattrapai une vieille femme portant sur la tête un énorme panier d’oranges.

« Buon giorno, Signorino ».

Elle déposa son panier et me tendit une orange. Sur les oranges était un paquet de journaux et de lettres liés dans un mouchoir rouge. C’était la vieille Maria « Porta-Lettere », qui portait le courrier deux fois par semaine à Anacapri ; plus tard mon amie de toujours. Je la vis mourir à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.

Elle farfouilla parmi les lettres, choisit la plus grande enveloppe et me pria de lui dire si elle n’était pas pour Nannina la Caprara (la Chevrière) qui attendait impatiemment « la lettera » de son mari en Amérique.

Non ! elle n’était pas pour elle.

Peut-être celle-ci !

Non ! elle était pour Signora Desdemona Vacca.

« Signora Desdemona Vacca ! » répéta la vieille Maria sceptique ; « peut-être veulent-ils dire la moglie dello scarteluzzo » (la femme du bossu), dit-elle songeuse.

La lettre suivante était pour Signor Ulisse Desiderio. « Je pense qu’ils veulent dire « Capolimone (tête de citron) », dit la vieille Maria, « il a reçu une lettre toute pareille il y a un mois ».

La suivante était pour Gentillissima Signorina Rosina Mazzarella. Cette dame paraissait plus difficile à identifier. Était-ce la Cacciacavallara ! (femme des fromages), ou bien la Zopparella ! (boiteuse), ou la Capatosta ! (testue), ou alors la Femmina Antica ! (l’ancienne), ou Rosinella Pane Asciutto ! (pain sec). Peut-être bien la Fesseria ! (pas pour les oreilles délicates), suggéra une autre femme qui venait de nous rattraper avec un grand panier de poissons sur la tête. Oui ! elle pourrait être pour la Fesseria à moins qu’elle ne fût pour la moglie di Pane e Cipolla ! (la femme de pain et oignons). Mais n’y avait-il aucune lettre pour Peppinella’n’coppo u Camposanto ? (au-dessus du cimetière), ou pour Mariucella Caparossa ? (tête de carotte), ou pour Giovannina Amazzacane ? (tue chien), qui attendaient toutes la « lettera » d’Amérique.

Non ! à mon grand regret, il n’y en avait pas. Les deux journaux étaient pour Il Reverendo Parocco, Don Antonio di Giuseppe, et Il Canonico don Natale di Tommaso ; elle le savait bien, car ils étaient les deux seuls abonnés du village. Le parroco, était un homme très savant, et c’était lui qui trouvait toujours pour qui étaient les lettres ; mais aujourd’hui il était allé à Sorrente en visite chez l’Archevêque, et c’est pourquoi elle m’avait prié de lire les enveloppes. La vieille Maria ne savait pas son âge, mais elle savait qu’elle avait porté le courrier depuis qu’elle avait quinze ans, lorsque sa mère avait dû y renoncer. Bien entendu elle ne savait pas lire. Quand je lui dis que j’avais fait la traversée ce matin même avec le bateau Poste de Sorrente et que je n’avais rien mangé depuis, elle me donna une autre orange que je dévorai chair et peau ; et l’autre femme m’offrit immédiatement de son panier quelques « frutta di mare », qui me donnèrent atrocement soif. Y avait-il une auberge à Anacapri ? Non, mais Annarella, la « moglie del sagrestano », me fournirait un délicieux fromage de chèvre, et un verre de l’excellent vin du vignoble du Curé Don Dionisio, son oncle, « un vino meraviglioso ». Ensuite il y avait la bella Margherita. Bien entendu je savais son nom et que sa tante avait épousé un « Lord Inglese » ! Non, je ne le savais pas, mais j’étais très désireux de connaître la bella Margherita.

Enfin nous atteignîmes la dernière des sept cent soixante-dix-sept marches, nous passâmes sous un portail voûté aux énormes charnières de fer, vestiges d’un ancien pont-levis, encore fixées dans le roc. Nous étions à Anacapri. La baie de Naples tout entière était couchée à nos pieds, entourée par Ischia, Procida, le Posilipo vêtu de pins, l’étincelante ligne blanche de Naples, le Vésuve avec son nuage rose de fumée, la plaine de Sorrente à l’ombre du Monte Sant Angelo, et, plus loin, la chaîne des Apennins encore couverte de neige. Juste au-dessus de nos têtes, rivée au rocher à pic comme un nid d’aigle, se dressait une petite chapelle en ruines. Son toit voûté s’était effondré, mais d’énormes blocs de maçonnerie, formant un réseau inconnu et symétrique, soutenaient encore ses murailles croulantes.

