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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3CHAPITRE III<br><br>Avenue de Villiers


— Docteur Munthe, de 2 à 3. –

Jour et nuit la sonnette d’entrée ; des messages, des lettres urgentes, des visites ; le téléphone, cette arme mortelle dans des mains de femmes oisives, n’avait pas encore entrepris de torturer les nerfs en s’attaquant aux heures de repos bien gagné. Le salon de consultation s’emplissait vite de malades de toutes sortes et de tous genres, surtout des nerveux ; le beau sexe dominait. Beaucoup étaient malades, sérieusement malades. J’écoutais avec gravité ce qu’ils avaient à dire et les examinais de mon mieux, convaincu de pouvoir les aider, quel que fût leur cas. Je ne me sens pas disposé ici à parler de ces cas. Un jour viendra peut-être où j’aurai à en dire quelque chose. Beaucoup n’étaient pas malades du tout et ne le seraient peut-être jamais devenus s’ils ne m’avaient pas consulté. Beaucoup s’imaginaient être malades. C’est eux qui en avaient le plus à raconter ; ils parlaient de leur grand’mère, de leur tante ou de leur belle-mère, ou tiraient de leur poche un petit papier et se mettaient à lire une liste interminable de symptômes et de malaises… « le malade au petit papier » comme disait Charcot. Tout cela était nouveau pour moi qui ne savais rien en dehors de l’Hôpital où il n’y avait pas de place pour des balivernes et je commis bien des gaffes. Plus tard, quand je commençai à connaître la nature humaine, j’appris à mieux manier ces malades mais nous ne nous entendîmes jamais très bien. Ils paraissaient bouleversés quand je leur disais qu’ils avaient plutôt bonne mine, et que leur teint était bon ; mais ils se remontaient aussitôt que j’ajoutais que leur langue était mauvaise, ce qui était généralement exact. Mon diagnostic dans ces cas-là était : abus de nourriture, trop de gâteaux et de douceurs dans la journée, des dîners trop indigestes le soir. Ce fut sans doute mon meilleur diagnostic à cette époque, mais il n’eut aucun succès. Personne n’en voulait entendre parler ; il ne plaisait à personne. Ils avaient tous un faible pour l’appendicite. L’appendicite était alors très demandée par les gens du monde en quête d’une maladie. Toutes les dames nerveuses l’avaient dans la tête sinon dans l’abdomen, elles s’en trouvaient fort bien, ainsi que leurs conseillers médicaux. Alors peu à peu j’y vins moi aussi et en soignai beaucoup avec plus ou moins de succès. Mais lorsque la rumeur commença à circuler que les chirurgiens américains faisaient campagne en vue d’extirper tous les appendices des États-Unis, mes cas d’appendicite se mirent à diminuer de façon inquiétante. Consternation !

« M’enlever l’appendice, mon appendice ! » s’écriaient les femmes chic, étreignant avec désespoir leur « processus vermicularis » comme une mère son enfant.

« Que deviendrais-je sans lui ? Enlever leurs appendices, mes appendices ! » disaient les docteurs, considérant d’un air sombre la liste de leurs clients. « Quelle insanité ! Mais ils sont parfaits leurs appendices ! Je le sais bien, moi qui dois les examiner deux fois par semaine. Non, jamais ! jamais ! »

Bientôt il fut évident que l’appendicite agonisait et qu’il fallait découvrir une maladie nouvelle pour répondre à la demande générale. La Faculté fut à la hauteur, une nouvelle maladie fut lancée sur le marché, on frappa un mot nouveau, vraie monnaie d’or, Colite ! c’était une maladie élégante, à l’abri du bistouri, toujours à vos ordres, convenant à tous les goûts. Elle venait, elle partait, personne ne savait comment. Je savais que plusieurs de mes confrères prévoyants l’avaient déjà expérimentée sur leurs clients avec beaucoup de succès, mais jusque-là la chance ne m’avait pas souri.

