Télécharger l'application

Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3Retour aux Sources Oubliées


Clara Duval

La rosée du matin perlait encore sur les fenêtres lorsque Clara descendit les marches usées de l’auberge. La lumière grise de l’aube peinait à percer l’épais brouillard qui enveloppait Belfonten, et l’air glacé semblait s’insinuer jusque dans ses os. Elle resserra son blouson en cuir autour d’elle, ses doigts frôlant distraitement la cicatrice sur son avant-bras. Un geste presque inconscient, mais significatif. Elle jeta un coup d’œil furtif à la rue endormie. Les pavés luisants et le silence lourd donnaient à la ville l’impression d’être figée dans une attente oppressante. Tout ici semblait retenir son souffle, comme si quelque chose de plus ancien que le temps pesait sur cet endroit.

Sur le pas de la porte, une silhouette se détachait dans la brume. C’était Laurent Gaudet. Il lui adressa un signe discret, son manteau sombre se confondant presque avec le décor spectral.

— Prête pour une plongée dans l’inconnu ? demanda-t-il, un sourire fatigué étirant ses lèvres.

Clara répondit par un bref hochement de tête. Sa nuit avait été hantée par les murmures entendus la veille, leur insistance troublante se mêlant à des fragments de souvenirs flous. Pourquoi ce nom, Belfonten, semblait-il toujours revenir à elle ? Elle n’avait rien dit à Gaudet – pas encore.

Le trajet dans la voiture du commissaire se déroula dans un silence tendu. Les rues désertes s’étiraient devant eux, les maisons aux murs ternes semblant les observer. Leurs fenêtres noircies évoquaient des orbites vides, tandis que des talismans improbables – des croix de bois tressées, des herbes séchées – pendaient devant les portes. Parfois, une ombre furtive passait derrière une vitre ou une porte entrouverte, mais aucun habitant ne sortait. La ville entière semblait pétrifiée dans un état de veille troublante. Clara sentit une tension étrange, une sorte de rappel organique qu’elle ne contrôlait pas.

— Jules vous attend, dit finalement Gaudet en arrêtant la voiture devant le commissariat.

Clara descendit, ses chaussures résonnant légèrement sur les pavés humides. Elle ajusta la sangle de sa valise et entra, suivie de près par Gaudet. L’intérieur du commissariat respirait une désorganisation lasse. Des piles de dossiers encombraient les bureaux, et une odeur persistante de café froid et de papier moisi saturait l’air.

Jules Bernard se tenait près d’un tableau d’affichage couvert de fiches et de photos. Penché en arrière sur une chaise bancale, un pied appuyé sur le bureau, il affichait un sourire désinvolte, presque provocateur. Lorsqu’il vit Clara entrer, il se redressa légèrement, l’ombre d’un amusement dans son regard.

— Alors, l’auberge a tenu ses promesses ? plaisanta-t-il, un sourcil arqué.

Clara posa son sac sans répondre, croisant les bras.

— Parlons plutôt de l’affaire.

— Sérieuse, hein ? répondit-il en haussant les épaules. Très bien.

Il indiqua le tableau derrière lui.

— Six disparitions en un mois. Toutes sans témoins directs. Mais les gens parlent de murmures. De voix étranges. Ça vous semble familier ?

Clara s’approcha pour examiner de plus près. Les photos des victimes occupaient le centre du tableau. Des jeunes, des moins jeunes, des hommes et des femmes, tous figés dans des instantanés de vie banale. Autour, des notes manuscrites indiquaient des lieux, des dates, des objets trouvés – des détails troublants mais incomplets.

Elle désigna une fiche en particulier.

— « Objets laissés sur place » ?

— Une constante, expliqua Jules. On retrouve toujours quelque chose : une chaussure, un sac, une montre. Comme si…

— Comme si les victimes s’étaient volatilisées, compléta-t-elle lentement.

Le silence qui suivit pesa lourdement. Clara sentit une tension s’installer dans la pièce, une tension qu’elle avait appris à reconnaître. Une tension qui naît lorsqu’on effleure des vérités que personne ne veut vraiment affronter.

— Et les lieux ? Où se sont produites les disparitions ? demanda-t-elle, reprenant un ton professionnel.

Jules indiqua une carte accrochée à côté du tableau. De petites épingles rouges marquaient les endroits où les victimes avaient été aperçues pour la dernière fois.