« Roba di Timberio », expliqua la vieille Maria.

Quel est le nom de la petite chapelle ? demandai-je avidement.

« San Michele ».

« San Michele ! San Michele ! » répétait l’écho dans mon cœur.

Dans le vignoble au-dessous de la chapelle, un vieil homme traçait de profonds sillons pour les nouvelles vignes. « Buon giorno, Mastro Vincenzo ». Le vignoble était à lui et aussi la maisonnette à côté ; il l’avait entièrement bâtie de ses propres mains, principalement avec les pierres et les briques de la « roba di Timberio » éparses dans tout le jardin. Maria Porta-Lettera lui raconta tout ce qu’elle savait sur mon compte, et Mastro Vincenzo m’invita à m’asseoir dans son jardin et à prendre un verre de vin. Je regardais la petite maison et la chapelle. Mon cœur se mit à battre avec une telle violence que je pouvais à peine parler.

« Il faut que je grimpe là-haut tout de suite, » dis-je à Maria Porta-Lettera. Mais la vieille Maria dit que je ferais mieux d’aller d’abord avec elle chercher de quoi manger, sans quoi je ne trouverais plus rien ; et, poussé par la faim et la soif, je me décidai à regret à suivre son conseil. Je saluai de la main Mastro Vincenzo et dis que je reviendrais bientôt. Nous traversâmes quelques ruelles désertes et fîmes halte sur une piazetta. « Ecco, la Bella Margherita » !

La bella Margherita mit un carafon de vin rosé et un bouquet de fleurs sur la table de son jardin et nous annonça que les macaronis seraient prêts dans cinq minutes. Elle était blonde comme la Flora du Titien, son visage était d’un dessin exquis, son profil du grec le plus pur. Elle posa devant moi une énorme assiette de macaronis, et vint s’asseoir à mon côté, me regardant avec un sourire de curiosité. « Vino del parroco » annonçait-elle fièrement chaque fois qu’elle remplissait mon verre. Je bus à la santé du parroco, à sa santé et à celle de sa sœur aux yeux noirs, la bella Giulia qui venait de nous rejoindre avec une poignée d’oranges que je l’avais regardée cueillir à un arbre du jardin. Leurs parents étaient morts, et leur frère Andrea était marin. « Dieu sait où il se trouvait » ! mais leur tante habitait sa villa particulière à Capri. Naturellement je savais qu’elle avait épousé un « lord Inglese » ! Naturellement je le savais, mais j’avais oublié son nom. « Lady Grantley » dit la Bella Margherita fièrement. Je me rappelai à temps de boire à sa santé, après quoi je ne me rappelai plus rien si ce n’est que le ciel sur ma tête était bleu comme un saphir, le vin du « Parroco » rouge comme un rubis, et que la Bella Margherita était assise à mon côté avec une chevelure d’or et des lèvres souriantes.

« San Michele ! » vibra soudain dans mes oreilles.

« San Michele ! » répéta l’écho dans les profondeurs de mon cœur.

« Addio, bella Margherita ! »

« Addio, e presto ritorno ! » Hélas pour le presto ritorno !

Je m’en retournai par les ruelles désertes, m’orientant de mon mieux, vers mon but. C’était l’heure sacrée de la sieste ; tout le petit village était endormi. La piazza flamboyante de soleil était abandonnée, l’église fermée. Seule, par la porte entr’ouverte de l’école communale, la voix de stentor du Rev. Canonico Don Natale trompettait, ensommeillée et monotone, dans le silence. « Io mi ammazzo, tu ti ammazzi, egli si ammazza, noi ci ammazziamo, voi vi ammazzate, loro si ammazzano », répété en chœur rythmé par une douzaine de garçons, jambes nues, par terre en cercle aux pieds de leur professeur.