Un de mes derniers cas d’appendicite fut je crois celui de la comtesse X. Elle dévisagea le jeune oracle de ses grands yeux langoureux avec un désappointement mal dissimulé ; elle désirait parler à « Monsieur le Docteur lui-même » et non à son aide ; c’était l’accueil auquel m’avaient accoutumé tous mes nouveaux malades.

Au début elle n’était pas sûre d’avoir l’appendicite, Monsieur le Docteur lui-même non plus ; mais bientôt elle fut convaincue qu’elle l’avait et moi qu’elle ne l’avait pas. Quand je le lui dis avec une rudesse maladroite elle s’énerva beaucoup, éclata en sanglots et je la plaignis bien.

— « Qu’est-ce que j’ai ? » pleurnichait-elle en me tendant ses mains ouvertes d’un geste désespéré.

— « Je vous le dirai si vous promettez d’être calme ». Elle cessa aussitôt de pleurer. Essuyant les dernières larmes de ses grands yeux, elle dit courageusement :

— « Je puis tout supporter, j’ai déjà tant supporté, n’ayez pas peur, je ne pleurerai plus. Qu’est-ce que j’ai ? »

— « Colite ».

Ses yeux s’agrandirent encore, ce que je n’aurais pas cru possible.

— « Colite ! c’est bien ce que j’avais toujours pensé ! je suis sûre que vous êtes dans le vrai ! Colite ! Dites ! Qu’est-ce que c’est la Colite ? »

Je pris bien soin d’éluder cette question car je l’ignorais moi-même comme tout le monde à cette époque. Mais je lui dis que cela durait longtemps et était difficile à guérir, et là j’avais raison. La Comtesse me sourit aimablement. Et son mari qui disait que ce n’était que les nerfs ! Elle déclara qu’il n’y avait pas de temps à perdre et voulut commencer le traitement tout de suite. Il fut donc convenu qu’elle viendrait Avenue de Villiers deux fois par semaine. Dès le lendemain elle revint, et moi qui pourtant m’accoutumais déjà à des changements brusques chez mes malades je ne pus m’empêcher d’être frappé par son air joyeux et son visage éclairé, à tel point que je lui demandai son âge. Elle avait juste vingt-cinq ans. Elle venait tout simplement me demander si la colite était contagieuse.

« Oui, très ». À peine le mot était-il sorti de ma bouche que je découvrais combien cette jeune personne était plus fine que moi.

Aurai-je l’obligeance de dire à son mari qu’il serait plus prudent de faire chambre à part ?

Je l’assurai que ce n’était pas du tout plus prudent, je n’avais pas l’honneur de connaître son mari mais j’étais convaincu qu’il ne l’attraperait pas. Ce n’était contagieux que pour les personnes aussi impressionnables et nerveuses qu’elle.

Bien sûr je n’allais pas la traiter de nerveuse ! protesta-t-elle, parcourant la pièce de ses grands yeux inquiets.

« Oui, certainement. »

Ne pourrais-je la guérir de cela ?

« Non. »

Ma très chère Anne,

Figure-toi, ma chérie, que j’ai la Colite ! Je suis si, si contente que tu m’aies recommandé ce Suédois. Tu as raison, il est très intelligent ! bien qu’il n’en ait pas l’air. Je le recommande déjà à toutes mes amies ; je suis sûre qu’il fera un bien énorme à ma belle-sœur qui est toujours allongée depuis sa vilaine chute à ton cotillon. Je suis convaincue qu’elle a la Colite. Je suis désolée, chérie, de ne pas te rencontrer demain au dîner de Joséphine ; je lui ai déjà écrit que j’avais la colite et ne pouvais absolument y aller. J’aimerais tant qu’elle pût le remettre à après-demain.

Ton affectionnée Juliette.

