Chapitre 1 — CHAPITRE I<br><br>L’ESPADA
— Corrida de toros ! corrida de toros !
C’était un crieur aux vêtements ornés de rubans multicolores qui annonçait cette nouvelle sensationnelle dans les rues de Buenos-Ayres. La course de taureaux, qui devait avoir lieu le lendemain, était le plus grand événement de la semaine. Il défrayait les chroniques des journaux et formait le sujet presque exclusif de toutes les conversations.
Corrida de toros ! ces trois mots suffisent à exciter l’enthousiasme de quiconque a dans les veines du sang espagnol ! Les fervents de ce sport cruel restent indifférents aux objections qu’il suscite et qui ne sont pas uniquement d’ordre moral ! Ils se pressent autour de l’arène pour mieux voir le supplice de la bête et mieux entendre ses mugissements : ils se pâment de plaisir lorsqu’un taureau traqué éventre un cheval ou enlève un toréador sur ses cornes.
Il y avait bien longtemps qu’on n’avait pas vu de course de taureaux à Buenos-Ayres. Les habitants de la ville se rappelaient à peine le temps où la Plaza de Toros retentissait des hennissements des chevaux, des beuglements des taureaux et des clameurs des matadors et des spectateurs. C’était pour des raisons d’ordre politique qu’on avait privé cette population restée si espagnole de sa distraction favorite.
La guerre que Lopez, le dictateur du Paraguay, avait déclarée à la République Argentine, avait déjà coûté quarante millions de dollars et cinquante mille vies humaines, sans parler des deux cent mille victimes de l’épidémie de choléra provoquée par la guerre. Ce n’était pas le moment de songer aux plaisirs. L’armée argentine tenait difficilement tête à celle de Lopez. Cependant, la semaine précédente, elle avait remporté une grande victoire, fêtée joyeusement à Buenos-Ayres. Pour augmenter sa popularité, le nouveau Président de la République, Sarmiento, venait d’autoriser à titre exceptionnel une course de taureaux.
Bien que, faute de temps, on ait dû hâter les préparatifs, le combat promettait d’être passionnant. La ville comptait parmi ses habitants plusieurs toréadors qui étaient déjà illustres et qui passaient pour invincibles. Chacun d’eux brûlait d’affirmer à cette occasion sa supériorité sur ses rivaux ; de plus, un étranger, un Espagnol de Madrid, descendu quelques jours auparavant à l’hôtel Labastie, s’était fait inscrire, lui aussi, pour la course. Lorsqu’il se fut nommé, les membres du comité d’organisation n’hésitèrent pas à le porter sur la liste des toréadors, car cet homme n’était autre que le señor Cruzada, le fameux espada espagnol.
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre à Buenos-Ayres, mettant la population en émoi. Cependant, une autre attraction augmentait encore l’excitation générale : Un riche propriétaire de troupeaux, quelque temps auparavant, avait fait venir des bisons de l’Amérique du Nord pour tenter des croisements avec les bovidés ; cependant ces bêtes puissantes s’étaient révélées indomptables et il avait dû renoncer à son projet ; il avait alors offert au comité de la course le plus beau bison de son troupeau, dont la mise à mort devait être le clou du spectacle. De plus, le propriétaire d’une hacienda des environs de San-Nicolas avait eu l’idée d’offrir au comité d’organisation, un jaguar qui avait décimé un troupeau de brebis et que ses péons avaient réussi à capturer.
On comprend, dès lors, l’enthousiasme que l’annonce de ce spectacle grandiose provoquait dans la foule. La perspective d’affronter deux adversaires aussi redoutables que le jaguar et le bison exacerbait la combativité des toréadors.
