Chapitre 3 — Le Retour de Raphaël
Isabeau de Montreuil
Un souffle de vent chaud caressa les joues d’Isabeau tandis qu’elle franchissait les larges portes de verre menant aux jardins du Palais Royal de Fontainebleau. Ce lieu, autrefois sanctuaire de sérénité, semblait aujourd’hui chargé d’un poids invisible. Les fleurs soigneusement entretenues et les statues immobiles paraissaient témoins silencieux des intrigues et drames de la cour. Les haies sculptées projetaient des ombres irrégulières sur les chemins de gravier, et l’odeur entêtante des roses se mêlait à celle, plus lourde et humide, de la terre retournée.
Isabeau marchait à pas mesurés, sans but apparent, mais son esprit tournait en boucle. La décision imposée par la reine Éléonore vibrait encore en elle comme une corde tendue prête à se rompre. Gilles d’Argent. Le nom s’élevait dans son esprit tel un glas funèbre. Ses doigts se refermèrent convulsivement sur un mouchoir brodé, le tissu comme unique ancrage face à la tempête qui grondait en elle. Mariée dans moins de trois semaines.
En passant près d’un bassin aux eaux stagnantes, elle s’arrêta un instant pour contempler son reflet. La surface sombre renvoyait l’image d’une jeune femme aux traits tirés par l’angoisse, mais dont les yeux verts, brillants d’une lucidité froide, refusaient de céder. Elle détourna le regard, le cœur alourdi, et se dirigea vers un bosquet de chèvrefeuille. Une brise plus fraîche l’y attira, mais un bruit fit aussitôt tressaillir son attention : des pas. Des pas qu’elle aurait reconnus entre mille.
Elle se retourna vivement, son souffle suspendu, et le vit.
Raphaël de Brissac.
Il se tenait là, à quelques pas d’elle, l’air d’un homme ayant traversé des batailles invisibles. Ses cheveux bruns en bataille encadraient un visage marqué par la fatigue, mais ses yeux bleus, lumineux et perçants, la fixaient avec une familiarité poignante. Son pourpoint sombre, simple et presque austère, contrastait avec l’opulence des riches habits portés par les courtisans qu’elle côtoyait chaque jour. Il n’appartenait pas à ce monde étouffant, mais, par sa seule présence, il rappela à Isabeau un passé qu’elle croyait à jamais enfoui.
— Isabeau, murmura-t-il, sa voix rauque et douce, comme s’il craignait de briser le fragile équilibre de cet instant.
Elle resta figée, incapable de parler, son cœur battant une cadence désordonnée. Une chaleur inattendue se mêlait à une douleur sourde qu’elle avait appris à ensevelir. Raphaël fit un pas en avant, et la tension qui les séparait sembla se dissoudre.
— Que fais-tu ici ? finit-elle par demander, sa voix plus dure qu’elle ne l’aurait voulu.
Un éclat d’hésitation traversa ses traits, mais il ne recula pas. Le silence des années qui les avaient séparés semblait peser sur ses épaules. Depuis qu’il avait quitté la cour pour embrasser des idéaux protestants, elle n’avait entendu parler de lui qu’au travers de rumeurs : ses discours enflammés, des actes de défiance contre François Ier. Mais qu’il ose revenir ici, dans l’antre de ses ennemis, la laissait sans voix.
— Je suis revenu pour toi, répondit-il enfin, simplement, mais avec une intensité qui fit vaciller ses certitudes.
Ces mots la frappèrent de plein fouet. Elle détourna le regard, incapable de soutenir le sien.
— Tu as choisi de partir, dit-elle amèrement. Pourquoi reviens-tu maintenant... alors que tout est déjà perdu ?
Raphaël franchit la distance entre eux, s’arrêtant juste assez près pour que son ombre l’enveloppe. Il tendit une main, hésitant à la toucher, puis la laissa retomber lentement, respectant la barrière qu’elle semblait imposer.
— Rien n’est perdu, Isabeau, souffla-t-il avec une conviction qui fit trembler la froide façade qu’elle s’efforçait de maintenir. J’ai appris ce qu’ils te font, ce qu’ils te préparent. Gilles d’Argent... il est plus qu’un danger pour toi. Il est une menace pour tout ce qui est juste dans ce royaume.
Les mots se heurtèrent à ses propres pensées, résonnant d’une sinistre vérité. Mais entendre Raphaël les prononcer avec tant de ferveur la déstabilisait. Était-il là pour elle, ou pour ses idéaux plus vastes ?
— Tu parles comme un homme en croisade, murmura-t-elle, un brin acerbe. Mais ma vie n’est pas un champ de bataille où tes principes peuvent triompher.
Son regard s’assombrit, mais il ne recula pas.
— Et si je te disais qu’il y a un complot contre la reine ? reprit-il, baissant la voix. Gilles en est au centre. François Ier lui accorde une confiance aveugle, mais il n’hésitera pas à sacrifier quiconque pour atteindre ses objectifs. Même toi, Isabeau.
Un frisson glacé parcourut son échine. Elle voulait récuser ses paroles, mais une part d’elle savait qu’il disait vrai. Gilles incarnait tout ce qu’il y avait de dangereux à la cour, et si ce qu’affirmait Raphaël était exact, sa propre situation était encore plus périlleuse qu’elle ne l’avait imaginée.
— Pourquoi devrais-je te croire ? demanda-t-elle, scrutant ses yeux comme pour y déceler quelque vérité cachée. Tu pars, tu reviens, et tu t’attends à ce que je te fasse confiance comme si rien n’avait changé ?
L’ombre de la culpabilité passa sur ses traits, mais il ne flancha pas.
— Parce que je suis ici pour toi, répéta-t-il doucement. Parce que je me suis trompé en te laissant seule.
Il plongea une main dans la poche intérieure de son pourpoint et en sortit une lettre scellée d’un cachet inconnu.
— Lis ceci quand tu seras seule, murmura-t-il en tendant le parchemin. Ce que je ne peux te dire ici... tout est là.
Elle prit la lettre, sa main frôlant brièvement la sienne. Une vague d’émotion la submergea, mais elle la repoussa aussitôt. Plus de place pour la faiblesse.
— Pars, souffla-t-elle, en serrant le parchemin contre sa poitrine. Si quelqu’un te voit ici...
Un bruit lointain – une branche craquant sous un pas ou le bruissement d’un tissu – interrompit sa phrase. Les deux se figèrent, leurs regards cherchant une ombre dans les haies environnantes.
— Je pars, l’interrompit-il avec un sourire triste. Mais sache que je ne suis jamais loin.
Il s’éloigna, ses pas se fondant dans les murmures des jardins. Isabeau resta immobile, son regard fixé sur l’endroit où il avait disparu.
De retour dans sa chambre, elle ferma soigneusement les rideaux, voilant la lumière naissante. Avec des gestes précautionneux, elle brisa le sceau de la lettre. Les mots, tracés à la hâte, portaient une urgence irrépressible. Ils confirmaient ses craintes : Gilles n’était pas seulement son futur époux, mais un acteur clé de conspirations visant jusqu’à la reine.
Isabeau posa la lettre sur son bureau, le regard rivé sur le pendentif de sa mère, qui brillait faiblement à son cou. Elle murmura une prière silencieuse.
Elle ne pouvait compter que sur elle-même. La lettre serait son arme. Et Raphaël... un allié, mais à quel prix ?