P. S. — Il me vient à l’idée que le Suédois devrait jeter un coup d’œil sur ta belle-mère qui est si tracassée par sa surdité. Je sais bien que la Marquise ne tient plus à voir de docteurs, et du reste qui y tient ? mais ne pourrait-on s’arranger pour qu’elle le voie comme par hasard ? Je ne serais pas du tout étonnée que la colite fût au fond de tout cela ! Je ne demanderais pas mieux que d’inviter le Docteur ici à dîner un soir si tu pouvais persuader la Marquise de dîner avec nous, en petit comité naturellement. Sais-tu qu’il a découvert que j’avais la colite simplement en me regardant à travers ses lunettes ? D’ailleurs je désire que mon mari fasse sa connaissance, bien que les docteurs ne lui plaisent pas plus qu’à ta belle-mère. Je suis sûre qu’il aimera celui-ci.

La semaine suivante j’eus l’honneur imprévu d’une invitation à dîner à l’Hôtel de la Comtesse, au Faubourg St-Germain, et d’une place à côté de la Marquise Douairière, d’où je la surveillais de mon œil d’aigle tandis qu’elle dévorait une énorme assiette de pâté de foie gras avec majesté et détachement. Elle ne m’adressait jamais un mot et mes timides essais de conversation furent arrêtés net lorsque je m’aperçus qu’elle était sourde comme un pot.

Après le dîner, Monsieur de X. m’emmena au fumoir.

C’était un petit homme extrêmement poli, très gros, avec une figure placide, presque timide, deux fois plus âgé que sa femme pour le moins, un gentilhomme jusqu’au bout des ongles. En m’offrant une cigarette il me dit avec une effusion marquée :

— « Je ne puis assez vous remercier d’avoir guéri ma femme de l’appendicite, le mot seul me fait horreur. J’avoue franchement que j’ai pris les docteurs sérieusement en grippe. J’en ai vu tant et jusqu’ici aucun n’a paru capable de soulager ma femme ; je dois ajouter pourtant qu’elle ne leur a jamais permis de courir leur chance, car elle les remplaçait aussitôt par un autre. J’aime autant vous prévenir qu’il en sera de même avec vous. »

— « Je n’en suis pas si sûr ! »

— « Tant mieux ! elle a évidemment toute confiance en vous, ce qui est un grand point en votre faveur.

— « Tout est là. »

— « En ce qui me concerne, je reconnais franchement que je n’étais pas très bien disposé envers vous au début, mais maintenant que nous avons fait connaissance je suis désireux de corriger ma première impression et, « ajouta-t-il poliment, » je crois que nous sommes en bonne voie. À propos, qu’est-ce que la colite ? »

Il me tira d’embarras en ajoutant avec bonne humeur : « Quoi qu’elle soit, elle ne saurait être pire que l’appendicite ; et, croyez-moi, je ne tarderai pas à la connaître aussi bien que vous. »

Il n’en demandait guère. Ses façons franches et polies me plurent tellement que j’osai à mon tour lui poser une question.

— « Non », répondit-il avec un léger embarras dans la voix, « Plût à Dieu que si ! voilà cinq ans que nous sommes mariés et jusqu’à présent rien ! Plût à Dieu que si ! Vous savez, je suis né dans cette vieille maison, comme mon père, et ma propriété en Touraine nous appartient depuis des siècles, je suis le dernier de la famille, c’est bien dur et… ne peut-on rien pour ces maudits nerfs ? N’avez-vous rien à proposer ? »

— « Je suis sûr que cet air énervant de Paris ne vaut rien à la Comtesse, pourquoi n’allez-vous pas, pour changer, dans votre château en Touraine ? »

Sa figure s’illumina : « Vous êtes mon homme ! » dit-il en me tendant les mains. « Je ne demande pas mieux ! C’est là que j’ai ma chasse et mon grand domaine à surveiller, j’adore m’y trouver, mais ma femme y meurt d’ennui ; évidemment c’est un peu solitaire pour elle qui aime à voir ses amis tous les jours, et à aller dans le monde ou au théâtre tous les soirs. Mais qu’elle trouve la force de continuer pendant des mois, elle qui se prétend toujours fatiguée, ça dépasse mon entendement. Cela me tuerait bel et bien. Maintenant elle dit qu’il lui faut rester à Paris pour faire soigner sa colite. Avant c’était l’appendicite. Mais je ne veux pas que vous la croyiez égoïste, au contraire elle pense toujours à moi ; elle veut même que j’aille seul à Château Rameaux, elle sait combien j’y suis heureux. Mais comment puis-je la laisser seule à Paris, elle si jeune et si inexpérimentée ! »