Plus bas dans la ruelle, se tenait une majestueuse matrone Romaine. C’était Annarella en personne m’invitant à entrer d’un signe amical de la main. Pourquoi étais-je allé chez la Bella Margherita au lieu d’aller chez elle ? J’ignorais donc que son « Cacciacavallo » était le meilleur fromage de tout le pays ? Quant au vin, tout le monde savait que celui du parroco n’existait pas à côté de celui du Rev. Don Dionisio ; « Altro che il vino del parroco » ! ajouta-t-elle avec un haussement significatif de ses robustes épaules. Assis sous la pergola devant une carafe du « vino bianco » de Don Dionisio, je commençai à me douter qu’elle avait peut-être raison. Mais, voulant être équitable, je dus vider toute la carafe avant de donner mon opinion définitive. Mais, lorsque sa fille Gioconda toute souriante me versa un second verre d’une nouvelle carafe mon avis fut formel : Oui, le « vino bianco » de Don Dionisio était le meilleur ; il avait la couleur d’un rayon de soleil liquide, la saveur du nectar des Dieux, et Gioconda ressemblait à une jeune Hébé remplissant mon verre vide. « Altro che il vino del parroco ! » je vous l’avais bien dit, lançait Annarella en riant, « E un vino miracoloso. » Miraculeux en effet, car soudain je me mis à parler couramment l’italien, avec une volubilité vertigineuse, au milieu des éclats de rire de la mère et de la fille. Je commençais à me sentir très tendre pour Don Dionisio, j’aimais son nom, j’aimais son vin ; je pensais que j’aimerais bien faire sa connaissance. Rien n’était plus facile, car il devait prêcher aux « Figlie di Maria » à l’église, ce soir-là.

« C’est un homme très instruit », dit Annarella. Il savait par cœur tous les noms de tous les Martyrs et de tous les Saints et il était même allé à Rome baiser la main du Pape. Était-elle allée à Rome ? — Non — Et à Naples ? — Non. Elle était allée une fois à Capri, le jour de son mariage, mais Gioconda n’y était jamais allée. Capri était plein de « gente malamonte ». Je dis à Annarella que je savais évidemment tout de leur saint Patron, combien de miracles il avait faits, et combien il était beau, tout en argent massif. Il y eut un silence gêné.

« Oui, ils disent que leur San Costanzo est en argent massif, » prononça Annarella, en haussant ses larges épaules avec mépris, mais qui le sait ? « chi lo sa ! » Quant à ses miracles vous les compteriez sur vos doigts ; tandis que Sant’Antonio, le saint Patron d’Anacapri, en a déjà fait plus de cent. « Altro ché san Costanzo » ! Aussitôt, je fus tout pour Sant’Antonio, souhaitant de tout mon cœur qu’il fît un nouveau miracle en me ramenant au plus tôt dans son village enchanteur. La foi de la brave Annarella dans le pouvoir miraculeux de Sant’ Antonio était si grande qu’elle refusa mon argent catégoriquement.

« Pagherete un’altra volta, » vous me paierez une autre fois.

« Addio, Annarella ! addio, Gioconda ! »

« Arrivederla, presto ritorno, Sant-Antonio vi benedica ! La Madonna vi accompagni ».

Le vieux Mastro Vincenzo travaillait encore ferme dans sa vigne, creusant de profonds sillons pour ses nouveaux plants dans la terre au doux parfum. De temps à autre il ramassait une plaque de marbre coloré ou un morceau de stuc rouge et le lançait par-dessus le mur. « Roba di Timberio » disait-il. Je m’assis sur une colonne brisée en granit rouge, à côté de mon nouvel ami. « Era molto duro », c’était très dur à briser, dit Mastro Vincenzo. Un poulet grattait la terre à mes pieds cherchant des vers, juste sous mon nez apparut une pièce de monnaie. Je la ramassai et d’un coup d’œil je reconnus la noble tête d’Auguste. « Divus Augustus Pater ». Mastro Vincenzo déclara qu’elle ne valait pas un « baiocco ». Je l’ai encore. Il avait tracé le jardin tout par lui-même et planté chaque vigne et chaque figuier de ses propres mains. Dur travail, dit Mastro Vincenzo, me montrant ses grandes mains calleuses, car toute la terre était pleine de « Roba di Timberio », des colonnes, des chapiteaux, des fragments de statues et teste di Cristiani, et il avait dû déterrer et emporter tous ces décombres avant de pouvoir planter ses vignes. Les colonnes il les avait fendues en gradins pour le jardin, naturellement il avait pu utiliser beaucoup de marbre pour bâtir sa maison, et il avait jeté le reste dans le précipice. Son vrai coup de veine fut le jour où, tout à fait par hasard, il découvrit juste sous sa maison une grande pièce souterraine avec des murs rouges entièrement décorés de peintures comme le morceau qui est là sous le pêcher ; avec des chrétiens en grand nombre, complètement nus, « tutti spogliatti, ballando come dei pazzi », les mains pleines de fleurs et de grappes de raisin. Il lui fallut plusieurs jours pour gratter ces peintures et pour couvrir les murs de ciment, mais ce n’était qu’un mince travail en comparaison de ce qu’il aurait fallu faire pour miner le rocher et creuser une nouvelle citerne, dit Mastro Vincenzo avec un sourire malin. Maintenant il se faisait vieux et ne pouvait presque plus s’occuper de sa vigne, et son fils qui vivait sur le continent avec douze enfants et trois vaches, voulait qu’il vendît sa maison pour aller vivre avec lui.

