Chapitre 2 — L’Invitation Troublante
Julie Laval
Assise à la table de sa cuisine exiguë, Julie Laval faisait tourner dans ses doigts une enveloppe ivoire, épaisse et élégante, qui contrastait violemment avec l’austérité de l’appartement qu’elle habitait. Le papier, légèrement texturé et orné d’un discret symbole en relief – une étoile à huit branches qu’elle ne reconnaissait pas – suscitait une curiosité teintée d’un profond malaise. Ce genre de détail insignifiant pour d'autres semblait, pour elle, chargé de symbolisme et de menace, comme une ombre portée par le passé.
Le bruit du trafic parisien s’insinuait par la fenêtre entrouverte, une symphonie urbaine qui, en temps normal, l’apaisait par sa monotonie. Aujourd’hui, pourtant, chaque klaxon et chaque moteur semblaient amplifier la tension intérieure qui l’habitait. Julie posa enfin l’enveloppe sur la table, ses doigts hésitant une fraction de seconde avant de saisir un couteau à papier. L’émetteur – « Pensionnat Saint-Ange » – lui avait immédiatement ramenée vingt ans en arrière, et ce simple nom suffisait à faire remonter des souvenirs flous, étouffés par des années de déni, mais jamais totalement effacés.
Le couteau trancha le papier avec une précision mécanique. À l’intérieur, une carte de couleur crème portait un texte sobre mais glaçant :
*Vous êtes cordialement invitée à la réunion annuelle des anciens élèves du Pensionnat Saint-Ange. L’occasion de renouer avec vos camarades et de célébrer un lieu qui a forgé tant de destins. Date : samedi 15 octobre. Lieu : Pensionnat Saint-Ange.*
Sous ces mots parfaitement anodins, le symbole de l’étoile réapparaissait, gravé en filigrane. Julie sentit son souffle se bloquer un instant. Une chaleur sourde monta dans sa poitrine, mêlée à une nausée familière qu’elle n’avait plus ressentie depuis des années. Elle posa la carte sur la table et se leva brusquement, laissant sa chaise grincer contre le sol. Ses pas la conduisirent jusqu’à la fenêtre. Elle croisa les bras, observant la rue en contrebas. Des silhouettes anonymes circulaient, absorbées dans leur quotidien, tandis qu’elle était piégée dans une spirale de souvenirs qu’elle s’efforçait de réprimer.
Un frisson la parcourut, et elle détourna brièvement le regard vers l’immeuble en face. Une sensation étrange l’envahit, comme si quelqu’un l’observait. Une silhouette sembla bouger derrière une vitre, mais à la seconde où elle tenta de se concentrer, l’ombre disparut. Julie plissa les yeux, son cœur battant un peu plus vite. Peut-être était-ce l’effet de l’invitation… ou autre chose.
Un bip sonore retentit, la faisant sursauter. Elle tourna la tête vers l’enregistreur posé sur la table basse, à côté d’un carnet noir. L’appareil affichait un appel entrant. L’écran indiquait un nom qu’elle n’avait pas vu depuis des années : Antoine Delacroix.
Ses doigts hésitèrent avant d’appuyer sur le bouton. « Allô ? »
« Julie. Ça fait longtemps. » La voix à l’autre bout était grave, teintée d’une fatigue palpable.
« Antoine, » répondit-elle, laconique.
Il y eut un silence, comme si Antoine cherchait ses mots. Puis il reprit : « Je suppose que tu as reçu l’invitation. »
Son regard se posa sur la carte sur la table, son attention captée par l’étrange étoile en filigrane. « Je l’ai reçue. Je ne suis pas sûre de vouloir y aller. »
« Julie… » La voix d’Antoine se fit plus pressante. « Je sais ce que tu ressens. Mais on ne peut pas fuir éternellement. Il y a des choses qu’on doit affronter. »
Elle sentit sa mâchoire se crisper. « Pourquoi maintenant ? Pourquoi organiser ça, après tout ce temps ? »
« Parce que le passé finit toujours par nous rattraper. »
Ces mots, prononcés d’un ton neutre, résonnèrent comme une menace implicite. Julie sentit une pointe de colère monter en elle, mêlée d’une angoisse qu’elle ne voulait pas identifier.
« Tu comptes y aller, toi ? » demanda-t-elle finalement.