Toréador, ou torero, est le terme générique qui désigne tous ceux qui combattent le taureau dans l’arène. Ce mot est un dérivé de toro, c’est-à-dire taureau. On distingue plusieurs catégories de toreros dont chacune a son rôle bien défini dans la course. D’abord les picadors qui, à cheval, ont pour mission d’exciter la bête avec leurs piques. Viennent ensuite les shulos ou banderilleros, chargés, au cas où le picador se trouverait en danger, de détourner l’attention du taureau, tout en provoquant l’animal, en plantant dans son garrot des banderilles, c’est-à-dire des dards ornés de bandes de papier multicolores ou de rubans. Enfin entre en scène l’espada, qui est le torero proprement dit, à qui revient l’honneur de mettre à mort le taureau avec l’épée. En effet, espada veut dire en espagnol : épée. Mentionnons encore les matadors, qui donnent le coup de grâce au taureau lorsque les coups de l’espada n’en ont pas eu complètement raison.
Ainsi donc, depuis le matin, les crieurs parcouraient les rues de Buenos-Ayres pour annoncer que la course tant attendue aurait lieu le lendemain. Ils s’arrêtaient de temps à autre pour donner à un passant particulièrement curieux des détails sur la fête. Le soir tombait, les commerçants fermaient leurs boutiques plus tôt ce jour-là pour aller discuter à la terrasse des cafés cet événement sensationnel.
Le Café de Paris, un des plus élégants de Buenos-Ayres, était bondé et retentissait des exclamations des clients.
Tous les regards convergeaient vers la table où se tenaient les trois espadas argentins qui devaient montrer le lendemain ce dont ils étaient capables. Ces trois vedettes s’entretenaient avec animation. Ils blâmaient sévèrement le comité d’avoir admis l’Espagnol à participer à la course et étaient décidés à ne pas se laisser surpasser par cet étranger. L’un d’eux, le meneur du groupe, s’engagea même à descendre le bison américain du premier coup d’épée et, se tournant vers le public, lança un défi à quiconque oserait douter de sa parole.
À une table voisine se tenaient quatre personnages aux vêtements bizarres dont l’un, en particulier, attirait l’attention. Il était d’une taille gigantesque et, bien qu’il fût âgé tout au plus de cinquante ans, son visage était encadré d’une barbe épaisse d’une blancheur de neige ; sa chevelure était également blanche. Son teint hâlé aurait pu le faire prendre pour un gaucho et, tout au moins, témoignait d’une vie en plein air dans la pampa. Son aspect contrastait étrangement avec son complet européen d’une coupe irréprochable. Ses trois voisins avaient également le teint bronzé. L’un d’eux se tourna vers le géant à barbe blanche :
— As-tu entendu ce vantard, Carlos ?
L’interpellé haussa les épaules et un sourire ironique flotta sur ses lèvres.
— Je suis tout à fait de ton avis, reprit le premier, car ce sourire était une réponse assez éloquente. Triompher d’un buffle du Nord n’est pas chose facile, tu es bien placé pour le savoir car la chasse au bison, cela te connaît ! Cet espada aura bien de la peine à tenir sa parole.
— Tu l’as dit, ce n’est pas avec des grands mots qu’on abat un buffle.
Il avait prononcé ces mots d’une voix un peu trop haute. L’espada, qui l’avait entendu, bondit de sa chaise, vint se camper devant lui et, d’un ton impératif :
— Señor, votre nom s’il vous plaît ?
L’homme à la barbe blanche le dévisagea, imperturbable, puis :
— Avec plaisir, mais d’abord je voudrais connaître le vôtre ?
— Mon nom est célèbre ! Je m’appelle Antonio Perillo.
Une étrange lueur s’alluma dans les yeux du géant, mais aussitôt il se ressaisit et d’une voix indifférente :
— Mon nom est loin d’être aussi célèbre que le vôtre. Je m’appelle Duval.
— C’est un nom français, si je ne m’abuse.
— Parfaitement.
— Ainsi vous êtes Français ?
— Vous l’avez deviné.
— Eh bien, puisque c’est ainsi, vous n’avez pas à vous mêler des choses de ce pays, je suis un portenio, vous m’avez compris ?
Il avait prononcé ces paroles sur un ton dénué de toute courtoisie et avec un orgueil évident. Portenios est le nom que se donnent ceux qui sont nés dans le pays, pour se distinguer des immigrés. Cependant, si l’espada avait cru ainsi impressionner son interlocuteur il s’était trompé car le géant ne sembla nullement intimidé par sa déclaration. Perillo reprit donc d’une voix courroucée :
— Vous vous êtes exprimé sur mon compte en des termes insultants, veuillez retirer immédiatement vos paroles.
