Chapitre 1 — Le médaillon et le journal
Camille Laurent
Le soleil déclinant baignait les pavés du marché aux puces de Saint-Ouen d’une lumière dorée, transformant les vitrines poussiéreuses et les étals disparates en un kaléidoscope d’ombres mouvantes. Camille avançait lentement, son trench beige flottant derrière elle, les mains enfoncées dans les poches de son manteau pour se protéger de la légère fraîcheur automnale. Ses yeux bleu-gris, alertes, balayaient les objets exposés sans vraiment s’attarder. Elle n’était pas là pour acheter, mais pour observer, pour ressentir ce que les vieilles choses avaient à murmurer. Ces promenades improvisées étaient son échappatoire, un rituel presque méditatif où elle explorait ces fragments d’un passé qu’elle tentait souvent de décoder.
Au détour d’un stand exigu, un vieux marchand à la moustache grisonnante arrangeait des piles de livres anciens et des boîtes en bois finement sculptées. L’odeur familière du cuir et du papier jauni s’éleva jusqu’à elle, éveillant une curiosité qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps. Camille s’approcha, ses doigts effleurant la couverture d’un ouvrage relié de cuir rouge usé avant de s’arrêter sur un objet plus étrange : un médaillon brisé, posé négligemment au milieu des livres. Une lumière rasante fit scintiller ses bords irréguliers, et pendant un instant, elle crut percevoir un motif presque vivant dans les gravures ternies.
Elle le souleva avec précaution, notant les détails délicats gravés sur la surface métallique : une tour stylisée, entourée de motifs géométriques complexes qui semblaient danser sous ses yeux. La texture du médaillon, légèrement rugueuse au toucher et froide comme une pierre oubliée, la fit frissonner. Malgré son apparente banalité, il dégageait une étrange qualité, comme un murmure lointain qu’elle ne pouvait ignorer. Camille fronça les sourcils, intriguée, et tourna la tête vers le marchand.
— Combien pour ça ? demanda-t-elle d’un ton neutre, presque distrait.
Le vieil homme haussa les épaules, l’air désabusé. — Ce vieux truc ? Prenez-le pour dix euros. Personne n’en veut.
Elle hésita un instant, ses pensées s’égarant. Pourquoi cet objet exerçait-il une telle attraction sur elle ? Il semblait s’accorder à quelque chose de profond et de dissimulé en elle, éveillant un écho indistinct. Finalement, elle sortit un billet froissé de sa poche et glissa le médaillon dans son sac. Tandis qu’elle s’apprêtait à partir, un autre objet attira son regard : un journal, sa couverture en cuir noir craquelé par le temps, presque caché derrière une lampe à pétrole ternie. Il semblait l’appeler, posé là comme si quelqu’un l’avait intentionnellement laissé à son attention.
Elle tendit la main et l’ouvrit doucement, ses doigts glissant avec précaution sur les pages jaunies. Une écriture fine et élégante s’étalait sur les lignes, chaque mot soigneusement aligné, comme une porte vers un autre siècle. Le nom inscrit sur la première page lui sauta aux yeux : « Julie Lambert, Paris. Année 1889. »
Camille sentit son cœur accélérer. Elle parcourut rapidement les premières lignes, où la plume de Julie décrivait une soirée mondaine dans un ton vibrant et passionné. Mais ce n’était pas seulement le style qui l’attirait ; c’était quelque chose de plus profond, une réminiscence étrange, comme si elle lisait des pensées qu’elle avait elle-même oubliées. Elle leva les yeux vers le marchand.
— Et pour ce journal ?
Le vieil homme plissa les yeux, une lueur presque imperceptible de méfiance dans son regard. — Quinze euros, dit-il après une pause, et il est à vous.
Camille n’hésita pas. Elle paya et repartit rapidement, le journal serré contre elle comme un secret précieux. Tandis qu’elle quittait le marché, une brise légère souleva quelques feuilles mortes autour d’elle. Une sensation familière de déjà-vu la traversa, une impression fugace qu’elle avait déjà emprunté ce chemin, déjà tenu ce journal. Elle fit volte-face, comme si une présence invisible l’observait, mais les étals et les passants s’affairaient normalement. Secouant la tête, elle reprit sa marche avec un étrange mélange d’excitation et d’appréhension.
