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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 33


Yves Harteloup était né en 1890, en pleine « fin de siècle », époque bénie, où il y avait encore à Paris des hommes qui ne faisaient rien, où l’on était pervers avec application et vicieux avec orgueil, où la vie s’écoulait, pour la plupart des humains, étroite et paisible, comme un ruisseau, dont on prévoit, à peu près, dès la source, le chemin uni et la durée probable.

Yves était le fils d’un « cercleux », comme on disait, en ce temps-là, d’un Parisien de race qui avait mené l’existence affairée et oisive de tous ses pareils ; il avait eu deux passions, cependant : les femmes et les chevaux. Les unes et les autres lui avaient donné les mêmes sensations de griserie, d’affolement éperdu, de danger. Grâce aux chevaux, et grâce aux femmes, il put dire, lorsqu’il mourut, n’ayant jamais quitté Paris, excepté pour Nice ou Trouville, n’ayant jamais connu du monde autre chose que les boulevards, les champs de courses, ou le Bois, ayant borné ses regards aux yeux des femmes, ses désirs à leurs bouches, il put, en mourant, répondre, au prêtre qui lui promettait la vie éternelle : « À quoi bon ? Je ne veux que le repos. J’ai tout connu. »

Yves avait dix-huit ans lorsque son père mourut. Il se souvenait bien de ses mains douces, de son sourire plein de tendresse et de moquerie, du parfum léger, irritant, qu’il traînait toujours après lui, comme s’il eût gardé, dans les plis de ses vêtements, l’arôme de tant de femmes caressées. Yves lui ressemblait ; il avait aussi de belles mains faites pour l’oisiveté, et l’amour, et les mêmes yeux fins et clairs ; mais ils étaient si aigus chez le père, si passionnément vivants, et, chez le fils, si ternes parfois, tellement pleins d’ennui et de malaise, d’une profondeur d’eau profonde…

Yves se rappelait aussi très bien sa mère, quoiqu’il l’eût perdue bien tôt ; tous les matins, sa gouvernante le menait chez elle, tandis qu’on la coiffait ; elle portait des peignoirs légers, tout fanfreluchés de dentelles qui faisaient un bruit d’ailes d’oiseau quand elle marchait ; il se souvenait même de ses corsets de satin noir, moulant un corps menu et joli, de la silhouette cambrée exigée par la mode, de ses cheveux roux, de sa peau rose.

Il avait eu une enfance heureuse de petit garçon riche, bien portant, choyé. Ses parents l’aimaient, se préoccupaient de lui, et, comme ils croyaient connaître d’avance la vie qui serait sans doute la sienne, libre, opulente, désœuvrée, ils s’efforçaient de lui donner de bonne heure ce goût de la beauté, de la pensée qui anoblit l’existence, et aussi des mille riens subtils de l’élégance, du luxe qui l’embellissent, la parent d’une douceur incomparable. Et Yves grandissait, en apprenant à aimer les belles choses, à bien dépenser l’argent, à bien s’habiller, comme à bien monter à cheval, à faire de l’escrime, et aussi, grâce aux leçons discrètes de son père, à regarder les femmes comme l’unique bien de ce monde, la volupté comme un art, la vie, enfin, comme une chose jolie, légère et gracieuse, d’où le sage ne devrait savoir tirer que des joies.

À dix-huit ans, Yves se trouva orphelin et suffisamment riche, ses études terminées. Son deuil le forçant à une solitude relative, il s’ennuya, commença à préparer vaguement une licence ès lettres, puis l’idée lui vint de voyager, car il différait en cela de son père, comme de toute la génération précédente, qu’il ne limitait pas l’univers à l’avenue de l’Opéra et au sentier de la Vertu ; il avait de l’étranger une curiosité ardente que son père qualifiait de « romantique » avec un souriant mépris. Yves passa donc plusieurs mois en Angleterre, rêva d’un voyage au Japon qu’il n’accomplit pas, visita quelques vieilles petites villes mortes d’Allemagne, vécut des jours calmes et enchantés à Sienne et tout un printemps en Espagne, dont le meilleur de son enfance lui avait donné le désir : elle s’était écoulée à Hendaye, sur la frontière espagnole, dans une antique maison de ses parents, où ils l’envoyaient passer l’été avec sa gouvernante. Ainsi, en déplacements perpétuels, il vécut un peu plus de deux années, et il revint à Paris, au début de 1911. Il s’y installa définitivement ; il s’arrangea pour faire à Versailles son service militaire ; deux, trois années passèrent, rapides, douces. Il s’en souvenait maintenant, comme de certains printemps, courts, pleins de soleil, de brèves aventures amoureuses, et qui paraissent si vite enfuis, si vides, mais si charmants. Et puis, brusquement, éclatant au beau milieu de cette existence-là, ce fut la guerre, comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu.

1914 : le départ, les premiers enthousiasmes, l’épouvante de la mort. 1915 : le froid, la faim, la boue des tranchées, la mort devenue une compagne familière, qui marche à côté de vous et qui dort dans votre cagna. 1916 : encore le froid, la saleté, la mort. 1917 : la fatigue, la résignation, la mort… Un long, long cauchemar… De ceux qui avaient survécu, certains, les bourgeois, les calmes, étaient revenus pareils, retrouvant les anciennes habitudes, l’ancien état d’âme, comme de vieilles pantoufles. D’autres, les ardents, avaient rapporté parmi les hommes leurs révoltes, leurs fièvres, leurs désirs tourmentés. D’autres, comme Yves, étaient revenus simplement fatigués. Ils avaient cru d’abord que cela passerait, que le souvenir des heures noires s’effacerait à mesure que l’existence redeviendrait calme, normale, clémente, qu’ils se réveilleraient, un beau matin, vigoureux, joyeux et jeunes comme avant. Mais le temps s’écoulait, et « cela » demeurait, comme un lent poison. « Cela », l’étrange regard lointain qui a vu toutes les horreurs humaines, toutes les misères, toutes les peurs, le mépris de la vie et l’âpre désir de ses joies les plus grossières, les plus charnelles, la paresse, puisque l’unique travail là-bas, pendant tant d’années, avait été d’attendre la mort, les bras croisés, une sorte d’hostilité amère envers les autres, tous les autres, parce qu’ils n’ont pas souffert, eux, parce qu’ils n’ont pas vu… Beaucoup étaient revenus avec des pensées pareilles ou semblables ; beaucoup avaient continué à vivre, comme Lazare ressuscité, qui s’avance parmi les vivants, les bras tendus, la marche embarrassée par son linceul et les prunelles agrandies d’une morne épouvante.