— J’ai dit qu’on ne tuait pas des buffles avec des mots et je le maintiens.
— Carracho ! Ça c’est un peu fort ! Moi le plus célèbre espada du pays je me fais insulter par un étranger ! Et si je vous demandais, Señor, de me donner réparation, que diriez-vous ?
— Je ne dirais rien, répondit Duval, car je n’aime pas user ma salive inutilement.
Le regard froidement assuré qui accompagnait ces paroles témoignait de tout plutôt que de la peur. L’attitude nonchalante de Duval acheva d’exaspérer le toréador. Il fit un pas en avant, leva un bras menaçant et s’écria :
— Comment, vous ne consentez ni à retirer vos paroles outrageantes, ni à me donner satisfaction !…
L’homme acquiesça de la tête.
— Vous l’avez dit.
— Eh bien, je vais vous traiter comme un lâche que vous êtes !
Il s’apprêtait à frapper Duval mais, celui-ci, d’un geste, para le coup, saisit l’espada par les deux bras, le souleva et le lança dans les airs comme un fétu de paille. La cloison contre laquelle vint s’abattre son corps pesant gémit sous le choc.
Tout le monde se leva pour mieux suivre les péripéties de cette altercation. L’espada, après s’être redressé péniblement, tira de dessous son veston un couteau de gaucho et se rua en hurlant de rage sur le Français. Celui-ci ne broncha pas. Il fixait son adversaire d’un regard perçant, puis soudain il empoigna le bras qui tenait le couteau, et cette étreinte fut si puissante que la main lâcha l’arme tandis qu’un cri de douleur s’échappait des lèvres de l’espada.
— Laisse cela, Antonio Perillo, dit le Français d’un ton calme, nous sommes à Buenos-Ayres et non pas à Salina-del-Condor. Tu as compris ?
Son regard était si perçant qu’il semblait voir les pensées les plus secrètes de l’homme. Perillo recula, l’effroi se peignait sur son visage. Il avait pâli et sa voix tremblait lorsqu’il répondit :
— Salina-del-Condor ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne connais pas.
— Mais si, mais si, ta mémoire n’est pas si mauvaise, Antonio, mais prends garde !
Ceci dit, l’homme à la barbe blanche régla les consommations, prit son chapeau et se dirigea vers la porte. Personne n’osa lui barrer le passage pour défendre l’honneur de l’espada. Sans doute nul n’avait envie de se mesurer avec ce Goliath. Ses trois compagnons le suivirent.
Ce n’est que lorsque la porte se fut refermée sur eux que l’espada sentit son courage renaître. Il se mit à vociférer des menaces à l’adresse de l’insolent étranger.
Il fut interrompu par l’entrée d’un nouveau client dont la curieuse silhouette attira tous les regards. C’était un gaucho, mais malingre et chétif comme jamais gaucho ne fut. Il portait un ample pantalon blanc qui lui descendait jusqu’aux genoux et une chiripa de cotonnade rouge. La chiripa est une couverture que les habitants de la pampa portent autour des hanches ; elle remonte par devant et est maintenue par une ceinture. Les manches de sa chemise, d’une blancheur aussi immaculée que le pantalon, étaient retroussées jusqu’aux coudes, laissant les avant-bras nus. Une écharpe rouge recouvrait la ceinture, dont les extrémités pendaient librement. Son torse était couvert d’un poncho également rouge. Ce vêtement est une autre couverture avec un trou au centre par lequel le gaucho passe la tête. Mais le détail le plus curieux de cette tenue de gaucho est sans doute les bottes. Voici comment on les confectionne : On dépouille la peau d’un cheval fraîchement tué, et on la plonge dans une eau bouillante pour que le poil tombe tout seul. Puis on l’enfile, encore toute mouillée ; elle est alors assez souple pour se tendre et épouser la forme de la jambe. En séchant, le cuir forme une sorte de carapace que l’homme ne peut plus enlever avant usure complète. Naturellement, seules la cuisse et la jambe se trouvent recouvertes de cette gaîne, la plante du pied restant libre. Le gaucho qui porte de telles bottes marche nu-pieds si toutefois on peut employer le mot marcher pour le gaucho qui passe sa vie à cheval.
