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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Reflets du passé


Camille Laurent

Les premiers rayons du soleil s’infiltraient à travers les rideaux de l’appartement de Camille, projetant des motifs dorés sur les murs garnis de cartes anciennes et de photographies en noir et blanc. Elle s’éveilla lentement, le souffle encore empreint des rêves étranges qui l’avaient habitée cette nuit-là. Une vision persistait malgré son réveil : un jardin baigné d’une lumière douce, des pas sur le gravier, et le visage flou d’un homme qui semblait l’attendre au détour d’un chemin. Ce visage, bien que indistinct, semblait chargé de sens, presque familier, comme un fragment perdu d’un souvenir qui refusait de se dévoiler entièrement.

Elle se redressa péniblement, les cheveux emmêlés et le regard troublé. Le journal de Julie et le médaillon brisé reposaient sur la table basse, émettant une présence presque tangible. Camille sentit une nervosité familière monter en elle. Ces rêves récurrents — ces scènes du XIXe siècle qu’elle n’avait jamais comprises — prenaient soudain une signification plus lourde, comme si Julie, à travers ses mots et ses souvenirs, cherchait à lui transmettre quelque chose. Elle se passa une main sur le visage, tentant de dissiper l’étrange pression qui pesait sur elle.

Avec un soupir, Camille se leva et attrapa une tasse de café encore tiède laissée la veille. Elle s’approcha de la fenêtre, observant la ville qui s’éveillait lentement. Paris semblait à la fois familière et étrangère ce matin-là, chaque pierre, chaque bâtiment portant un poids invisible qu’elle ne pouvait ignorer. Elle posa son front contre la vitre froide, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées. Pourquoi ces rêves ? Pourquoi maintenant ? Et surtout, pourquoi cette impression grandissante que tout cela était plus qu’une coïncidence ?

Elle revint à la table et ouvrit le journal à la page où elle s’était arrêtée la veille. Julie y avait décrit avec lyrisme une soirée mondaine, mais ce qui suivait était tout autre. Camille déchiffra avec attention les phrases d’une entrée plus intime, datant de quelques jours après la réception.

« 23 avril 1889.

Il était là, au détour de l’allée principale du Jardin des Tuileries. Étienne. Je ne saurais expliquer pourquoi il a capté mon regard, ni pourquoi son sourire a éveillé en moi une émotion si vive. Il n’était pas comme les autres. Il n’avait pas la posture guindée des hommes que mon père m’impose à ces soirées, ni leur arrogance feinte. Non, Étienne ressemblait à un secret : quelque chose qu’on ne peut découvrir qu’en s’y plongeant totalement. Je crois que c’est cela qui m’a attirée. »

Camille sentit son propre cœur battre plus vite au fur et à mesure qu’elle découvrait les mots de Julie. Elle tourna doucement la page, comme si le moindre geste brusque pouvait effacer le témoignage fragile de la jeune femme. La suite décrivait leur première conversation, mêlée d’éclats de rire et de silences complices. Julie mentionnait également un malaise sous-jacent, une peur de tout ce que cette rencontre signifiait pour elle.

« Il me parlait des étoiles, des rêves que l’on projette dans le ciel lorsque l’on est enfant. Il disait que chacun de ses croquis était une tentative de capturer un fragment d’éternité. Mais ses mains… elles parlaient avec plus de vérité que ses mots. Des mains d’artiste, marquées par le travail, bien plus vivantes que celles des messieurs engoncés de la haute société. »

Camille sentit une vague d’envie inexplicable. Elle referma un instant le journal, levant les yeux vers le plafond de son appartement. Pourquoi ces descriptions, ces émotions, semblaient-elles si proches, si familières ? Elle avait l’impression qu’une partie d’elle se souvenait d’Étienne, de sa présence, de la façon dont Julie l’avait perçu. Elle poussa un soupir, le regard se perdant sur le médaillon posé à côté du journal, comme un gardien silencieux de ce récit.

Elle se détourna soudainement, poussée par un besoin urgent de mouvement. « Je deviens folle », murmura-t-elle, s’adressant à elle-même. Elle attrapa son téléphone, hésitant un instant, avant de composer un rapide message :

« Jules, c’est Camille. Vous souvenez-vous du journal dont je vous ai parlé ? Il y a des choses que je dois vous montrer. Demain matin, vous seriez disponible ? »

En envoyant le message, elle se surprit à espérer qu’il accepte rapidement. Elle avait besoin de quelqu’un pour l’aider à organiser les morceaux de ce puzzle, et Jules, avec son expertise et son regard analytique, semblait être le seul à pouvoir l’aider. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une pointe de nervosité. Que penserait-il de tout cela ?