En 1919, seulement, Yves, blessé trois fois, décoré de la Croix de guerre, revint définitivement à Paris ; il commença à mettre de l’ordre dans ses affaires, à calculer ce qui lui restait de sa fortune. Or, elle avait été divisée en deux parts, à sa majorité, par les soins de son notaire. Ce qu’il avait hérité de sa mère avait été placé dans l’usine du frère de cette dernière, richissime industriel. De ce côté-là, plus rien : son oncle était mort ruiné en 1915. Restait l’héritage du père converti avant la guerre en actions étrangères, allemandes et russes pour la plupart. Tous comptes faits, Yves se trouva donc à la tête d’une rente qui suffisait largement à payer ses cigarettes et ses taxis. Il lui fallait travailler pour vivre. Des heures sombres qui suivirent, il ne put jamais se rappeler plus tard sans un frisson rétrospectif au creux du dos. Ce garçon, qui avait été pendant quatre ans une manière de héros, était lâche devant l’effort quotidien, le travail imposé, la tyrannie mesquine de l’existence. Il aurait pu, certainement, aussi bien qu’un autre, faire un beau mariage, épouser une fille de nouveaux riches ou une Américaine à dollars, mais son éducation l’avait pourvu de tous ces scrupules et de toutes ces délicatesses qui sont un luxe, comme les autres, mais plus encombrant, et même de ces principes qui font à la conscience quelque chose comme un siège gothique très dur, à haut dossier, très beau et très incommode. Finalement, Yves avait trouvé une place dans les bureaux de l’administration d’une grande agence d’information internationale – deux mille cinq cents francs par mois, situation inespérée.

Depuis 1920 – on était en août 1924 – Yves menait cette vie d’employé qu’il haïssait comme certains petits garçons, très paresseux et très sensibles, haïssent l’internat. Il avait gardé son ancien appartement plein de souvenirs, de fleurs, de jolies choses disposées avec amour. Chaque matin, à huit heures, quand il fallait se lever, s’habiller à la hâte, quitter cette ombre, cette tiédeur, pour le froid brutal de la rue, pour le bureau hostile et nu, où toute la journée se passerait à donner, à recevoir des ordres, à écrire, à parler, Yves ressentait le même désespoir, le même sursaut de révolte haineuse et vaine, le même horrible, noir, écrasant ennui. Il n’était ni ambitieux, ni actif ; il accomplissait avec soin ce qu’il avait à faire, presque comme on prépare ses leçons au collège.

L’idée même ne lui venait pas qu’il pût faire des affaires, lutter, essayer de s’enrichir. Fils, petit-fils de riches, d’oisifs, il souffrait du manque d’aisance, d’insouciance, comme on souffre de la faim, du froid. Peu à peu, il s’était accoutumé à sa vie, parce qu’on s’habitue, tant bien que mal, à tout, mais sa résignation était pesante et morne. Les jours se traînaient pareils, apportant, avec le soir, une sensation de lassitude extrême, des maux de tête, un amer et maladif besoin de solitude. Il dînait à la hâte au restaurant, ou bien au coin du feu, son chien Pierrot, un loulou blanc tout frisé, qui ressemblait à un mouton d’étagère, entre ses jambes, et il se couchait tôt, parce que les cabarets, les dancings coûtent cher, parce qu’il devait se lever de bonne heure le lendemain. Il avait des maîtresses, des liaisons de deux, trois mois au plus, vite nouées, vite rompues : elles l’ennuyaient toutes très rapidement. Il changeait souvent de femmes, car il jugeait qu’il n’y a que la première étreinte qui vaille quelque chose : il pratiquait à merveille cet art essentiellement moderne qui consiste à « laisser tomber les femmes » : il savait se débarrasser d’elles avec douceur. Parfois, quand il venait d’en quitter une, avec la sensation d’allégement que procure une corvée accomplie, il se souvenait de son père, qui avait cru trouver le sens de la vie dans ces yeux, ces seins, ces spasmes brefs. La femme… Pour Yves, ce n’était rien de plus qu’un joli et commode objet : d’abord, il y en avait tant depuis la guerre, elles étaient si faciles… et puis, vraiment, non, non, il avait beau se pencher sur ces regards de caresse et de mensonge, il n’y trouvait pas cet intime frisson de l’âme, cette lueur d’inconnu que son père avait cru atteindre, qu’il cherchait, lui aussi, peut-être, obscurément. Et il pensait que, pour celui qui a plongé ses yeux au fond des yeux des mourants, qui est tombé blessé, qui a écarquillé désespérément les paupières pour tenter d’apercevoir un peu de ciel avant de mourir, pour celui-là, la femme n’a pas de secret ni de mystère, ni d’autre charme, que celui d’être complaisante, jolie et fraîche. L’amour…, ce devait être une impression de paix, de calme, de sérénité infinie… L’amour, cela devait être le repos… si cela existait…