De retour dans son appartement du 11e arrondissement, un espace lumineux et chargé de l’odeur réconfortante de café et de vieux livres, Camille posa son sac sur la table encombrée de carnets et de dossiers. Elle sortit le médaillon en premier, le plaçant sous la lumière tamisée de sa lampe de bureau. Les gravures étaient plus nettes qu’elle ne l’avait remarqué au marché. La tour gravée ressemblait étrangement à une version stylisée de la Tour Eiffel, mais quelque chose dans les motifs semblait presque ésotérique, comme un code qu’elle n’était pas encore prête à déchiffrer. Elle fit glisser un doigt sur l’une des rainures, notant une texture qui évoquait une usure ancienne, mais aussi un artisanat méticuleux. Une question la hantait : pourquoi cet objet semblait-il si familier ?
Elle nota mentalement de chercher des informations plus tard, mais pour l’instant, son attention était entièrement captée par le journal. Assise sur son canapé, une tasse de thé fumante à la main, elle l’ouvrit avec une précaution presque religieuse. La première page la salua à nouveau : « Julie Lambert, Paris. Année 1889. » Camille tourna les pages, absorbée par la calligraphie élégante et les détails poignants des écrits de Julie. La jeune femme de la Belle Époque parlait avec un lyrisme enivrant de sa vie parmi la haute société parisienne, des bals somptueux et des jardins au clair de lune. Mais derrière le voile de glamour transparaissait une certaine mélancolie, une impression d’enfermement, comme si Julie cherchait quelque chose de plus que ce que sa vie mondaine pouvait lui offrir.
Et puis, il y avait ce passage :
« C’est lors de cette promenade dans le Jardin des Tuileries que je l’ai vu pour la première fois. Étienne. Son regard était un monde entier, un mélange de défi et de douceur. J’ai ressenti une liberté que je n’avais jamais connue auparavant, une promesse que tout pouvait changer. »
Camille s’arrêta, ses doigts se figèrent sur le bord de la page. Une image vive surgit dans son esprit : un homme aux traits marqués, vêtu d’un manteau sombre, debout sous les arbres d’un jardin qu’elle avait visité des centaines de fois. L’image était si nette qu’elle en eut le souffle coupé. Elle secoua la tête, troublée par l’intensité de cette vision. Ce n’était qu’un livre, se rappela-t-elle. Juste un journal.
Mais au fond d’elle, quelque chose remuait. Les mots de Julie semblaient éveiller une conscience latente, comme si les rêves qu’elle faisait depuis des années – des rêves de Paris au XIXe siècle, des visages flous et des sentiments inexplicables – prenaient soudain un sens. Et ce médaillon… n’était-ce qu’une coïncidence qu’il se trouve dans la même boutique que ce journal, ou était-il lié d’une manière qu’elle ne comprenait pas encore ?
Elle referma le journal, incapable de lire davantage pour l’instant. Une tension sourde grondait en elle, une curiosité dévorante qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps. Camille se leva et regarda par la grande fenêtre de son salon. La nuit tombait sur Paris, et les lumières de la ville scintillaient dans l’obscurité. Au loin, la silhouette familière de la Tour Eiffel se découpait contre le ciel. Et pour la première fois, cette vue qu’elle connaissait si bien lui sembla différente, presque étrangère, comme si ce monument lui-même portait un secret qu’elle devait percer.
Camille soupira et se détourna. Quoi que renferme ce journal, elle le découvrirait. Demain, elle commencerait ses recherches. Mais ce soir, alors qu’elle fermait les yeux, elle ne pouvait empêcher le visage d’un homme inconnu d’apparaître dans son esprit, ses traits flous mais curieusement familiers, et les mots de Julie résonnèrent dans sa mémoire : « Son regard était un monde entier… »
Dans un coin de la pièce, posé sur le bureau, le médaillon brisé scintilla faiblement sous la lumière de la lampe, comme s’il gardait ses propres secrets, attendant patiemment de les révéler.