— « Quel âge a la Comtesse ? »

— « Vingt-neuf ans seulement. Elle paraît même plus jeune. »

— « Oui, elle a presque l’air d’une jeune fille. »

Il resta un moment silencieux. « À propos, quand prenez-vous vos vacances ? »

— « Je n’ai pas eu de vacances depuis trois ans. »

— « Raison de plus pour en prendre cette année. Êtes-vous un bon fusil ? »

— « Je ne tue pas d’animaux quand je puis l’éviter. Pourquoi me demandez-vous cela ? »

— « Parce que nous avons à Château Rameaux d’excellents tirés et je suis sûr qu’une semaine de repos complet vous ferait le plus grand bien. C’est du moins ce que dit ma femme. Elle prétend que vous êtes affreusement surmené, et d’ailleurs vous en avez l’air. »

— « Vous êtes bien bon, Monsieur, mais je me porte fort bien, je suis en parfaite santé, sauf que je ne puis dormir. »

— « Le sommeil ! si seulement je pouvais vous passer un peu du mien ! J’en ai plus qu’il ne m’en faut, et à revendre. Savez-vous qu’à peine la tête sur l’oreiller je m’endors profondément et que rien ne peut me réveiller ! Ma femme est matinale, mais je ne l’ai jamais entendue se lever et mon valet qui m’apporte mon café à neuf heures doit me secouer pour m’éveiller. Je vous plains vraiment. À propos, vous ne connaissez sans doute pas de remède contre le ronflement ? »

C’était un cas lumineux. Nous rejoignîmes les dames, au salon. On me fit asseoir auprès de la vénérable Marquise pour la consultation impromptue si habilement combinée par la Comtesse. Après une nouvelle tentative pour engager la conversation avec la vieille dame je hurlai dans son cornet acoustique qu’elle n’avait pas la colite mais que j’étais sûr qu’elle l’attraperait si elle ne renonçait pas à son pâté de foie gras.

— « Je vous le disais bien », murmura la Comtesse, « n’est-ce pas qu’il est intelligent ? »

La Marquise voulut connaître tout de suite les symptômes de la colite et me sourit gaîment, tandis que je versais goutte à goutte le poison subtil dans son cornet. Quand je me levai pour partir j’avais perdu la voix, mais trouvé une nouvelle malade. La semaine suivante, un élégant coupé s’arrêta Avenue de Villiers et un valet de pied monta précipitamment l’escalier avec un mot de la Comtesse griffonné à la hâte, me priant de me rendre aussitôt auprès de la Marquise qui était tombée malade pendant la nuit, et présentait des symptômes évidents de colite. J’avais fait mon entrée dans la Société parisienne.

La colite se répandait dans Paris comme un ouragan de feu. Bientôt mon salon d’attente fut si plein de monde que je dus transformer ma salle à manger en une sorte de salon supplémentaire. Pour moi ce fut toujours un mystère que tous ces gens eussent le temps et la patience d’attendre là si longtemps, souvent des heures entières. La Comtesse venait régulièrement deux fois par semaine, mais parfois elle se sentait patraque et venait encore entre temps. Il était clair que la colite lui convenait mieux que l’appendicite ; son visage avait perdu sa pâleur languissante et ses grands yeux étincelaient de jeunesse. Un jour, comme je sortais de l’Hôtel de la Marquise (elle partait pour la campagne, et j’étais allé lui dire adieu), je trouvai la Comtesse debout devant ma voiture causant familièrement avec Tom, assis sur un gros paquet à moitié caché sous le couvre-pieds. La Comtesse était en route pour les Magasins du Louvre, elle allait acheter à la Marquise un petit cadeau pour son anniversaire du lendemain et ne savait pas du tout que lui donner.