De nouveau mon cœur se mit à battre. La chapelle était-elle aussi à lui ? Non, elle n’appartenait à personne ; on la disait hantée par des fantômes ; enfant il avait vu lui-même un grand moine penché sur le parapet, et, une fois, tard dans la nuit, des marins en montant les marches avaient entendu sonner les cloches dans la chapelle. La raison en est, expliqua Mastro Vincenzo, que lorsque Timberio avait là son palais il avait « fatto ammazzare Gesù-Cristo, » mettre à mort J.-C. et depuis son âme damnée revenait de temps à autre en demander pardon aux moines qui sont enterrés sous les dalles dans la chapelle. On disait aussi qu’il revenait sous la forme d’un grand serpent noir. Les moines avaient été « ammazzati » par un brigand nommé Barbarossa qui avait assiégé l’île avec ses bateaux et emmené comme esclaves toutes les femmes réfugiées dans le château au-dessus. C’est pour cela qu’on l’appelait « Castello Barbarossa. » Padre Anselmo, l’ermite, qui était un savant, et de plus un de ses parents, lui avait raconté tout ceci ; aussi que les Anglais avaient transformé la chapelle en forteresse et qu’ils avaient à leur tour été « ammazzati » par les Français.

« Regardez, » dit Mastro Vincenzo me montrant un tas de boulets près du mur du jardin ; et « regardez » ajouta-t-il en ramassant le bouton de cuivre d’un soldat anglais. Les Français, continua-t-il, avaient placé un gros canon près de la Chapelle et ils avaient ouvert le feu sur le village de Capri tenu par les Anglais. « Bien fait », ricana-t-il, » les Capriotes sont tous méchantes gens ». Ensuite les Français transformèrent la chapelle en poudrière, c’est pourquoi on l’appelle encore « La Polveriera ». À présent ce n’était plus qu’une ruine, mais elle lui avait été bien utile car il y avait pris presque toutes les pierres pour faire les murs de son jardin.

J’escaladai le mur, et montai l’étroite ruelle vers la chapelle. Le sol était jonché jusqu’à hauteur d’homme des débris de la voûte écroulée ; les murs étaient couverts de lierre et de chèvrefeuille sauvage, et des centaines de lézards jouaient joyeusement parmi de grosses touffes de myrte et de romarin, interrompant par moments leurs jeux, pour me regarder de leurs yeux pétillants, la poitrine haletante. D’un coin sombre un hibou s’éleva sur ses ailes silencieuses, et un gros serpent endormi sur la mosaïque ensoleillée de la terrasse déroula lentement ses anneaux noirs et rentra en rampant dans la chapelle, avec un sifflement menaçant pour l’intrus. Était-ce le spectre du vieil empereur sinistre, hantant les ruines de ce qui avait été sa villa impériale ?

Je contemplais à mes pieds l’île merveilleuse. Comment pouvait-il vivre dans un lieu pareil et être aussi cruel ? pensai-je. Comment son âme pouvait-elle être aussi noire, dans une lumière aussi rayonnante éclairant le ciel et la terre ? Comment avait-il jamais pu quitter cet endroit et se retirer dans la villa encore plus inaccessible, située sur les rochers à l’est, qui porte encore son nom et où il passa les trois dernières années de sa vie ?