Les orteils étant nus, le cavalier a peine à passer le pied dans l’étrier, aussi porte-t-il d’énormes éperons. Le petit bonhomme qui venait de faire son apparition au Café de Paris en avait de particulièrement importants. Un chapeau de feutre gris orné d’une houppe était posé au sommet de sa tête recouverte d’un mouchoir rouge descendant sur la nuque dont les extrémités étaient nouées devant, sous le menton. Les gauchos se protègent des coups de soleil avec ce fichu qui leur procure une agréable fraîcheur. À sa ceinture, sous l’écharpe, scintillait un long couteau et un pistolet à double canon ; de plus il portait en bandoulière, attaché par de larges courroies, un fusil presque aussi grand que lui. Dans sa main libre il tenait deux livres.
C’est ce dernier détail qui avait éveillé la curiosité des clients du Café de Paris. Un gaucho avec des livres ! c’était un cas sans précédent. De plus, il était complètement glabre ; autre particularité étonnante chez un gaucho. Il s’arrêta un instant sur le seuil pour saluer l’assistance d’un buenos dias sonore. Puis, il se dirigea vers la table laissée libre par le départ des quatre étrangers, s’assit, ouvrit l’un des volumes et, sans plus faire attention à la foule qui l’entourait, se plongea dans la lecture.
Le brouhaha s’apaisa et fit place à un profond silence. Les gens observaient sans mot dire ce nouveau venu, vraiment original. Ils ne savaient ce qu’ils devaient en penser. Cependant le gaucho aux livres ne semblait pas s’apercevoir de la curiosité qu’il venait d’éveiller. Même lorsque les conversations reprirent, les éclats de voix ne troublèrent pas son étude. C’est seulement quand le garçon s’approcha de lui pour prendre ses ordres qu’il leva les yeux, demanda en un espagnol fort correct :
— Avez-vous de la bière, en latin cerevisia ?
— Oui Señor, nous en avons.
— Apportez-m’en une bouteille, ampulla ou lagoena chez les Romains.
Le garçon le dévisagea, abasourdi, puis apporta la boisson demandée et remplit le verre de cet étrange consommateur. Celui-ci s’était replongé dans sa lecture et ne pensait même pas à boire. Personne ne le regardait plus, à l’exception d’un seul qui ne l’avait pas quitté des yeux depuis son arrivée. C’était Antonio Perillo, qui soudain se leva, gagna la table du gaucho et l’interpella d’une voix aimable :
— Mille excuses, Señor, je vous ai déjà rencontré quelque part.
Le petit gaucho interrompit à nouveau sa lecture, se leva et, en s’efforçant d’être aussi aimable que possible, dit :
— Je regrette, Señor, vous faites erreur. Je ne vous connais pas.
— Pourquoi niez-vous ? Nous nous sommes rencontrés sur le fleuve.
— Je vous assure que vous vous trompez. Je suis depuis une semaine dans le pays, et n’ai pas quitté Buenos-Ayres d’un pas.
— Et puis-je savoir d’où vous venez ?
— Je suis d’Avignon.
— Cette ville m’est tout à fait inconnue. Puis-je savoir votre nom ?
— Volontiers, je m’appelle Cazenave et je suis naturaliste, zoologiste à proprement parler, et à mes heures de loisir, je m’occupe aussi de philologie gréco-romaine. Je suis venu en Argentine pour rechercher les glyptodontes, les mégathériums et les mastodontes.
— Je ne comprends pas, c’est la première fois que j’entends prononcer ces noms.
— Je veux parler d’animaux antédiluviens.
Les yeux de l’espada s’arrondirent puis, pris d’un doute :
— Est-ce que par hasard vous vous moqueriez de moi ?
