Chapitre 3 — Scène de crime
Camille Villeneuve
Le ciel continuait à déverser une pluie fine et glaciale alors que Camille avançait dans la ruelle étroite. La lumière clignotante des gyrophares peignait des éclats bleus et rouges sur les murs délabrés, transformant la scène en tableau surréaliste. Les pavés détrempés accumulaient l’eau en flaques où se reflétaient les silhouettes des policiers et des techniciens de la scène de crime. Une odeur âcre d’humidité et de métal flottait dans l’air, renforçant l’atmosphère presque surnaturelle.
Camille, protégée par son blouson en cuir noir qui ne parvenait pas à repousser complètement l’humidité, s’accroupit à côté du corps. Elle examina les chiffres gravés avec une précision glaçante dans la chair pâle de la victime. Les bordures des entailles semblaient presque parfaites, comme si elles avaient été dessinées à l’aide d’un instrument de précision. Une telle maîtrise chirurgicale éveillait un mélange de fascination et de malaise en elle.
— Alors, qu’est-ce qu’on sait de lui ? demanda-t-elle sans lever les yeux, sa voix tendue et tranchante, résonnant à peine sous la pluie.
Un technicien, un jeune homme nerveux au visage marqué par la fatigue, hésita avant de répondre, comme s’il craignait de perturber le silence chargé. Un signe d’encouragement de Mercier le poussa finalement à parler.
— Pas grand-chose, mademoiselle. Pas d’identification. Aucune empreinte dans nos bases. Les vêtements sont de bonne qualité, mais sans aucune marque ou étiquette. C’est comme s’il avait été vidé de toute identité.
Camille hocha la tête, son regard gris toujours rivé sur le cadavre, avant de se redresser lentement. Le mouvement fit craquer ses genoux fatigués. Elle balaya la ruelle du regard, cherchant quelque chose qu’elle n’aurait pas encore remarqué.
— Et la scène ? Rien d’inhabituel ici ?
— Rien, répondit Mercier en secouant la tête. Pas de lutte, pas d’empreintes autres que celles de la victime… et même celles-ci sont partielles, à cause de la pluie. On dirait qu’il s’est laissé faire.
— Ou qu’il n’en avait pas le choix, corrigea Camille, son ton devenu plus grave. Paralysé, comme l’a suggéré le légiste.
Elle inspira profondément, repoussant un sentiment de malaise qui menaçait de percer son masque de contrôle. Elle s’approcha des techniciens qui examinaient des échantillons d’eau sur le sol. L’un d’eux ouvrit la bouche, prêt à expliquer qu’ils n’avaient rien trouvé de concluant, mais Camille leva une main gantée, l’interrompant net.
— Peu importe, murmura-t-elle. Tout ça… c’était calculé. Trop propre.
Elle se tourna vers Mercier, ses yeux perçants exprimant un mélange d’intuition et de certitude.
— Ce genre de précision, cette absence totale d’imprévus… ça veut dire qu’il a déjà fait ça avant.
Mercier fronça les sourcils, croisant les bras comme pour se protéger de cette hypothèse.
— Tu crois qu’on a affaire à un pro ?
— Oui, répondit-elle après une pause. Mais il n’est pas question d’un simple tueur en série. Il y a autre chose.
Le médecin légiste s’avança alors, tenant un carnet dans lequel il avait griffonné ses observations.
— Les toxicologies prendront du temps, mais je penche pour une paralysie chimique. D’après les marques et l'angle des blessures, la victime n’a opposé aucune résistance. Nous devrions en savoir plus après l’autopsie.
Camille acquiesça distraitement, ses pensées déjà ailleurs. Elle regarda à nouveau les chiffres gravés dans la peau, sentant leur signification lui échapper tout en murmurant une promesse implicite : "Je trouverai."
Elle s’approcha du technicien en charge des photos.
— Tu as capturé suffisamment de clichés ?
— Oui, inspectrice.