Vivre en un tel lieu ! mourir en un tel lieu ! si toutefois la mort peut jamais vaincre un jour la joie éternelle d’une telle vie ?

Quel rêve audacieux avait fait battre mon cœur avec une telle violence il n’y avait qu’un instant, lorsque Mastro Vincenzo m’avait dit qu’il se faisait vieux et usé et que son fils voulait qu’il vendît sa maison ?

Quelle idée insensée avait traversé mon cerveau impétueux lorsqu’il m’avait dit que la chapelle n’appartenait à personne ? Pourquoi pas à moi ? Pourquoi n’achèterais-je pas la maison de Mastro Vincenzo à laquelle je joindrais la chapelle par des guirlandes de vignes, des avenues de cyprès, et des colonnes soutenant des loggias blanches, peuplées de dieux de marbre et d’empereurs de bronze… et je fermai les yeux de crainte que l’exquise vision ne s’évanouît ; doucement la réalité s’effaça dans le crépuscule, pays des rêves.

Une haute silhouette drapée dans un opulent manteau rouge se tenait à mon côté.

« Tout cela sera à toi, » dit-il d’une voix mélodieuse, embrassant l’horizon d’un geste de la main, « la chapelle, le jardin, la maison, la montagne avec son château ; tout sera à toi si tu es disposé à y mettre le prix. »

« Qui es-tu, Fantôme de l’Inconnu ? »

« Je suis l’Esprit Immortel de ce lieu. Le temps ne m’est rien. Il y a deux mille ans j’étais debout à cette même place aux côtés d’un autre homme conduit ici par son destin comme tu le fus par le tien. Il ne me demandait pas comme toi le bonheur ; il ne demandait que la paix et l’oubli ; et il croyait les trouver sur cette île solitaire. Je lui dis le prix qu’il devrait payer : un nom sans tache désormais flétri d’infamie à travers les siècles. Il accepta le marché, il paya le prix. Onze années il vécut ici entouré de quelques amis sûrs, tous hommes d’honneur et intègres. Deux fois il se mit en route pour son Palais du Mont Palatin. Deux fois son courage l’abandonna, Rome ne le revit plus. Il mourut sur la route du retour dans la Villa de son ami Lucullus, là-bas sur le promontoire. Ses dernières paroles furent pour dire qu’on le portât sur sa litière au bateau qui devait le ramener dans son île. »

« Et à moi, quel prix me demandes-tu ? »

« Renoncer à l’ambition de te faire un nom dans ta carrière ; le sacrifice de ton avenir. »

« Que dois-je donc devenir ? »

« Celui qui aurait pu être quelqu’un, un raté. »

« Tu me retires tout ce qui vaut la peine de vivre. »

« Tu te trompes, je te donne tout ce qui vaut la peine de vivre. »

« M’accordes-tu au moins la pitié ? Je ne puis vivre sans pitié si je dois devenir médecin. »

« Oui, je te laisse la pitié, mais tu te serais bien mieux tiré d’affaire sans elle. »

« Exiges-tu autre chose ? »

« Avant que tu ne meures, tu devras payer encore et payer un gros prix, mais avant l’échéance, pendant de nombreuses années, de cette place même, tu auras contemplé le soleil se coucher sur des jours heureux sans nuages, et la lune se lever sur des nuits étoilées de rêves. »

« Mourrai-je ici ?

« Redoute de chercher une réponse à ta question ! L’homme ne pourrait supporter la vie s’il connaissait l’heure de sa mort. » Il posa sa main sur mon épaule, et je sentis courir un léger frisson dans mon corps.

« Je serai de nouveau près de toi à cette même place demain après le coucher du soleil. Tu as jusqu’alors pour réfléchir. »

« Toute réflexion est inutile. Mes vacances sont terminées ; cette nuit même je dois retourner à mon travail quotidien, loin de ce beau pays. Du reste je ne sais pas réfléchir. J’accepte le marché, je paierai le prix quel qu’il soit. Mais comment puis-je acheter cette maison, mes mains sont vides ? »

« Tes mains sont vides mais elles sont vigoureuses, ton cerveau est impétueux mais clair, ta volonté est saine ; tu réussiras. »

« Comment puis-je bâtir ma maison ! je n’ai aucune notion d’architecture. »

