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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2CHAPITRE II<br><br>Quartier Latin


Une chambre d’étudiant, Hôtel de l’Avenir ; des piles de livres partout : sur les tables, sur les chaises, en tas par terre ; et, sur le mur, une photographie fanée de Capri. Les matinées dans les salles de la Salpêtrière, de l’Hôtel Dieu, et de la Pitié ; allant de lit en lit, pour lire l’un après l’autre les chapitres du livre de la souffrance humaine, écrits avec du sang et des larmes. Les après-midi dans les salles de dissection et les amphithéâtres de l’École de Médecine, ou dans les laboratoires de l’Institut Pasteur, observant au microscope, avec des yeux émerveillés, le mystère du monde invisible, les infiniment petits, arbitres de la vie et de la mort des hommes.

Nuits de veille à l’Hôtel de l’Avenir ; précieuses nuits de labeur pour maîtriser les dures réalités, les symptômes classiques de désordre et de maladie recueillis et passés au tamis par des observateurs de tous les pays ; travail si indispensable et si insuffisant pour la formation d’un médecin.

Travail, travail, travail ! Vacances d’été ; cafés vides du Boulevard Saint-Michel ; l’École de Médecine fermée ; laboratoires et amphithéâtres abandonnés, cliniques presque vides. Mais pas de vacances pour ceux qui souffrent dans les salles d’Hôpital, pas de vacances pour la Mort. Pas de vacances à l’Hôtel de l’Avenir. Pas d’autre distraction qu’une promenade de temps en temps sous les tilleuls du jardin du Luxembourg ou une heure de joie avidement dévorée au Musée du Louvre. Pas d’amis, pas de chien. Pas même une maîtresse.

La « Vie de Bohème » d’Henri Mürger n’était plus, mais sa Mimi était toujours là, Mimi ! se promenant souriante au bras de presque chaque étudiant à l’approche de l’heure de l’apéritif, ou raccommodant sa veste, ou lavant son linge dans sa mansarde tandis qu’il potassait son examen.

Pas de Mimi pour moi. Oui, ils pouvaient se permettre d’en prendre à leur aise, mes heureux camarades ; de passer leurs soirées en vains bavardages aux tables de leurs cafés, de rire, de vivre, d’aimer. Leur subtil cerveau latin était bien plus vif que le mien et ils n’avaient pas une photographie fanée de Capri sur le mur de leur mansarde pour les éperonner, ni des colonnes de marbre précieux qui les attendaient, enfouies dans le sable à « Palazzo al Mare ». Souvent pendant les longues nuits sans sommeil, comme j’étais assis à l’Hôtel de l’Avenir, la tête penchée sur les « Maladies du système nerveux », de Charcot, ou la « Clinique de l’Hôtel Dieu », de Trousseau, une pensée terrible traversait mon cerveau comme un éclair. Mastro Vincenzo est vieux ! imaginez-vous s’il allait mourir pendant que je suis là assis, et s’il allait vendre à quelqu’un d’autre la petite maison sur la falaise, clef de ma future demeure !

Une sueur glacée inondait mon front, et mon cœur s’arrêtait presque de peur. Les yeux rivés sur la photographie fanée de Capri, au mur, je croyais la voir s’effacer de plus en plus jusqu’à disparaître, mystérieuse et énigmatique, ne formant plus que le contour d’un sarcophage sous lequel était enterré un rêve…