Mais ce n’était pas tout. Ces rêves… Ces visions qu’elle avait vécues la nuit dernière semblaient maintenant avoir un poids qu’elle ne pouvait plus balayer d’un revers de main. Elle se dirigea mécaniquement vers son ordinateur portable, décidée à chercher dans les archives numériques des indices concernant le nom de Julie Lambert.

Le moteur de recherche ne tarda pas à renvoyer des résultats, mais principalement liés à des familles bourgeoises anonymes du XIXe siècle. Rien qui ne pointait directement vers la femme du journal. Pourtant, parmi tous ces documents, une image attira son attention. Une photographie ancienne numérisée, capturée dans un livre sur la Belle Époque, montrait trois jeunes femmes élégamment habillées lors d’un bal parisien. Camille cliqua pour agrandir l’image.

Sa respiration s’arrêta. L’une des femmes, debout légèrement en retrait des deux autres, portait une robe délicatement brodée et arborait un sourire énigmatique. Ses traits étaient d’une netteté frappante. Camille passa une main tremblante sur l’écran comme pour vérifier qu’elle voyait bien ce qu’elle voyait.

C’était elle. Ou plutôt, c’était une femme qui lui ressemblait trait pour trait.

Camille recula brusquement, le cœur battant à tout rompre. Elle sentit une sueur froide glisser dans son dos. Comment cela pouvait-il être possible ? Elle examina à nouveau l’image, cherchant une incohérence, quelque chose qui expliquerait la ressemblance troublante. Mais il n’y avait rien. La femme sur cette photographie semblait bel et bien être son sosie, figée dans le temps près de cent trente ans auparavant.

Elle ferma l’ordinateur d’un coup sec, luttant pour retrouver son calme. Ce n’était qu’une coïncidence. Rien de plus. Une ressemblance hasardeuse, certes troublante, mais sûrement explicable. Pourtant, quelque chose en elle savait que ce n’était pas si simple. Ce journal, ce médaillon, ces rêves… tout semblait s’imbriquer dans un puzzle qu’elle ne pouvait encore déchiffrer.

Le vrombissement de son téléphone la tira de ses pensées. Jules venait de répondre à son message, proposant de la rencontrer le lendemain pour examiner ses trouvailles. Camille hocha lentement la tête, bien qu’il ne puisse pas la voir.

Mais pour l’instant, elle se sentait trop agitée pour rester enfermée. En attrapant son trench et son écharpe, elle descendit dans la rue, cherchant instinctivement un endroit où se perdre dans ses pensées. Le Jardin des Tuileries s’imposa à son esprit. Elle s’y rendit presque mécaniquement.

En parcourant les allées gravillonnées, une étrange impression de déjà-vu s’empara d’elle. Les enfants jouaient près des bassins, des couples se promenaient main dans la main, et les rayons du soleil d’avril filtraient à travers la verdure, créant des ombres mouvantes sur le sol. Camille s’arrêta près d’un banc isolé, contemplant un bosquet silencieux. Ce lieu avait une qualité intemporelle, comme si les siècles s’y étaient superposés sans jamais s’effacer complètement.

Elle ferma les yeux un instant, écoutant le bruissement des feuilles. Une image vive lui traversa l’esprit : celle de Julie, marchant à cet endroit précis, vêtue d’un corsage élégant, ses pensées tournées vers un homme qu’elle venait de rencontrer. Était-ce ici qu’elle avait croisé Étienne pour la première fois ? Camille rouvrit les yeux, secouée par la clarté de cette vision.

Elle s’assit sur le banc, le regard perdu dans la lumière dorée, et murmura : « Qu’est-ce que tu essaies de me dire, Julie ? »

Pour la première fois, elle sentit réellement la présence de la jeune femme, comme une ombre douce et persistante, mêlée à la sienne, inséparable. Sous la surface ordinaire de sa vie, quelque chose de beaucoup plus vaste et inexplicable s’éveillait. Et dans cet instant suspendu, tandis que les feuilles bruissaient doucement dans le vent, Camille sentit une étrange certitude : ce lieu, ce moment, étaient liés à un secret qu’elle devait absolument percer.