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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3Enlevée par les Ombres


Adèle de Morvan

La nuit s'était posée comme un lourd voile sur les rues de Paris, effaçant les contours familiers des bâtiments et plongeant la ville dans une ambiance irréelle. Malgré la fraîcheur humide qui imbibait l'air, Adèle avançait d'un pas rapide, ses bottines résonnant sur les pavés. Le manuscrit, glissé dans son sac, pesait lourd contre son flanc, comme une présence oppressante. Elle serrait la bandoulière avec une force presque inconsciente, un geste instinctif pour se rassurer. Les événements de la journée tournaient en boucle dans son esprit : ces ombres furtives dans la bibliothèque, ce bruit inexplicable… Elle essayait de rationaliser, mais une intuition sourde battait en elle, une alarme qu'elle ne pouvait ignorer.

« Ce n’est qu’un livre, Adèle », murmura-t-elle, ses lèvres à peine mobiles, comme si parler à voix haute pouvait dissiper le malaise. Mais ses mots sonnaient creux dans le silence de la rue. Elle releva les yeux vers un lampadaire solitaire, son halo blafard peinant à percer la brume. L'ombre semblait danser au bord de sa vision. Il n'y avait personne, et pourtant, elle sentait une présence. Lourde. Oppressante. Comme si les ombres elles-mêmes conspiraient contre elle.

Un bruit sec retentit derrière elle. Elle s'arrêta, ses muscles tendus, et se retourna vivement, le cœur battant à tout rompre. La rue était vide. Mais l'air… L'air semblait chargé d'électricité, chaque respiration écorchant sa gorge. « Calme-toi… » s'ordonna-t-elle, cherchant à dompter les tremblements qui s'emparaient de ses doigts.

Elle reprit sa marche, accélérant le pas, ses sens en alerte. L'écho de ses bottines semblait se répercuter à l'infini, comme si quelqu'un imitait ses pas. Alors qu'elle atteignait une intersection, la lumière d'un lampadaire vacilla, et une silhouette jaillit brusquement de l'ombre. Une main gantée se plaqua sur sa bouche avant qu’elle ne puisse crier, et une autre agrippa son bras, la forçant à lâcher son sac. Adèle se débattit violemment, ses muscles tendus par une terreur sourde. Les murmures de voix basses, presque inaudibles, résonnaient à ses oreilles, et elle sentit une piqûre aigüe sur son cou. Une sensation de vertige l’envahit presque immédiatement, brouillant ses pensées. L’obscurité se referma sur elle.

***

Quand elle ouvrit les yeux, une douleur sourde pulsait dans son crâne. Elle était allongée sur un sol froid et poussiéreux, le contact rugueux des pierres mordant sa peau à travers ses vêtements. L’air était humide, saturé d’odeurs de renfermé et de cire fondue. La lumière vacillante d’un chandelier projetait des ombres mouvantes sur les murs, ajoutant un aspect irréel au lieu. Ses poignets étaient liés par une corde rugueuse, qui creusait sa chair à chaque mouvement. Il lui fallut un moment pour rassembler ses souvenirs. Le manuscrit. La bibliothèque. L’enlèvement. Une vague de panique glaciale submergea ses pensées.

« Enfin réveillée », dit une voix douce, presque caressante, mais implacable comme le tranchant d’une lame. Elle tourna lentement la tête et découvrit un homme debout près d’un autel rudimentaire. Il portait une robe noire aux manches amples, mais ce furent ses yeux qui captèrent toute son attention : d’un bleu glacial, insondables, ils semblaient sonder jusqu’aux tréfonds de son âme. Dans sa main droite, il tenait un bâton orné de symboles gravés, dans l’autre une petite dague à la lame d’obsidienne.

« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous me voulez ? » lâcha-t-elle d’une voix rauque, où perçaient colère et peur.