— Je parle tout à fait sérieusement ; je sais, hélas, qu’ici on n’a que des notions très vagues sur ces mammifères qui ont pourtant peuplé ces régions à l’époque qui précéda le déluge.
— Le déluge ! Ah ! Señor, maintenant je vois clair dans votre jeu, vous vous servez d’un langage incompréhensible, pour me dire, par ce détour, que je vous importune.
— Mais je ne parle pas un langage incompréhensible ! Tenez, Monsieur, ce livre-ci traite justement du déluge, il est dû à un des plus grands experts en la matière, son nom ne doit pas vous être inconnu…
— Tout à fait inconnu, dit le toréador en jetant un regard sur le livre. Par contre, vous, vous ne m’êtes pas inconnu. Avouez que le vêtement que vous portez n’est qu’un déguisement.
— Déguisement n’est pas le mot. Je dois cependant admettre que cette tenue de gaucho n’est pas mon costume habituel.
— Cela ne vous empêche pas d’être un très habile cavalier.
— Je me vois obligé de vous détromper, Señor, il est vrai qu’il m’est déjà arrivé d’enfourcher un cheval, en latin classique equus, mais ce que les anciens romains appelaient equo vehi, c’est-à-dire l’art de monter à cheval, est un art qui m’est inconnu.
Perillo hocha la tête d’un air sceptique.
— Je ne veux pas vous importuner davantage, Señor, dit-il en s’inclinant, car votre attitude prouve que vous tenez à garder votre anonymat. Excusez mon indiscrétion et permettez-moi de vous dire que le jour n’est pas loin où vous serez obligé de jeter votre masque.
Sur ces mots il retourna à sa table tandis que le gaucho en haussant les épaules se replongeait dans ses livres.
Il ne lui fut pas donné cependant d’approfondir ce jour-là ses connaissances sur l’époque antérieure au déluge car le garçon qui avait assisté de loin à la conversation s’approcha pour rappeler à son client que la bière se buvait fraîche.
Le gaucho le remercia, puis porta le verre à ses lèvres.
— Merci, Señor, de m’avoir rappelé à la réalité ; il est toujours essentiel de joindre l’utile à l’agréable et la boisson, en latin potio, est une chose agréable entre toutes.
Il fit mine de se remettre à lire mais le garçon ne semblait pas disposé à s’éloigner.
— Excusez-moi Señor, je crois vous avoir entendu dire que vous étiez d’Avignon.
— Parfaitement, et je m’appelle Cazenave.
— Je suis très heureux, Señor, je peux donc vous parler français ?
— Tiens ! Vous êtes Français, vous aussi ?
— Té, je crois bien, je suis même un peu de votre pays, je suis né à Beaucaire.
— Ah, cela me fait plaisir ! Je vous ai pris pourtant pour un Argentin. Comment êtes-vous venu ici ?
— Un beau jour je me suis engagé à Marseille sur un bateau et arrivé ici je me suis décidé à y rester.
— Mais pourquoi ?
— Pour amasser une fortune, pécaïre !
— Et vous avez réussi ?
— Pas encore. Les millions c’est plus rare qu’on ne le croit à Marseille !
— Vous êtes devenu garçon de café ?
— Oh mais, c’est provisoire. Je me suis fait engager ici parce qu’il y a beaucoup de monde et qu’on a besoin de personnel supplémentaire. D’habitude je travaille dans les docks.
— Vous avez déjà poussé plus loin dans le pays ?
— Té, je suis allé deux fois jusqu’à Tucuman.
— Savez-vous monter à cheval ?
— Comme un jockey. Je me sens mieux à cheval que par terre.
— Parfait, parfait, mais, dites-moi, est-ce qu’il y a des ossements en Argentine ?
— En masse.
— De mieux en mieux, j’en cherche justement.
— Vous cherchez des os ? Pour quoi faire !
— Parce que je m’y intéresse.
— Tiens ! Je ne comprends pas très bien comment on peut s’intéresser aux os. Mais puisque vous semblez y tenir, tranquillisez-vous, vous en aurez autant que vous voudrez.
— Des squelettes de mastodontes aussi ?