« Oui, » répondit-il sans hésiter. Puis il ajouta, plus doucement : « Certains souvenirs ne se dissipent jamais, Julie. Peut-être qu’en y retournant, tu trouveras des réponses. »
« Des réponses ? » Elle laissa échapper un rire bref, cynique. « Laisse-moi deviner, ça vient avec une dose supplémentaire de cauchemars gratuits ? »
Antoine ne répondit pas immédiatement. Lorsqu’il parla enfin, sa voix était presque un murmure : « Ce n’est pas facile pour moi non plus, tu sais. Mais je crois que cette fois, tout pourrait changer. »
« Très bien, » dit-elle après une longue pause. « Mais si je trouve que tout ça n’est qu’une mascarade, je repars. C’est clair ? »
« Tu fais comme tu veux, Julie. Mais crois-moi, tu ne regretteras pas d’être venue. »
Il raccrocha avant qu’elle ne puisse répondre. Julie resta un moment immobile, fixant l’enregistreur comme s’il pouvait lui fournir des explications supplémentaires. Mais la seule chose qui persistait était un léger bourdonnement, écho du coup de fil.
Les jours suivants furent une lutte interne. Ses nuits étaient peuplées de cauchemars indistincts : des ombres mouvantes, des murmures dans une forêt, et toujours ce cri qui revenait, déchirant le silence de ses rêves.
Le vendredi soir, elle prépara un sac à contrecœur. La simple idée de poser à nouveau le pied dans le Pensionnat Saint-Ange la rendait malade. Pourtant, elle ne pouvait ignorer ce que son instinct lui criait : quelque chose de crucial l’attendait là-bas.
Le samedi matin, Julie monta dans le train qui la conduirait en Normandie, un carnet et un stylo à portée de main. Elle se réfugia dans une solitude protectrice, son regard fixé sur le paysage qui défilait derrière la vitre. Les champs et les bois embrumés rappelaient l’atmosphère du pensionnat, renforçant cette impression que le passé la happait inexorablement.
À son arrivée en gare, un taxi l’attendait. Le chauffeur, un homme d’un certain âge, lança un regard curieux à sa silhouette athlétique et son sac minimaliste avant de prendre la route.
« Vous allez au pensionnat, hein ? » demanda-t-il d’un ton neutre en démarrant.
Julie hocha la tête, surprise par la question.
« Vous savez, ce coin-là a toujours eu une drôle de réputation. Des histoires de jeunes qui disparaissent, des rumeurs… On dit que cette forêt cache des choses qu’il vaut mieux ne pas chercher. »
Julie fronça les sourcils mais ne répondit pas. Ce genre de commentaire, bien que banal, lui donnait une sensation de froid dans le dos.
Le Pensionnat Saint-Ange apparut enfin, surgissant entre les arbres comme un vestige d’un autre temps. Les murs de pierre grise portaient les marques du temps et de l’humidité, et les fenêtres, avec leurs volets écaillés, donnaient l’impression que le bâtiment scrutait silencieusement ses visiteurs.
Julie sentit son cœur se serrer. Elle descendit du taxi et resta un moment immobile, observant les contours familiers du pensionnat. Le symbole de l’étoile lui revint en mémoire, flottant devant ses yeux comme une rémanence oppressante.
Un homme l’attendait sur les marches de l’entrée principale. Antoine Delacroix, plus vieux mais reconnaissable, lui fit un signe de la main.
« Julie, » dit-il en s’approchant. « Merci d’être venue. »
Elle hocha la tête, incapable de répondre. Son regard erra derrière lui, s’attardant sur les détails du bâtiment, sur ces portes massives qui semblaient promettre plus de secrets que de réponses.
« Tu es prête ? » demanda-t-il, remarquant son hésitation.
« Non, » répondit-elle avec une sincérité brutale.
Antoine esquissa un sourire compréhensif avant de l’inviter à entrer dans le pensionnat. Tandis qu’elle franchissait le seuil, Julie sentit une vague de froid l’envahir. L’odeur de bois et de pierre humide l’enveloppa immédiatement, et elle fut assaillie par un souvenir fugace : un couloir faiblement éclairé, des pas pressés, une porte qui se refermait avec un claquement sourd.
L’intérieur était presque inchangé. Les murs portaient toujours les mêmes portraits austères et les lustres fatigués diffusaient une lumière terne. Un murmure de conversations résonnait dans le hall principal, où quelques anciens élèves étaient déjà réunis. Julie repéra des visages qu’elle n’avait pas vus depuis des décennies, certains vieillis mais toujours empreints de cette même assurance arrogante.
Elle serra la mâchoire et redressa les épaules, décidée à ne pas se laisser intimider. Mais une question persistante la hantait : pourquoi avoir accepté cette invitation, et à quel prix ?