Je frottais alors mes yeux douloureux et me replongeais dans mon livre avec une rage frénétique. Insensible à la fatigue, au sommeil, à la faim même, je tendais jusqu’à les rompre toutes les fibres de mon cerveau et de mon corps dans un effort pour vaincre à tout prix. Plus de promenades sous les tilleuls des jardins du Luxembourg, plus de flâneries au Louvre. Du matin au soir mes poumons étaient pleins de l’air vicié des salles d’hôpital et des amphithéâtres, du soir au matin de la fumée d’innombrables cigarettes dans ma chambre étouffée de l’Hôtel de l’Avenir. Je devais avoir mon diplôme au printemps. La chance dans tout ce que je touchais, une chance infaillible, stupéfiante, presque surnaturelle. Déjà j’avais appris à connaître la structure de cette merveilleuse machine qu’est le corps humain, le fonctionnement harmonieux de ses rouages dans la santé, ses détraquements dans la maladie et sa ruine finale dans la mort. Déjà je m’étais familiarisé avec la plupart des maux qui enchaînent les hommes sur leurs lits de souffrances à l’hôpital. Déjà j’avais appris à manier les armes acérées de la chirurgie, à lutter à chances plus égales contre l’Ennemie implacable, qui, la faux à la main, errait à la ronde dans les salles, toujours prête à frapper, toujours présente à toute heure du jour et de la nuit. De fait Elle paraissait s’être installée là pour de bon, dans le vieil hôpital lugubre qui pendant des siècles avait abrité tant de souffrance et de malheur. Parfois Elle se précipitait à travers la salle frappant à droite et à gauche jeunes et vieux dans une rage aveugle, comme une folle, étranglant une victime d’une lente étreinte de sa main, arrachant le pansement d’une autre et laissant couler le sang de la plaie béante jusqu’à la dernière goutte. Parfois Elle arrivait sur la pointe des pieds, silencieuse et calme ; Elle fermait de son doigt presque tendre les yeux d’un autre malheureux qu’Elle laissait étendu là presque souriant après son départ. Souvent, moi qui étais là pour l’empêcher d’approcher, je ne savais pas qu’Elle allait venir. Seuls les petits enfants au sein de leur mère sentaient sa présence, et s’éveillaient en sursaut avec un cri aigu de détresse, tandis qu’Elle passait. Et bien souvent une des vieilles sœurs, qui avaient passé leur vie dans les salles, La voyait approcher juste à temps pour poser un crucifix sur le lit. Au début lorsqu’Elle se tenait au bord du lit victorieuse, moi à l’autre bord impuissant, je lui prêtais peu d’attention. Alors, la Vie pour moi était tout ; je savais que ma mission s’arrêtait là où la sienne commençait, et je me détournais simplement de mon sinistre collègue, dépité de ma défaite. Mais à mesure qu’Elle me devenait plus familière je me mis à l’observer plus attentivement et plus je la voyais plus je désirais la connaître et la comprendre. Je commençais à me rendre compte qu’Elle avait sa part de travail comme moi, sa mission à remplir comme moi ; que nous étions après tout camarades ; que lorsque la bataille pour une existence était terminée et qu’Elle avait vaincu, il valait bien mieux se regarder les yeux dans les yeux sans crainte, et rester amis. Plus tard il vint même un moment où je pensai qu’Elle était ma seule amie, où je la désirai, et l’aimai presque, bien qu’Elle ne parût jamais se soucier de moi. Que ne pourrait-Elle m’enseigner si je parvenais seulement à lire dans son sombre visage ! Quels vides ne saurait-Elle pas remplir dans la connaissance superficielle de la souffrance humaine ! Elle qui seule avait lu le dernier chapitre absent de mes manuels de médecine, où tout s’explique, où tous les rébus sont résolus, où toutes les questions ont leur réponse ! Mais comment pouvait-Elle être si cruelle, Elle qui pouvait être si douce ! Comment pouvait-Elle d’une main dérober tant de jeunesse et de vie lorsque de l’autre Elle pouvait donner tant de paix et de joie ! Pourquoi l’étreinte de sa main à la gorge d’une de ses victimes était-elle si lente, alors que le coup qu’Elle portait à une autre était si rapide ? Pourquoi luttait-Elle si longtemps avec la vie d’un petit enfant, alors qu’Elle permettait à la vie des vieux de s’écouler dans un sommeil pitoyable ? Sa mission était-elle aussi bien de punir que d’assassiner ? Était-elle à la fois juge et bourreau ? Que faisait-elle de ceux qu’elle assassinait ? Avaient-ils cessé d’exister ou seulement dormaient-ils ? Où les emmenait-elle ? Était-Elle le Maître Suprême du Royaume de la Mort ou seulement un vassal, un simple instrument aux mains d’un Maître bien plus puissant, le Maître de la Vie ? Elle avait gagné aujourd’hui, mais sa victoire était-elle définitive ? Qui serait le vainqueur final, Elle ou la Vie ? Mais était-il vraiment certain que ma mission prît fin quand la sienne commençait ? Devais-je assister, spectateur impassible, à la dernière et inégale bataille ; à l’écart, impuissant et insensible, tandis qu’Elle accomplissait son œuvre de destruction ? Devais-je détourner mon visage de ces yeux qui imploraient mon secours longtemps après que la parole avait disparu ? Ma main devait-elle abandonner ces doigts tremblants accrochés aux miens comme ceux d’un noyé à une paille ? J’étais défait mais non désarmé ; j’avais encore en main une arme puissante. Elle possédait son soporifique éternel mais j’avais aussi le mien, que m’avait confié la bienveillante Mère Nature. Quand Elle était lente à donner son remède, pourquoi n’aurais-je pas donné le mien, avec son pouvoir miséricordieux de changer l’angoisse en paix et l’agonie en sommeil ? N’était-ce pas ma mission d’aider à mourir ceux que je ne pouvais aider à vivre ? La vieille sœur m’avait dit que je commettais un péché terrible, que Dieu Tout-Puissant, dans sa sagesse impénétrable, l’avait voulu ainsi ; que plus Il infligeait de souffrance à l’heure de la mort plus Il pardonnerait au jour du jugement. Même la douce sœur Philomène m’avait jeté un regard désapprobateur lorsque, seul de mes camarades, j’étais venu avec ma seringue de morphine après que le vieil aumônier eut quitté le lit avec son St. Sacrement.