L’homme inclina légèrement la tête, un sourire impénétrable aux lèvres. « Je suis Gilles de Trévieux. Vous êtes entre les mains des Veilleurs de l’Abîme, mademoiselle de Morvan. Et nous avons attendu ce moment depuis bien longtemps. »

Le son de son nom dans la bouche de cet homme lui donna la nausée. « Je ne comprends pas. Laissez-moi partir. »

Gilles s’approcha d’un pas mesuré, s’accroupissant près d’elle. Son visage, presque beau, était cependant empreint d’une froideur terrifiante, une conviction inébranlable. « Vous comprendrez bientôt. Vous êtes l’Élue mentionnée dans les textes anciens. Celle qui porte le sang lié à la prophétie. Votre rôle dans ce monde dépasse de loin ce que vous pouvez concevoir. »

Adèle éclata d’un rire nerveux, un son fébrile qui résonna étrangement dans la pièce. « Vous êtes fou. Je n’ai rien à voir avec vos histoires de prophétie. Je suis une chercheuse, une femme ordinaire. »

Un éclat d’amusement traversa les traits de Gilles. « Ordinaire ? » Il passa un doigt lentement le long de la lame d’obsidienne, comme pour souligner l’ironie de ses mots. « Rien en vous n’est ordinaire, Adèle. Vous êtes la descendante d’une lignée choisie. Le manuscrit que vous avez trouvé n’est pas un hasard. Il vous a été destiné. Le Cœur des Ténèbres vous appelle. »

Elle secoua la tête violemment. Son esprit rationnel s’accrochait désespérément à la logique, cherchant à repousser l’absurdité de ses paroles. « Vous vous trompez. Je ne crois pas à vos légendes idiotes. »

Gilles se releva, impassible. « Peu importe ce que vous croyez. Ce qui est écrit ne peut être changé. »

Il fit un signe, et deux figures encapuchonnées s’avancèrent des ténèbres, traînant un objet enveloppé d’un tissu noir. Lorsqu’ils le déposèrent près de l’autel et retirèrent le tissu, Adèle sentit un frisson glacé parcourir son dos. C’était un miroir ancien, son cadre d’argent terni par des siècles d’oubli. La surface du verre semblait onduler, comme animée d’une vie propre.

« L'heure est venue », murmura Gilles avec une solennité presque religieuse. Il étendit ses mains vers le miroir, psalmodiant dans une langue ancienne, gutturale et mélodieuse à la fois. Les symboles gravés sur le bâton qu’il tenait s’illuminèrent d’une lueur rougeâtre, projetant des ombres tremblantes sur les murs. Les Veilleurs présents se prosternèrent, leurs murmures s’élevant en une prière discordante.

Adèle fut traînée de force devant le miroir, ses protestations étouffées par les chants obsédants. L’éclat du verre devint aveuglant, irradiant une lumière qui semblait vouloir la consumer. Puis, soudain, le monde bascula.

Elle ne vit plus la pièce. Elle était ailleurs, transportée dans un lieu intemporel. Un temple ancien se dressait devant elle, baigné d’une lumière surnaturelle. Une silhouette indistincte se tenait au centre, irradiant une puissance écrasante. Des yeux noirs comme le néant percèrent son âme, et une voix douce, presque caressante, résonna dans sa tête.

« Adèle… »

Elle voulut détourner le regard, mais le miroir semblait la retenir captive. Une douleur sourde pulsait dans son crâne, et des visions éclatées déferlèrent en elle : un temple effondré, des flammes dévorantes, et enfin, un visage. Des cheveux noirs légèrement ondulés, des yeux sombres comme les abysses, portant en eux une sagesse millénaire. Raphaël. Ce nom surgit dans son esprit sans qu’elle sache pourquoi. Elle ne connaissait pas cet homme, mais il lui semblait étrangement familier.

La vision s’effaça brusquement, et elle s’effondra au sol, haletante. Gilles, qui avait observé en silence, esquissa un sourire satisfait. « Vous voyez ? Vous ne pouvez pas fuir ce que vous êtes. »

Adèle releva la tête, les yeux flamboyants de défi. « Je ne suis pas votre Élue. Et je ne vous appartiens pas. »

Un éclat d’admiration traversa les traits de Gilles. « Vous avez raison, Adèle. Vous ne m’appartenez pas. Vous appartenez à quelque chose de bien plus grand. Et bientôt, vous comprendrez que votre rôle dans cette prophétie est inévitable. »

Adèle serra les dents, luttant contre une panique croissante. Mais au plus profond d’elle, une flamme se rallumait : une détermination farouche. Qu’ils aient raison ou tort, elle trouverait un moyen de briser les chaînes de ce destin imposé. Et si tout cela n’était qu’une illusion, elle se jura de détruire ce mensonge et les fanatiques qui en vivaient.

Elle n’était pas une Élue. Elle était Adèle de Morvan. Et elle ne plierait jamais.