— Bien. Envoyez-les-moi dès que possible.
Détournant son regard du corps, elle se concentra sur les environs immédiats. La ruelle, en apparence banale et insignifiante, semblait cacher quelque chose. Camille s’accroupit près d’une flaque d’eau, effleurant le bord d’une trace boueuse du bout de son gant.
— Qu’est-ce que tu cherches ? lança Mercier, intrigué.
— Une anomalie, murmura-t-elle. Quelque chose qui ne colle pas.
Elle redressa la tête pour examiner les murs et les fenêtres des immeubles abandonnés qui surplombaient la scène. Ses yeux s’arrêtèrent sur un graffiti partiellement effacé par la pluie : une série de cercles entrelacés. Le dessin lui évoqua fugacement un souvenir diffus, mais elle repoussa cette pensée pour se concentrer sur le présent.
— Qui a découvert le corps ? demanda-t-elle, en tournant la tête vers Mercier.
— Une femme, répondit-il en consultant son carnet. Elle promenait son chien. Elle est encore là si tu veux lui parler.
Camille hocha la tête d’un mouvement sec, mais avant qu’elle ne se dirige vers la femme, une silhouette indistincte attira son attention au bout de la ruelle. Elle plissa les yeux, mais l’ombre disparut avant qu’elle ne puisse la distinguer clairement. Une sensation de vide s’installa dans son estomac.
— Mercier, tu as vu ça ?
— Vu quoi ? demanda-t-il, visiblement perplexe.
Elle hésita, puis secoua la tête.
— Rien.
Elle se détourna et rejoignit la femme, une quinquagénaire frêle, serrée dans un manteau trop fin pour la saison. Ses mains tremblaient légèrement alors qu’elle serrait la laisse de son chien.
— Madame, je suis l’inspectrice Villeneuve. Vous avez découvert la victime ?
La femme hocha la tête, son regard oscillant entre Camille et la ruelle derrière elle.
— Oui… enfin, mon chien, surtout. Il tirait sur sa laisse, et c’est comme ça que je l’ai remarqué. Je… je n’ai pas regardé longtemps…
Sa voix s’était brisée sur cette dernière phrase. Camille nota l’émotion dans ses yeux et adoucit légèrement son ton.
— Avez-vous vu quelqu’un d’autre dans les parages ? Avant ou après ?
La femme secoua la tête.
— Non… il pleuvait fort, et la rue était vide… Je suppose que je n’aurais même pas vu si mon chien n’avait pas insisté.
Camille remercia la femme et la laissa repartir, accompagnée par un officier. Elle resta un instant immobile, les bras croisés, la pluie martelant son cuir.
De retour près de Mercier, elle sentit une tension croissante dans l’air. Ses pensées tournaient en boucle autour des chiffres. Des coordonnées. Était-ce une signature, un défi, ou un message destiné à quelqu’un en particulier ?
Elle sortit son téléphone et entra les chiffres dans son application GPS. L’écran clignota brièvement avant de livrer une réponse : un bâtiment abandonné en périphérie de Paris.
— Mercier, dit-elle en rangeant son appareil. Je vais devoir partir plus tôt que prévu.
Mercier leva un sourcil.
— Partir ? On vient à peine de sécuriser la scène.
— Continue sans moi, et envoie-moi tout ce que vous trouvez dès que possible, répliqua-t-elle, déjà tournée vers sa voiture.
Mercier marmonna quelque chose sur son entêtement, mais Camille l’ignora. Une intuition, viscérale et insistante, la poussait à ne pas attendre.
Alors qu’elle démarrait sa voiture, un reflet furtif dans son rétroviseur attira son attention. Elle tourna la tête brusquement, mais la rue était vide. Elle fronça les sourcils, son cœur battant un peu plus vite.
Les mains crispées sur le volant, elle s’éloigna rapidement. Ce meurtre, elle en était convaincue, n’était qu’un prélude.