Elles étaient encore là avec leurs grandes cornettes blanches, dans tous les hôpitaux de Paris, les tendres sœurs de St Vincent de Paul, symboles du sacrifice. Le Crucifix était encore au mur de toutes les salles, l’aumônier disait encore la messe tous les matins devant le petit autel de la salle Ste Claire ; la Mère Supérieure, ma Mère, comme tous l’appelaient, faisait encore sa tournée de lit en lit tous les soirs après que l’Ave Maria eut sonné.

La laïcisation des Hôpitaux n’était pas encore la question brûlante du jour ; le cri rauque de « à bas les prêtres ! à bas le Crucifix ! à la porte les sœurs ! » n’avait pas encore retenti. Hélas ! bientôt je les vis partir ; et ce fut pitié. Sans doute elles avaient leurs défauts, ces sœurs. Sans doute elles maniaient plus facilement leurs rosaires que la brosse à ongles, elles trempaient plus volontiers leurs doigts dans l’eau bénite que dans l’acide phénique, cette toute-puissante panacée de l’heure dans nos salles d’opération qu’une autre devait bientôt remplacer. Mais leurs pensées étaient si propres, leurs cœurs si purs, elles donnaient toute leur vie à leur tâche et ne demandaient en retour que le droit de prier pour ceux qu’on leur confiait. Même leurs pires ennemis n’avaient jamais osé dénigrer leur dévouement tout de sacrifice et leur patience à toute épreuve. On racontait que les sœurs vaquaient à leur tâche avec des figures tristes et revêches, l’esprit plus préoccupé de sauver les âmes que les corps ; avec sur leurs lèvres plus de paroles de résignation que d’espérance. Vraiment on se trompait beaucoup ; au contraire, ces religieuses jeunes ou vieilles, étaient toutes de bonne humeur et heureuses, presque gaies, s’amusant et riant comme des enfants, et c’était étonnant de voir comme elles savaient communiquer leur bonheur aux autres. Elles étaient tolérantes aussi. Pour elles, ceux qui croyaient et ceux qui ne croyaient pas étaient pareils. Peut-être même paraissaient-elles plus anxieuses d’aider ceux-ci car elles les plaignaient tellement et ne manifestaient aucune irritation devant leurs jurons et leurs blasphèmes. Pour moi toutes étaient extraordinairement bonnes et obligeantes. Elles savaient parfaitement que je n’appartenais pas à leur Credo, que je n’allais pas à confesse et que je ne faisais pas le signe de croix en passant devant le petit autel. Au début la Mère Supérieure avait fait quelques tentatives timides pour me convertir à la foi pour laquelle elle avait sacrifié sa vie, mais bientôt elle y avait renoncé en hochant avec compassion sa vieille tête. Même le cher vieil aumônier avait perdu tout espoir en mon salut, depuis que je lui avais dit que je voulais bien discuter avec lui sur la possibilité du purgatoire, mais que je refusais catégoriquement de croire à l’Enfer, et qu’en tout cas j’étais décidé à donner une pleine dose de morphine aux mourants quand leur agonie serait trop cruelle et trop longue. Le vieil aumônier était un saint, mais la discussion n’était pas son fort et bientôt nous renonçâmes pour toujours à ces controverses. Il connaissait la vie de tous les saints, et c’est lui qui me raconta le premier la douce légende de Sainte Claire qui avait donné son nom à la salle. Ce fut lui encore qui m’initia le premier aux traits merveilleux de St-François d’Assise, l’ami des humbles et des délaissés du Ciel et de la terre, qu’elle avait tant aimé, qui devait aussi devenir mon ami pour toujours. Mais ce fut sœur Philomène, si jeune, si jolie dans sa robe blanche de novice de l’ordre de St-Augustin, qui m’enseigna le plus, car elle m’apprit à aimer sa Vierge à qui elle ressemblait. Douce sœur Philomène… Je la vis mourir du choléra deux ans plus tard à Naples. La Mort elle-même n’osa la défigurer, elle monta au Ciel telle qu’elle était. Frère Antoine, qui venait à l’Hôpital tous les dimanches jouer de l’orgue dans la petite Chapelle, était tout particulièrement mon ami. C’était à cette époque ma seule chance d’entendre de la musique et je manquais rarement de me trouver là, moi qui l’aime tant. Bien que je ne pusse voir les sœurs où elles étaient, assises près de l’autel, je reconnaissais parfaitement la voix claire et pure de sœur Philomène. La veille même de Noël, frère Antoine attrapa un gros froid ; et un grand secret courut à voix basse d’un lit à l’autre dans la salle Sainte-Claire ; après une longue consultation entre la Mère Supérieure et le vieil aumônier, j’avais été autorisé à le remplacer à l’orgue pour sauver la situation. Je n’entendais d’autre musique en ce temps-là que lorsque le pauvre vieux Don Gaëtano venait, deux fois par semaine, jouer de son orgue de Barbarie à demi démoli, sous mon balcon de l’Hôtel de l’Avenir. Le Miserere du Trouvère était son morceau de résistance et le vieil air mélancolique lui seyait bien, aussi bien qu’à son petit singe à moitié gelé, accroupi sur l’orgue dans sa Garibaldi rouge :