Je suggérai un chien.

« Un chien ! quelle riche idée ! »

Elle se souvint que tout enfant, lorsqu’on la menait voir la Marquise, elle la trouvait toujours avec un carlin sur les genoux, un carlin si gras qu’il pouvait à peine marcher et qui ronflait si fort qu’on l’entendait dans toute la maison. Sa tante avait pleuré des semaines entières quand il était mort. Une riche idée en vérité.

Nous descendîmes jusqu’au coin de la rue Cambon où se trouvait le magasin d’un marchand de chiens bien connu. Là, parmi une demi-douzaine de bâtards de toutes sortes et de toutes espèces, était assis le chien même que je cherchais ; un petit carlin aristocratique qui reniflait désespérément vers nous pour attirer notre attention sur son triste sort, et nous suppliait de ses yeux injectés de sang de l’enlever de cette société mélangée où il avait été jeté par simple malchance et non par sa faute. Il faillit suffoquer d’émotion quand il comprit sa veine et qu’on l’eut mis dans un fiacre pour l’envoyer à l’Hôtel du Faubourg Saint-Germain. Tout de même la Comtesse irait aux Magasins du Louvre essayer un nouveau chapeau ; elle déclara vouloir y aller à pied. Puis elle dit qu’elle voulait un fiacre, et je lui offris de l’y mener dans ma voiture. Elle hésita un instant ; — que dira-t-on si l’on me voit circuler dans sa voiture ? — puis accepta de bonne grâce. Mais cela ne m’écarterait-il pas de ma route de la conduire au Louvre ? Pas le moins du monde, car précisément je n’avais rien à faire.

— « Qu’y a-t-il dans ce paquet » ? demanda la Comtesse avec une curiosité féminine. J’allais lui dire un second mensonge lorsque Tom relevé de sa faction de gardien unique du précieux paquet, sauta à sa place habituelle sur le siège auprès de moi. Le paquet s’ouvrit et une tête de poupée en sortit.

— « Pourquoi diable vous promenez-vous en voiture avec des poupées ? pour qui sont-elles ? »

— « Pour les enfants ».

Elle ne savait pas que j’avais des enfants, et parut presque offensée de ma réserve sur mes affaires personnelles.

Combien d’enfants avais-je ?

À peu près une douzaine ; il n’y avait pas moyen d’en sortir, il fallut dévoiler le secret tout entier.

— « Venez avec moi, » lui dis-je hardiment, « et en revenant je vous mènerai voir mon ami Jack, le gorille du Jardin des Plantes ; c’est justement notre chemin. » La Comtesse était évidemment d’excellente humeur ce jour-là et prête à tout ; elle dit qu’elle était enchantée. Après avoir passé la Gare Montparnasse elle eut du mal à s’orienter et bientôt ne sut plus du tout où elle était. Nous traversions des bas-quartiers sombres et puants. Des quantités d’enfants en haillons jouaient dans le ruisseau regorgeant d’immondices et de rebuts de toutes sortes, et devant chaque porte il y avait une femme assise avec un bébé au sein, et d’autres petits enfants auprès d’elle pressés autour du brasero.

— « Est-ce ça Paris ? » demanda la Comtesse avec un regard presque effrayé.

— « Oui, c’est Paris, la Ville Lumière ! Et ceci est l’impasse Rousselle, » ajoutai-je, comme nous nous arrêtions devant un cul-de-sac aussi humide et sombre que le fond d’un puits. La femme de Salvatore était assise sur l’unique chaise du foyer, Petruccio, son enfant de douleur, sur les genoux, remuant la polenta pour le dîner familial sous l’œil avide des deux sœurs aînées de Petruccio, tandis que le cadet se traînait sur le sol à la poursuite d’un petit chat. J’expliquai à la femme de Salvatore que j’avais amené une dame charitable qui désirait faire un cadeau aux enfants. Je compris à sa timidité que la Comtesse entrait pour la première fois dans la maison de vrais miséreux. Elle rougit profondément en tendant la première poupée à la mère de Petruccio, car celui-ci était incapable de rien tenir dans ses mains atrophiées ; il était paralysé depuis sa naissance. Petruccio ne donna aucun signe de joie, son cerveau était aussi gourd que ses membres, mais sa mère était sûre que la poupée lui plaisait beaucoup. À leur tour ses deux sœurs reçurent une poupée, et coururent joyeusement se cacher derrière le lit pour jouer à la petite maman.