— Je ne connais pas cette bête-là. En tout cas vous aurez des squelettes de chevaux, de bœufs et de brebis autant que vous en désirerez.
— Je ne me suis pas bien fait comprendre. Je cherche des ossements d’animaux antédiluviens, tels qu’on en voit dans les musées de science naturelle.
— Ah ! J’y suis ! Vous parlez de ces ossements qu’on trouve quand on gratte la terre. J’en ai vu aussi ! La Pampa en est pleine. Alors, si je comprends bien, vous voulez vous mettre à creuser la terre ?
— C’est cela même. Je vais prendre à mon service quelques gauchos et c’est pour leur inspirer confiance que j’ai adopté leur costume. Mais avant tout il me faut un homme sur lequel je puisse compter en toutes circonstances. Je vous avoue, Señor, que vous me plaisez. Votre visage révèle une intelligence vive, vous ne semblez pas atteint de cette faiblesse d’esprit que les Latins appelaient vecordia. Seriez-vous prêt à entrer à mon service ?
— Pourquoi pas, si vous vous montrez généreux avec moi.
— Dans ce cas, venez me voir demain matin pour que nous fixions les conditions. Connaissez-vous le banquier Salido ?
— Je pense bien, il a son comptoir tout pris d’ici mais il habite une quinta hors de la ville.
— C’est justement chez lui que j’habite. Maintenant, je vous prie, laissez-moi à mes études.
Cependant Cazenave ne parvenait plus à concentrer son attention sur son austère lecture. La bouteille posée devant lui y était pour quelque chose. Bientôt il vit Perillo partir et il ne tarda pas à imiter son exemple.
Une fois dans la rue il tourna à gauche et s’engagea dans la voie qui menait directement vers la quinta du banquier. Plongé dans ses réflexions il ne remarqua pas deux hommes qui l’observaient, arrêtés devant une porte. C’était Antonio Perillo et son compagnon. Ce dernier était plus robuste et plus grand que le torero et tout en lui témoignait d’une force peu commune. Son visage glabre, tanné par le grand air et le soleil était celui d’un habitué des pampas, cependant l’impression qu’il produisait n’était pas favorable. Son nez mince et légèrement aquilin faisait songer au bec d’un vautour. Sous les sourcils broussailleux, les yeux avaient un regard perçant ; les lèvres étroites et exsangues accusaient encore sa ressemblance avec l’oiseau de proie. Il portait le costume national argentin et était coiffé d’un sombrero à larges bords.
Au moment où les lumières du café éclairèrent le visage du savant français qui passait près d’eux, il chuchota à l’oreille de Perillo :
— Il n’y a pas de doute possible, il a beau le nier, c’est bien lui.
— Il s’est simplement fait couper la barbe et s’est déguisé en gaucho, mais il se trompe s’il croit nous donner le change. Il faut que je sache où il habite, suis-le !
— Et toi ?
— Moi non, il pourrait se retourner et me reconnaître. Je vais t’attendre dans cette confiteria.
Et Perillo entra dans la confiserie tandis que son compagnon se mettait en devoir de filer le savant. La rue, ainsi que nous venons de le dire, conduisait en ligne droite à la villa du banquier. En effet, Buenos-Ayres est construite d’une manière très régulière et toutes les rues se croisent à angle droit. Le plan de cette ville fait penser à un échiquier.
Buenos-Ayres ne justifie guère le nom qu’elle porte. Le bon air ne compte pas parmi ses caractéristiques. Quand le soleil darde ses rayons torrides sur les toits plats de la ville, l’atmosphère devient suffocante. Les arbres y sont très rares ; les citrons et les oranges ne s’accommodent guère de ce climat, pour ne pas parler des fruits tels que pommes, cerises, etc… En fait d’arbres fruitiers on ne trouve que les poiriers, les abricotiers et la vigne. Pour être juste, il faut reconnaître qu’ils sont de qualité supérieure. Mais les bois, dans le sens que les Européens donnent à ce mot sont ici inconnus, du moins dans la région Est du pays. Tout au plus, çà et là, la villa d’un riche propriétaire est-elle entourée d’un petit jardin qui dispense un peu d’ombre bienfaisante.