« Ah che la morte ogn’ora

E tarda nel venir ! »

Il seyait également au pauvre vieux Mr Alfredo qui errait par les rues couvertes de neige, dans sa redingote élimée, sa dernière tragédie sous le bras ; et à mes amis dans le pauvre quartier Italien, pressés les uns contre les autres autour de leur « Braciero » à demi éteint, sans argent pour acheter un sou de charbon, de quoi se tenir chaud. Il vint un moment où la triste mélodie parut l’accompagnement juste de mes propres pensées, lorsque je restais assis devant mes bouquins à l’Hôtel de l’Avenir, sans courage pour affronter un jour de plus ; que tout m’apparaissait si noir, si désespéré et la photographie fanée de Capri si lointaine. Alors je me jetais sur mon lit, je fermais mes yeux endoloris et bientôt Sant Antonio se mettait à faire un nouveau miracle. Bientôt je voguais loin de tous mes soucis vers l’île enchanteresse de mes rêves. Gioconda me tendait en souriant un verre du vin de Don Dionisio, et le sang riche et fort affluait de nouveau à mon cerveau fatigué. Le monde était beau, j’étais jeune, prêt à la lutte, sûr de vaincre. Mastro Vincenzo, toujours acharné au travail parmi ses vignes, me faisait signe de la main tandis que je montais par le petit sentier, derrière son jardin, vers la chapelle. Je demeurais un moment assis sur la terrasse, ensorcelé, à regarder à mes pieds l’île merveilleuse, me demandant comment diable je réussirais à hisser mon sphinx de granit rouge au sommet de la falaise !… Certes, ce serait une rude besogne, mais bien sûr je la ferais très facilement à moi tout seul. « Addio, bella Gioconda… Addio, presto ritorno… » Oui…, Oui, bien entendu je reviendrai bientôt, très bientôt, dans mon prochain rêve !… Le jour nouveau arrivait et de ses yeux durs regardait le dormeur à travers les vitres. J’ouvrais les paupières, sautais sur mes pieds et, accueillant le nouveau venu d’un sourire, je m’asseyais de nouveau à ma table un livre à la main. Alors vint le printemps et sur mon balcon tomba la première brindille fleurie des marronniers de l’avenue. Ce fut le signal. Je me présentai à l’examen et quittai l’Hôtel de l’Avenir, le plus jeune Docteur de France, mon diplôme durement acquis, dans la poche.