« Je t’aiderai. Quel style veux-tu ? Pourquoi pas gothique ! J’aime assez le gothique avec sa pénombre et son inquiétant mystère. »

« Je créerai un style à moi, auquel même toi ne pourras donner un nom. Je ne veux pas de crépuscules médiévaux, je veux ma maison ouverte au soleil, au vent et à la voix de la mer, comme un temple grec, et de la lumière ! de la lumière ! de la lumière ! »

« Crains la lumière ! Crains la lumière ! Trop de lumière est funeste aux yeux des mortels. »

« Je veux des colonnes de marbres sans prix soutenant des loggias et des arcades, et de magnifiques vestiges du passé dispersés dans mon jardin ; la chapelle transformée en une silencieuse bibliothèque, avec des stalles de cloître contre les murs, et des cloches mélodieuses sonnant l’Ave Maria de tous les jours heureux.

« Je n’aime pas les cloches. »

« Et ici même où nous sommes, avec cette île merveilleuse surgissant de la mer comme un sphinx à nos pieds, ici, je veux un sphinx de granit venant de la terre des Pharaons. Mais où trouverai-je tout cela ? »

« Tu es à l’emplacement même d’une des villas de Tibère. Des trésors sans prix, datant des temps passés, sont enfouis sous les vignes, sous la chapelle et sous la maison. Le vieil empereur a foulé de ses pieds les tablettes de marbre coloré que le vieux paysan a jetées devant toi par-dessus le mur de son jardin. La fresque effacée, avec ses faunes dansants et ses bacchantes couronnées de fleurs, décorait autrefois les murs de son palais. « Regarde », dit-il, montrant du doigt la profondeur transparente de la mer à mille pieds au-dessous de nous, « ton Tacite ne t’a-t-il pas appris à l’école que lorsque la nouvelle de la mort de l’empereur se répandit dans l’île ses palais furent précipités à la mer ? »

Je voulus bondir immédiatement du haut de la falaise abrupte et plonger dans la mer à la recherche de mes colonnes.

« Inutile de tant te presser », dit-il en riant, « il y a deux mille ans que les coraux tissent leur réseau autour d’elles et que les vagues les enfouissent de plus en plus profondément dans le sable. Elles t’attendront jusqu’à ce que ton heure soit venue ».

« Et le sphinx, où trouverai-je le sphinx ? »

« Dans une plaine solitaire, loin de la vie présente, se dressait jadis la villa somptueuse d’un autre empereur qui avait apporté un sphinx des bords du Nil pour orner son jardin. Du palais il ne reste plus qu’un amas de pierres, mais dans les entrailles profondes de la terre le sphinx est encore couché. Cherche, et tu le trouveras. Il t’en coûtera presque la vie pour l’amener ici, mais tu le feras ».

« Tu me parais connaître l’avenir aussi bien que le passé ».

« Passé, Avenir ne font qu’un pour moi. Je sais tout. »

« Je ne t’envie pas. »

« Tes dires sont au-dessus de ton âge, d’où tiens-tu ces paroles ? »

« De ce que j’ai appris aujourd’hui sur cette île ; car j’y ai appris que ces braves gens qui ne savent ni lire ni écrire sont bien plus heureux que moi qui depuis mon enfance use mes yeux pour m’instruire. Tu as fait de même à en juger par tes paroles. Tu es un érudit, tu connais ton Tacite par cœur. »

« Je suis un Philosophe. »

« Tu sais bien le latin ? »

« Je suis Docteur en Théologie de l’Université d’Iéna ».

« Ah, c’est pour cela que je croyais discerner une légère intonation allemande dans ta voix. Tu connais l’Allemagne ? »

« Plutôt », ricana-t-il.

Je le regardai attentivement. Son port et ses manières étaient d’un grand seigneur. Je remarquai pour la première fois qu’il portait une épée sous son manteau rouge, et sa voix avait un son âpre que j’avais l’impression d’avoir déjà entendu.

« Excusez-moi, Monsieur, mais il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés à l’Auerbach Keller à Leipzig ; ne vous appelez-vous pas ?… »

Comme je disais ces mots, les cloches de Capri commencèrent à sonner l’Ave Maria. Je tournai la tête vers lui pour le regarder. Il avait disparu.