Télécharger l'application

Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 22


Yves, étendu de tout son long sur le sable chaud, qui crissait sous ses pieds nus, fermait les yeux, se raidissait, s’immobilisait davantage, pour mieux goûter, de toutes les lignes de sa peau que le soleil brûlait, de tout son visage renversé offert à la lumière intense du ciel d’août, pâle de chaleur, une sensation unique de joie silencieuse, parfaite, presque animale.

Autour de lui, des hommes et des femmes, jeunes et beaux pour la plupart, et hâlés jusqu’à l’invraisemblance, se mouvaient, agiles et dévêtus. D’autres, couchés par groupes, séchaient, comme lui, au soleil, leurs corps mouillés ; des adolescents, nus jusqu’à la ceinture, jouaient au ballon au bord des vagues ; ils couraient le long de la plage claire, comme des ombres chinoises. Yves, lassé par le bain trop long, ferma les yeux ; la clarté de midi pénétrait à travers ses paupières closes, le plongeant dans des ténèbres de feu, où roulaient de grands soleils à la fois obscurs et flamboyants. L’air était plein du battement sonore des vagues qui se heurtaient contre le sable avec un bruit d’ailes puissantes. Yves fut tiré de sa torpeur par un rire aigu d’enfant ; de petits pieds pressés courent tout près de lui, et, aussitôt, une poignée de sable lui fut jetée. Il se redressa, et il entendit une voix de femme s’exclamer, pleine de scandale :

— Francette, voyons, Francette, veux-tu bien être sage et venir ici tout de suite !…

Yves, complètement réveillé, s’assit à la turque et ouvrit tout grands ses yeux ; il aperçut une jolie silhouette féminine moulée dans un maillot noir, que tirait par la main une toute petite fille de deux ou trois ans à peine, robuste et drôle comme tout, avec une calotte de cheveux blonds que le soleil avait déteints jusqu’à la couleur du chaume, et un corps potelé et presque aussi noir que celui d’un négrillon.

Yves les vit s’éloigner vers la mer. Très longtemps il les suivit du regard, avec un plaisir inconscient, causé tout autant par le bébé que par la jolie maman. De la figure de celle-ci, il n’avait rien vu, mais elle était faite comme une ravissante petite statue. Il ne put s’empêcher de sourire en pensant au concours de circonstances qui aurait été nécessaire à Paris pour lui permettre cette vision qui paraissait si naturelle ici, au bord de la mer. Telle qu’elle était là, brune et rose, avec tous les creux et toutes les lignes de son corps que l’on devinait sous le maillot léger, cette jeune femme lui appartenait un peu à lui, inconnu, puisqu’elle était pour lui aussi nue qu’en face de son amant. Ce fut peut-être à cause de cela qu’il ressentit, lorsqu’elle se fut perdue parmi la foule des baigneurs, une toute petite, toute fugitive angoisse, un de ces regrets singuliers, qui sont aux grands désespoirs ce qu’une piqûre d’épingle est à la blessure d’un couteau.

Il s’étendit sur le côté avec l’impression d’un vague et soudain ennui ; il se mit à jouer distraitement avec une coulée de sable blond qu’il faisait ruisseler entre ses doigts, comme un filet de cheveux légers, soyeux et irritants. Puis, de nouveau, il regarda la mer avec l’espoir d’en voir sortir la jeune femme entrevue. Des formes féminines, noires et roses, passaient devant lui ; mais il avait beau s’énerver, il n’apercevait pas celle de tout à l’heure. Enfin, il la reconnut grâce à l’enfant qui attira son attention en pleurant et en trépignant : l’eau salée, dont la pauvre gosse avait avalé, sans doute, une bouchée amère, causait toute cette bruyante protestation. La maman riait un peu, l’appelait « grosse bête » et la consolait ; tout à coup, elle se baissa, l’enleva dans ses bras, l’installa sur son épaule et se mit à courir. Yves vit distinctement le dessin de sa poitrine, haute et bien modelée, la taille, souple et robuste qu’ont seules les très jeunes femmes d’à présent qui n’ont jamais porté de corset, qui marchent beaucoup et qui dansent depuis toujours ; elle paraissait à la fois vigoureuse et fine, éveillant vaguement l’idée d’une femme grecque qui court, sans plier le corps, sous le poids de l’amphore, posée toute droite sur l’épaule. Elle portait ainsi son bel enfant, et elle était très simple et très belle, parmi toute cette belle et simple nature. Yves, avec une espèce d’anxiété, se dressa sur ses coudes pour mieux la voir quand elle passerait à côté de lui : il voulait détailler son visage ; il le vit, halé et bronzé presque autant que celui de sa petite fille, un menton rond, creusé d’une fossette, une bouche entr’ouverte humide et rouge, qui devait sentir le sel et l’embrun, cet air de candeur et de sévérité qu’ont les enfants et quelquefois les très jeunes femmes ; puis il vit encore des cheveux coupés courts, des mèches noires fouillées par l’âpre vent marin autour du petit front pur et qui ressemblaient ainsi, rudes et rebelles, aux boucles de marbre des statues d’adolescents grecs. Elle était vraiment très jolie. Elle avait disparu déjà sous une tente. Alors, il fut déçu, parce qu’il n’avait pas eu le temps de remarquer la couleur de ses yeux.

Quelques instants plus tard, il remontait le jardin de l’hôtel ; le grand air, le soleil lui causaient une sorte d’éblouissement, de léger mal de tête, irritant et tenace. Il marchait lentement et clignait des paupières, sans parvenir à se débarrasser de toute cette terrible lumière qui semblait être restée entre ses cils et qui gênait son regard, accoutumé aux demi-teintes des ciels parisiens. Il entra dans le hall et, là, la première chose qu’il aperçut fut le bébé qui lui avait lancé du sable et qui sautait avec de grands éclats de rire sur les genoux d’un monsieur vêtu de blanc. Yves le regarda et crut le reconnaître ; il demanda son nom au groom, qui faisait manœuvrer l’ascenseur.

— M. Jessaint, répondit le gamin.

« Mais je le connais », se dit Yves.

Il ne douta pas un moment que ce fût là le mari de la jolie créature aperçue sur la plage ; mais, au lieu de se réjouir de ce hasard qui lui permettait de lier connaissance avec elle d’une manière si simple, si rapide et si commode, il grogna avec toute la faculté d’illogisme, naturelle à l’homme :

— Zut ! encore des têtes de là-bas… On ne peut donc pas rester quinze jours seul et tranquille ?