Chapitre 1 — Prologue : Le Pacte de Silence
Troisième personne
La forêt de Montrebois s’étendait comme une mer d’ombres sous le clair de lune. Les troncs des arbres, noueux et imposants, formaient une barrière naturelle, comme pour enfermer ce qui se tramait à l’intérieur. L’air humide portait des effluves de mousse et de terre, et le bruissement des feuilles mêlé aux craquements des branches semblait murmurer des avertissements. Une tension sourde s'élevait dans la nuit, imprégnant chaque pas du groupe.
Ils étaient une dizaine à avancer nerveusement sur un sentier à peine visible, les faisceaux de leurs lampes torches vacillant comme des lueurs hésitantes dans la pénombre. Leurs visages, illuminés par intermittence, trahissaient un mélange d’excitation et d’appréhension.
Élise, légèrement en retrait, peinait à suivre le rythme. Sa silhouette frêle paraissait se fondre dans l’obscurité, et elle tirait sur son manteau usé pour se protéger du froid mordant. Elle trébucha sur une racine, mais accéléra aussitôt pour rattraper le groupe.
« Allez, Élise, dépêche-toi ! » lança une voix masculine, teintée d’impatience. C’était Laurent Besson, en tête de file. Sa posture assurée et son sourire calculé dissimulaient une autorité implacable.
Elle ne répondit pas, le regard fixé sur le sol. Il y avait dans son silence une résignation familière. Le rôle qu’elle occupait dans ce groupe n’était pas une nouveauté : tolérée mais jamais acceptée.
Julie marchait parmi les premiers, semblant se fondre dans la dynamique du groupe tout en gardant ses distances émotionnelles. Ses cheveux attachés en queue de cheval battaient légèrement sa nuque à mesure qu’elle avançait. Elle n’avait pas voulu être là. La forêt la mettait mal à l’aise, tout comme cette soirée et ce qu’ils s’apprêtaient à faire. Mais refuser n’avait pas été une option.
La clairière apparut soudain, un cercle presque parfait au milieu des arbres géants. Le sol, jonché de feuilles mortes, semblait intact, comme si ce lieu avait été oublié par le temps. Au centre, une stèle de pierre érodée par les ans se dressait, solitaire et intimidante, sa surface marquée par des inscriptions illisibles.
« C’est ici, » murmura Camille Verney, brisant le silence avec une nervosité palpable. Sa voix tremblait malgré ses efforts pour la rendre neutre.
Laurent s’avança vers la stèle et sortit une boîte de son sac, qu’il posa avec une théâtralité soigneusement orchestrée. Les autres l’entourèrent, leurs regards accrochés à chaque geste. Lorsque la boîte s’ouvrit, le contenu fut révélé : une bougie noire, une cordelette effilochée et un couteau à la lame scintillante sous la lumière vacillante.
« C’est notre nuit, » déclara Laurent, sa voix basse mais pleine de gravité. « Une initiation pour sceller notre pacte. »
Julie sentit son estomac se nouer. Les murmures autour d’elle devinrent des chuchotements pressants.
« Tu es sûr qu’on doit vraiment faire ça ? » demanda Thomas, sa voix hésitante brisant brièvement l’aura d’assurance collective.
Laurent haussa les épaules avec un sourire moqueur. « Bien sûr qu’on va le faire. Personne ne veut être celui qui recule, non ? »
Les regards se tournèrent vers Élise, restée à l’écart. Elle semblait figée, son visage blême et ses yeux écarquillés fixant le couteau avec une terreur qui transperçait l’air.
« Élise, tu fais partie de nous ou pas ? » dit Laurent, son ton devenant plus tranchant.
Elle ouvrit la bouche sans qu’aucun son n’en sorte. Ses mains tremblaient. Julie, à cet instant, sentit un élan de révolte qu’elle ne put contenir.
« Laisse-la tranquille, Laurent, » lâcha-t-elle d’une voix qu’elle voulait ferme, mais qui vacilla légèrement.
Le groupe se tourna vers elle, surpris. Laurent la fixa, un sourcil levé, avant de laisser échapper un rire bref. « Toi ? Depuis quand tu joues les héroïnes ? »
Julie détourna les yeux, regrettant immédiatement son intervention. Elle sentit un frisson de honte et de colère s’emparer d’elle.
Mais Laurent n’insista pas. Il prit le couteau et, se tournant vers un arbre à l’écorce rugueuse, commença à graver un symbole complexe et troublant. Les lignes imbriquées formaient une figure qui semblait presque vivante sous la lumière de la bougie noire qu’ils venaient d’allumer.
« Ce symbole représente notre pacte, » déclara Laurent, sa voix à présent solennelle. « Personne ne parle de ce qui se passe ici. Jamais. »
Les membres du groupe acquiescèrent, certains plus convaincus que d’autres, tandis qu’une tension diffuse imprégnait l’air. Élise hocha la tête presque imperceptiblement, ses yeux toujours baissés.
Alors que Laurent menait le groupe dans une incantation qu’ils avaient répétée comme un rituel, un cri soudain déchira la nuit.
Un cri déchirant, empli d’effroi, qui semblait venir des entrailles mêmes de la forêt.
Le groupe sursauta comme un seul corps. Camille porta une main tremblante à sa bouche.
« C’était quoi ? » murmura-t-elle, incapable de dissimuler sa panique.
Laurent fronça les sourcils, son assurance vacillant une fraction de seconde. « Un animal. Rien d’autre. »
Mais Élise ne resta pas pour entendre davantage. Poussée par une impulsion irrépressible, elle tourna les talons et s’élança dans les bois, disparaissant entre les ombres mouvantes.
« Élise ! Reviens ici ! » cria Laurent, sa voix se heurtant à l’indifférence de la forêt.
Julie sentit son cœur battre à tout rompre. « On doit la suivre. Elle est seule là-bas ! »
Mais personne ne bougea. La peur semblait avoir paralysé le groupe, chacun luttant avec sa propre panique.
Un autre cri éclata, plus proche cette fois, suivi d’un silence oppressant.
Julie échangea un regard avec Camille, puis avec Laurent, dont l’arrogance habituelle avait laissé place à une hésitation glaciale.
« On… on doit partir, » murmura quelqu’un derrière eux.
Laurent hocha la tête après une longue pause. « Si elle revient, elle sait où nous trouver. »
Julie ouvrit la bouche pour protester, mais aucun mot n’en sortit. Quelque chose en elle s’était brisé.
Le groupe recula lentement, s’éloignant de la clairière. La flamme de la bougie noire vacilla une dernière fois avant de s’éteindre, plongeant le lieu dans une obscurité totale.
Quelques heures plus tard
De retour au pensionnat, personne n’osait parler. Le silence était plus lourd que jamais, pesant sur leurs épaules comme une ombre invisible.
Laurent fut le premier à briser ce silence. Il se redressa et déclara d’une voix froide : « Personne ne parle de ça. Vous comprenez ? Personne. »
Les autres acquiescèrent, comme s’ils cherchaient dans ses mots une permission d’oublier.
Julie, assise à l’écart, regardait ses mains trembler. Elle voulait parler. Crier. Demander ce qui était arrivé à Élise. Mais les mots restaient coincés dans sa gorge.
Quand les autres se dispersèrent, leurs visages marqués par une culpabilité qu’ils tentaient déjà d’enterrer, elle resta un moment, immobile. À travers la fenêtre, elle aperçut la forêt de Montrebois. Elle était là, immobile et menaçante, comme un témoin silencieux.
Julie se demanda si elle serait capable de vivre avec ce silence.