— Deux près des marais. Une dans la forêt. Une autre sur la place centrale. Et les deux dernières…

Il marqua une pause, pinçant les lèvres dans une hésitation inhabituelle.

— Les deux dernières juste à la lisière de la colline où se trouve le manoir.

Clara sentit son estomac se nouer. L’image du manoir aperçu depuis sa fenêtre la veille s’imposa à son esprit, imposante, menaçante.

— Je veux voir ces endroits. Tous.

— Alors on va faire un peu de tourisme macabre, lança Jules avec un sourire en coin.

Gaudet, resté en retrait, s’éclaircit la gorge.

— Je vous accompagne jusqu’aux marais, dit-il. La forêt et le manoir… c’est une autre histoire.

Clara fronça les sourcils, intriguée par son hésitation. Mais elle choisit de ne pas insister, notant l’inflexion nerveuse dans sa voix.

---

Les marais de Belfonten s’étendaient comme une mer de désolation. Une odeur âcre de végétation pourrissante imprégnait l’air, et la brume semblait danser au-dessus des eaux stagnantes. Clara suivit Gaudet et Jules sur un sentier étroit bordé de roseaux. Chaque pas faisait craquer la boue sous leurs pieds, et le silence n’était brisé que par le clapotis de l’eau et les bruissements des roseaux, comme si quelque chose se déplaçait juste hors de leur vue.

Ils s’arrêtèrent près d’une petite clairière où un sac à main usé avait été retrouvé, dernier vestige d’une des victimes. Clara s’agenouilla pour examiner les lieux. Rien ne semblait anormal à première vue, mais une sensation étrange l’envahit. Quelque chose d’indéfinissable, une pression latente, comme si les marais eux-mêmes observaient.

— Il n’y a jamais de témoins directs, mais ici, quelqu’un a parlé de murmures, dit Gaudet. Une vieille femme qui ramassait des herbes. Elle a dit avoir entendu son prénom avant de s’enfuir.

Clara releva la tête, ses mains se crispant légèrement sur ses genoux.

— Son prénom ?

— Oui, poursuivit-il. C’est… récurrent.

Elle échangea un regard avec Jules, qui haussa les épaules, sceptique. Mais Clara savait que ce genre de détail ne devait pas être ignoré.

Son regard fut attiré par un tronc d’arbre à moitié immergé dans l’eau. Elle s’approcha, découvrant un symbole gravé dans l’écorce : une série de cercles concentriques, presque effacés par le temps. Le dessin lui était étrangement familier, sans qu’elle puisse l’expliquer.

Ils continuèrent à explorer les marais pendant une heure, mais sans autres découvertes concrètes. Pourtant, Clara ne pouvait ignorer l’étrange sensation de malaise croissante en elle, comme si ce lieu murmurait directement à son esprit.

---

En fin d’après-midi, après avoir quitté les marais, ils s’arrêtèrent devant la maison de Marcel Lanois. Une bâtisse délabrée en bordure de la forêt, ses murs couverts de mousse et ses volets tordus par le temps. Clara ressentit un frisson involontaire en voyant la demeure, bien qu’elle ne sache pas pourquoi.

— Ce vieux fou a des histoires à raconter, dit Jules en descendant de la voiture.

— Excentrique, pas fou, corrigea Gaudet d’un ton sec. Et il sait des choses.

La porte s’ouvrit après trois coups, dévoilant le vieil homme au regard perçant.

— Vous êtes venue, murmura-t-il en fixant Clara.

Un silence s’installa, lourd de sens.

— Vous m’attendiez ?

Marcel hocha lentement la tête, ses traits marqués par une émotion indéchiffrable.

— Vous avez oublié. Mais vous comprendrez bientôt. Revenez demain.

Avant qu’ils ne puissent poser plus de questions, il referma la porte sans un mot de plus.

Clara échangea un regard avec Jules et Gaudet, mais personne n’eut le courage de briser le silence troublant.

---

Ce soir-là, de retour à l’auberge, elle s’assit près de la fenêtre, contemplant la silhouette du manoir Laforge. Une lourdeur inexplicable pesait sur sa poitrine. Le murmure des marais résonnait encore dans son esprit, s’entremêlant à celui entendu la veille.

Elle savait que ce n’était que le début. Un fil invisible la tirait vers ce lieu maudit, et elle n’avait d’autre choix que de le suivre.