Chapitre 3 — Les ombres de Villebois
Aliénor de Villebois
La nuit avait plongé le Château de Villebois dans un silence presque surnaturel, mais pour Aliénor, le calme apparent n’était qu’une façade trompeuse. Elle observait l’âtre mourant depuis sa chambre, les ombres dansantes projetant des formes étranges sur les murs de pierre. Son esprit, pourtant, était bien plus agité que la lumière vacillante des flammes. Depuis l’arrivée du Chevalier d’Harcourt, une sensation d’être observée ne cessait de la hanter. Ce n’était pas seulement sa méfiance habituelle envers cet étranger, mais une impression plus ancienne, plus viscérale, comme si le château lui-même retenait son souffle.
Une pensée fugace traversa son esprit : son père lui avait enseigné que les objets, les murs et les lieux portaient les souvenirs de ceux qui les avaient habités. Et si ces ombres, ce soir, murmuraient des vérités enfouies ? L’idée était aussi réconfortante qu’inquiétante. La pierre froide de son médaillon, qu’elle serrait dans sa paume, semblait porter le poids de cette mémoire-là, celle de son père, mais aussi celle de ses propres doutes. Elle inspira profondément, son souffle tremblant dans le silence.
Un grincement soudain de porte brisa cette quiétude oppressante. Aliénor sursauta, son cœur tambourinant dans sa poitrine. L’écho du bruit résonna à travers les couloirs, rappelant les murmures d’un château vivant. Incapable de rester immobile, elle enfila une cape légère et sortit de sa chambre, décidant que l’inaction ne ferait qu’amplifier son angoisse.
Les couloirs du château, partiellement éclairés par des torches vacillantes, semblaient d’autant plus vastes et menaçants. Leurs tapisseries, ornées d’histoires de batailles et de festins anciens, semblaient raconter une saga oubliée à chaque pas. Mais ce soir, elles paraissaient étouffer toute vie, leurs formes indistinctes conférant aux murs une présence presque oppressante. Ses pieds effleuraient à peine le sol de pierre, mais même ce son léger semblait amplifier l’écho de son passage.
Son objectif était clair : la bibliothèque. Cet endroit avait toujours été un refuge, un lieu de lumière et de savoir dans un monde obscurci par le devoir et les attentes. Peut-être, espérait-elle, que quelque chose dans les étagères poussiéreuses dévoilerait une réponse aux questions qui l’assaillaient depuis des jours.
Alors qu’elle avançait, un souffle ténu, presque imperceptible, attira son attention. Une silhouette indistincte traversa l’intersection d’un couloir à quelques mètres devant elle. Aliénor se figea, le sang battant à ses tempes. Elle se plaqua contre le mur en pierre, son cœur battant à tout rompre. La silhouette, fluide et furtive, disparut sans un bruit. Était-ce un domestique ? Un garde ? Ou autre chose ? La sueur froide le long de sa nuque témoignait de l’angoisse qui la saisissait. Mais elle refusa de céder à la peur.
« Ce château est un théâtre d’ombres », murmura-t-elle, se forçant à reprendre son souffle. « Et je ne suis pas une spectatrice. Pas ce soir. »
Elle atteignit la bibliothèque et ouvrit lentement la porte massive. À l’intérieur, l’odeur familière de vieux parchemin, de bois ciré et de cire d’abeille l’accueillit. Elle alluma une petite lampe à huile déjà posée sur une table, veillant à modérer la flamme. La lumière douce éclaira une partie des étagères imposantes, où des livres et des manuscrits marqués par le temps reposaient en silence.
Aliénor parcourut les rayonnages, ses doigts effleurant les tranches des ouvrages. Les titres, bien que familiers, portaient une étrange gravité ce soir. Elle sortit un manuscrit sur les alliances politiques de la région, espérant y trouver quelque chose qui ferait écho aux tensions récentes. Les pages murmuraient une histoire d’intrigues anciennes, mais aucun indice clair ne se révélait.