Une des plus belles villas des environs de Buenos-Ayres était incontestablement celle du banquier Salido, homme très cultivé et grand mécène. Il était en correspondance avec maints artistes et savants et c’est ainsi que Cazenave lui avait été recommandé et qu’il l’avait invité à accepter son hospitalité.
La quinta du banquier se trouvait à l’extrémité sud de la ville et était à une distance considérable du centre. Aussi Perillo dût-il attendre longtemps le retour de son compagnon. Cependant il ne s’ennuya pas dans la confiserie où le public discutait passionnément sur le sujet du jour : la course de taureaux. Il n’y trouva pas de connaissances et personne ne reconnut en lui le fameux torero. On parlait beaucoup de son rival étranger, le Señor Cruzada. Certains affirmaient qu’il éclipserait tous les toréadors du pays. Perillo en éprouva du dépit, cependant il se gardait de révéler son identité. On parlait aussi du jaguar et du bison sauvage et tous étaient unanimes à reconnaître que les toréadors n’auraient pas cette fois une tâche facile.
— Je parie que le sang coulera à flots, dit un petit bonhomme surexcité, et le sang humain ! Je ne connais pas les bisons, mais pour ce qui est du jaguar je sais que c’est une bête d’une vitalité extraordinaire et qui ne se laisse pas facilement abattre.
Cette fois Perillo ne put s’empêcher de se mêler à la conversation.
— Allons donc ! le jaguar est la bête la plus lâche qui existe. Je me fais fort de l’abattre d’un seul coup de couteau.
— Ou de vous faire déchiqueter par lui ! dit en ricanant le client.
— Qu’est-ce que vous me chantez là ! Le jaguar file à toute vitesse dès qu’il voit un homme et les gauchos n’ont aucune peine à le prendre au lasso.
Cette fois, un homme d’un certain âge, au teint bronzé, qui était seul à sa table, se mêla à la conversation.
— Vous avez raison, Señor, il existe des jaguars qui s’enfuient à la vue de l’homme et qui se laissent prendre au lasso. Mais de quelle sorte de jaguar est-il question ? Sans doute d’un jaguar de la vallée.
— En existe-t-il donc d’autres ?
— Oui, il y a des jaguars dans la Pampa et dans les montagnes et ceux-là n’ont plus les mêmes mœurs que leurs congénères de la vallée. Le fleuve fournit de la nourriture à profusion et les jaguars peuvent se repaître des cochons de rivière qui peuplent le fleuve par centaines. La chasse de ces animaux stupides est d’une telle facilité que les jaguars deviennent paresseux et lâches. La seule vue de l’homme les met en effet quelquefois en fuite, mais il en est tout autrement du jaguar de la Pampa. Celui-ci fait la chasse aux bœufs et aux chevaux, et quand il veut se procurer une brebis il lui faut livrer bataille aux bergers. Cette bête-là ne saurait être qualifiée de lâche ! Les jaguars qui habitent les montagnes chassent les lamas qui courent plus vite qu’eux et qui ne sont pas une proie facile. Aussi sont-ils souvent affamés et il leur arrive d’attaquer des hommes. Voilà la vérité !
Perillo écouta cet exposé avec un mépris évident.
— Vous semblez posséder des connaissances très approfondies en la matière, dit-il railleur. Mais avez-vous seulement jamais franchi les portes de la ville ?
— Oui, à l’occasion.
— Et vous êtes allé loin ?
— Je suis allé en Bolivie, dans le Pérou, et même au Gran Chaco.
— Vous êtes allé chez les Peaux-Rouges ?
— Parfaitement.
— Et les Peaux-Rouges ne vous ont pas dévoré comme les jaguars dévorent les cochons de rivière ?
— Sans doute ne m’ont-ils pas trouvé suffisamment gras. Ou encore ont-ils préféré ne pas se mesurer avec moi. C’est probablement cette dernière raison qui est la vraie, car je ne suis pas homme à me laisser dévorer. Même maintenant, sur mes vieux jours, j’ai le bras suffisamment fort pour fermer la bouche à quiconque s’aviserait de se moquer de moi. Tenez-vous-le pour dit, Señor !
