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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 11


Yves dormait, comme un petit garçon, de tout son cœur. Il avait enfoui le front dans le creux de son coude replié, retrouvant d’instinct, avec son sommeil profond et confiant d’autrefois, les gestes et jusqu’au sourire des gosses, innocent et sérieux ; il rêvait à une plage plate, dévorée de soleil, au soleil du soir sur la mer, au soleil parmi les tamaris.

Depuis plus de quatorze années, pourtant, il n’avait pas revu Hendaye, et, la veille, arrivé à la nuit, il n’avait aperçu de ce coin délicieux de la terre basque qu’un gouffre d’ombre, plein de bruits, – la mer – quelques lumières parmi une obscurité plus dense, et qu’il avait devinée être un bois de tamaris, et puis d’autres lumières au bord des vagues, – le Casino – là où, seules, se balançaient, jadis, les barques des pêcheurs. Mais, dans son souvenir, le paradis ensoleillé de son enfance était demeuré intact, et ses songes le recréaient pareil, jusqu’aux plus infimes détails, jusqu’à la saveur particulière de l’air.

Enfant, Yves avait passé à Hendaye ses plus belles vacances. Il y avait savouré des journées dorées et pleines, mûries comme de beaux fruits, par un soleil qui paraissait tout neuf, ainsi qu’aux premiers âges du monde, à ses yeux émerveillés. Depuis, l’univers avait semblé perdre, peu à peu, ses fraîches couleurs, le vieux soleil lui-même était plus terne. Mais, dans certains de ses rêves, il arrivait au jeune homme, qui avait gardé une imagination gracieuse et vive, de les ressaisir de nouveau dans toute leur primitive splendeur ; les matinées qui suivaient ces nuits étaient alors comme enchantées par une tristesse délicieuse.

Ce matin-là, Yves s’éveilla en sursaut, ainsi qu’il le faisait à Paris, sur le coup de huit heures. Il ouvrit les yeux et fit un mouvement pour sauter du lit ; mais par la fente des persiennes, il vit glisser jusqu’à son chevet un rayon aigu, comme une flèche d’or, en même temps qu’il percevait ce bourdonnement léger des beaux jours d’été à la campagne, mêlé aux cris des joueurs de tennis dans les jardins voisins, et ce bruit particulier, gai – des coups de sonnette, des pas, des voix étrangères – qui, seul, suffit à révéler l’hôtel, une grande habitation pleine de désœuvrés.

Yves, alors, se recoucha, sourit, s’étira, jouissant de tous ses gestes de paresse exquise, comme d’un luxe retrouvé. Enfin, il chercha la sonnette qui pendait entre les barreaux de cuivre du lit, et il la pressa. Au bout de quelque temps, le sommelier entra, portant le plateau du déjeuner. Il ouvrit les volets, et le soleil envahit la chambre, comme un flot.

« Il fait très beau », se dit Yves à haute voix, comme quand il était collégien et que du temps dépendaient tous ses plaisirs et tous ses soucis. Il sauta à terre, et, pieds nus, courut à la fenêtre. D’abord il fut déçu : il avait connu Hendaye alors que ce n’était qu’un tout petit hameau de pêcheurs et de contrebandiers, avec deux villas, seulement, celle de Pierre Loti, un peu plus loin, à gauche, du côté de la Bidassoa, et celle de ses parents, à droite, là, justement, où s’élevaient à présent une vingtaine de ces maisons de faux style basque. Il vit qu’on avait tracé au bord de la mer une digue plantée de maigres arbres ; des autos y stationnaient. Il se détourna en boudant. Pourquoi lui avait-on gâté ce coin béni de la terre, qu’il avait aimé à cause de sa simplicité même, de son charme apaisant ? Cependant il restait debout près de la fenêtre ouverte, et, peu à peu, ainsi qu’on reconnaît dans un visage modifié par les années, un sourire, un regard, et que, guidé par eux, on retrouve, en hésitant les traits aimés, de même, il redécouvrait, avec une émotion profondément douce, des lignes, des nuances, le contour des montagnes, la surface miroitante du golfe, la chevelure vivante et légère des tamaris. Et, quand il eut perçu de nouveau, dans l’air, ce parfum de cannelle et d’orangers en fleur qu’y apporte le vent d’Andalousie, il fut tout à fait réconcilié avec l’œuvre du temps, il sourit, et l’ancienne allégresse lui dilata le cœur.

À regret il quitta la croisée, alla vers la salle de bains ; ripolinée, dallée de blanc, elle flamboyait, pleine de soleil. Yves tira les stores, et, comme ils étaient de guipure, ornés de dessins compliqués instantanément, par terre, les mêmes dessins surgirent, recouvrant le sol d’un tapis léger, mouvant et délicat qui remuait chaque fois que le souffle de la mer agitait les rideaux. Yves, ravi, suivait des yeux ce jeu de la lumière et de l’ombre ; il se rappela que c’était son passe-temps favori de gosse. Or, chaque fois qu’il retrouvait, dans l’homme qu’il était devenu, de ces traits puérils, il éprouvait un peu de l’attendrissement qu’on ressent à regarder ses anciens portraits, mêlé à une vague angoisse.

Il leva les paupières et s’aperçut dans la glace. Son âme, ce matin-là, était tellement pareille à celle des matins radieux de son enfance que son image reflétée dans le miroir lui causa une impression de surprise pénible. Visage de la trentaine, si las, terni, au teint brouillé, avec sa petite grimace amère au coin de la bouche, ses yeux dont le bleu paraît déteint, ses paupières cernées et qui n’ont plus leurs longs cils soyeux… Visage d’homme jeune, certes, mais déjà modifié, travaillé par la main du temps qui, doucement, impitoyablement, a tracé dans la fraîcheur lisse de la chair adolescente tout un lacis léger, première ébauche narquoise des rides futures. Yves passa la main sur son front qui se dégarnissait déjà vers les tempes ; puis, d’un geste machinal, il palpa longuement, sous ses cheveux qui avaient repoussé plus rêches à cette place, la trace de sa dernière blessure, cet éclat d’obus qui avait failli le tuer là-bas en Belgique, près de ce sinistre pan de mur calciné, parmi les arbres morts…

Mais le sommelier qui entrait pour enlever le plateau du déjeuner l’arracha à ses réflexions qui s’assombrissaient insensiblement, ainsi qu’il arrive certains jours d’été, quand le ciel trop bleu se fonce, sans qu’on le remarque, jusqu’au gris noir de l’orage. Yves passa des espadrilles, un maillot de bain, jeta un peignoir sur ses épaules et descendit sur la plage.