Alors qu’elle tournait une page, un bruit sec derrière elle fit vaciller la flamme de la lampe. Elle se retourna brusquement, mais la pièce semblait vide. Cependant, la sensation d’être observée ne faisait que croître. En silence, elle contourna la table et inspecta les coins sombres. Rien. Mais en accroupissant pour examiner l’espace sous un rayonnage, sa main rencontra quelque chose de froid. Une clé. Elle la ramassa et l’observa à la lumière. Elle était petite, en fer, et portait un symbole gravé sur l’anneau : une rose entrelacée avec une épée. Ce motif lui était vaguement familier, bien qu’elle ne puisse se rappeler précisément où elle l’avait vu.
Un bruit de pas précipités dans le couloir l’arracha à ses pensées. Elle souffla la lampe et se cacha derrière une étagère. La porte s’ouvrit dans un grincement prolongé, et une silhouette masculine robuste entra dans la pièce. Aliénor le reconnut immédiatement : Thierry d’Harcourt. Il avançait prudemment, l’épée dégainée, ses yeux scrutant la pièce.
« Dame Aliénor ? » appela-t-il d’une voix basse, mais ferme.
Elle hésita, son instinct lui soufflant un instant de rester dans l’ombre. Mais elle se redressa lentement, la clé toujours dans sa main. Thierry abaissa son épée en la voyant, une expression mêlée de soulagement et de reproche sur le visage.
« Que faites-vous ici, seule, en pleine nuit ? » demanda-t-il, son ton empreint d’autorité.
Aliénor haussa un sourcil, une lueur d’ironie perçant sa propre anxiété. « Je pourrais vous poser la même question, Chevalier d’Harcourt. »
Il ne répondit pas immédiatement, son regard insistant attendant une vraie réponse. Elle soupira enfin, admettant à contrecœur : « Je cherchais des réponses. »
« Sur quoi, exactement ? »
Elle hésita, pesant ses options. La clé dans sa main semblait brûler d’un poids nouveau. Elle la tendit vers lui. « Je ne sais pas encore. Mais j’ai trouvé ceci. »
Thierry prit la clé et l’examina à la lumière vacillante de la torche. Ses yeux se plissèrent, une vague de reconnaissance le traversant. « Ce symbole… Une ancienne confrérie locale. Mon père m’en parlait parfois, avant que… » Il s’interrompit, une ombre passant sur son visage. « Cela pourrait être lié au passé de Villebois. »
Aliénor sentit une étincelle de frustration. « Tout semble lié à des secrets que l’on refuse de me révéler. Même mon propre conseiller, Maître Geoffroy, semble plus concerné par les ordres royaux que par la vérité. »
Thierry resta silencieux un instant, mais lorsqu’il parla, sa voix était plus douce. « Peut-être que votre instinct vous mènera là où les mots des autres échouent. Mais soyez prudente, ma Dame. Une clé comme celle-ci ne révèle pas des coffres, mais des abîmes. »
Aliénor le fixa, cherchant un mensonge dans ses paroles, mais n’y trouva qu’une sincérité grave. Elle hocha la tête. « Alors, nous avancerons ensemble. Je refuse de combattre seule contre les ombres. »
Un éclat de respect traversa les yeux gris de Thierry. « Très bien. Mais nous devrons être rapides. Ce château contient bien plus que des souvenirs. »
Ils décidèrent de cacher la clé pour la nuit et de reprendre leurs recherches à l’aube. Alors qu’Aliénor retournait à sa chambre, escortée par Thierry, un frisson la parcourut. Les ténèbres du château semblaient plus épaisses, comme si elles cherchaient à dissimuler leurs secrets. Mais, cette fois, Aliénor se sentait moins isolée. Une flamme vacillante brûlait en elle, alimentée non seulement par ses propres forces, mais aussi par une alliance naissante.