Quand pensais-je que Salvatore sortirait de l’hôpital ? Il y avait presque six semaines qu’il s’était brisé la jambe en tombant de l’échafaudage. Oui, je venais de le voir à Lariboisière, il progressait assez bien et j’espérais qu’il sortirait bientôt. Comment se débrouillait-elle avec son nouveau propriétaire ? Grâce à Dieu, très bien, il était très bon, il avait même promis de mettre une cheminée pour l’hiver prochain. Et comme c’était gentil à lui d’avoir percé cette lucarne dans le plafond. Est-ce que je ne me rappelais pas combien la pièce était obscure auparavant ?

« Voyez comme c’est clair et gai ici maintenant. » « Siamo in Paradiso » dit la femme de Salvatore. Était-ce vrai ce que lui avait raconté Arcangelo Fusco ? que j’avais dit à son vieux propriétaire le jour où il l’avait mise à la rue et avait saisi ses meubles, que l’heure viendrait où Dieu le punirait pour sa cruauté envers nous, pauvres gens ; que je l’avais maudit si fort qu’il alla se pendre deux heures plus tard. Oui ! c’était parfaitement vrai, et je n’avais pas de regret de ce que j’avais fait. Au moment où nous partions, mon ami Arcangelo Fusco, qui partageait la chambre avec la famille Salvatore, revenait précisément du travail, son gros balai sur l’épaule. Son métier était de « fare la scopa » ; à cette époque la plupart des balayeurs de rues à Paris étaient Italiens. Je fus heureux de le présenter à la Comtesse ; c’était le moins que je pusse faire pour lui en échange du service inestimable qu’il m’avait rendu en m’accompagnant au poste de police appuyer mon témoignage au sujet de la mort du vieux propriétaire. Dieu sait dans quel imbroglio j’aurais pu être entraîné sans Arcangelo Fusco. Même ainsi je l’échappai belle Je faillis être arrêté pour meurtre. Arcangelo Fusco, qui avait une rose derrière l’oreille à la mode italienne, offrit sa fleur avec une galanterie toute méridionale à la Comtesse, qui parut n’avoir jamais reçu hommage plus gracieux à sa belle jeunesse. Il était trop tard pour aller au Jardin des Plantes, aussi je reconduisis la Comtesse directement à son Hôtel. Elle était très silencieuse ; alors je tentai de l’égayer en lui racontant la drôle d’histoire de la bonne dame qui avait lu par hasard dans le « Blackwood’s Magazine » une petite nouvelle de moi au sujet de poupées, et s’était mise à en fabriquer à la douzaine pour les enfants pauvres dont je parlais. N’avait-elle pas remarqué les toilettes merveilleuses de quelques-unes de ces poupées ? Oui, elle les avait remarquées. La dame était-elle jolie ? Oui, très ! Était-elle à Paris ? non ! j’avais dû l’arrêter de fabriquer des poupées car je finissais par avoir plus de poupées que de malades, et j’avais envoyé la dame à St-Moritz pour changer d’air. En disant adieu à la comtesse devant son Hôtel je lui exprimai mes regrets que le temps nous eût manqué pour faire une visite au gorille du Jardin des Plantes, mais j’espérais en tout cas qu’elle n’était pas fâchée de m’avoir accompagné.

« Je ne suis pas fâchée. Je suis très reconnaissante, mais… mais… je suis si honteuse ! » s’écria-t-elle dans un sanglot, tandis qu’elle franchissait précipitamment la grille de son hôtel.