— Ne vous échauffez pas, grand-père. Je n’ai pas voulu vous offenser, dit Perillo, que sa récente aventure au Café de Paris avait rendu prudent. Tout ce que je voulais dire c’est que les jaguars ne sont pas aussi dangereux qu’on le croit.
— Le jaguar est dangereux pour tous les hommes sauf pour un seul, reprit l’autre.
— Et de qui s’agit-il ?
— Vous ne l’avez donc pas deviné ?
— Ah ! vous pensez au Père Jaguar ?
— À lui-même.
— On dit qu’il attaque un jaguar sans aucune arme, mais je n’en crois rien.
— Et moi je le crois pour cette bonne raison que je l’ai vu de mes propres yeux.
— Voulez-vous dire que vous l’avez rencontré au Gran Chaco ?
— Je ne l’ai pas rencontré, j’y suis allé avec lui, j’ai fait partie de son équipe.
À peine l’homme eut-il prononcé ces mots que la foule, en poussant des cris d’admiration, se pressa à sa table pour lui serrer la main. On le pria de raconter les exploits de celui dont le nom était célèbre dans tout le pays. Cependant il se récusa.
— Le Père Jaguar n’aime pas qu’on parle de lui, il nous l’a même défendu. Ne m’en veuillez donc pas, Señores, de ne pas satisfaire votre curiosité.
— Quel âge peut-il bien avoir ? demanda Perillo.
— Une soixantaine d’années.
— Il est originaire du pays ?
— Je n’ai jamais eu l’occasion d’examiner son acte de naissance.
— C’est qu’on ignore tout de lui ! Les uns disent que c’est un yerbatero, les autres que c’est un chercheur d’or ou encore un sindador qui conduit les caravanes à travers les Andes. J’ai même entendu dire que c’est un partisan qui se met au service de celui qui le paie le mieux.
Les yerbateros sont des récolteurs de thé qui s’engagent dans les forêts vierges, à la recherche du célèbre thé du Paraguay. Ce métier n’est évidemment pas sans danger. Sindador veut dire littéralement : éclaireur.
— Sa véritable profession vous importe peu, répondit l’homme au teint bronzé. Sachez que c’est un homme franc et loyal comme il y en a peu dans ce monde. C’est un ami des justes et un ennemi des méchants. Au cas où vous n’appartiendriez pas à la première catégorie je vous engage à vous tenir sur vos gardes si jamais vous le rencontrez.
— Vous avez l’air très agressif, Señor, dit Perillo. Ne pouvez-vous me pardonner d’avoir traité le jaguar de lâche ?
— Non, mais en vous entendant affirmer que vous êtes capable d’abattre un jaguar d’un coup de couteau je me suis dit que vous ne pouviez être qu’un fanfaron ou qu’un ignorant. Or ce sont là deux catégories d’hommes que je ne puis supporter. Le jaguar que nous verrons demain est sans doute un jaguar de la vallée mais il se peut fort bien aussi que ce soit une bête de la Pampa ; nous le verrons à la façon dont il se comportera. Pour ma part, cette partie du programme ne m’intéresse pas beaucoup, ce que je voudrais savoir, c’est si un des espadas osera s’attaquer au buffle.
— Sans aucun doute ! Je peux vous le garantir. On verra bien. Un bison excité est une bête extrêmement redoutable. Je le sais par le Père Jaguar qui en a tué des centaines.
— Dans la Pampa, peut-être, ricana Perillo.
— Non, pas dans la Pampa, mais dans la Prairie de l’Amérique du Nord où il a chassé auparavant.
— Il vient donc de là-bas ? Ainsi, ce n’est pas un portenio mais un étranger ? Ce n’est pas une très bonne référence.
— Vraiment ? Je crois que le Père Jaguar n’a pas besoin de références et il se soucie peu de vous plaire.
— Parce qu’il ne me connaît pas, mais s’il savait mon nom il serait honoré de pouvoir me serrer la main.
— Ah ! Ah ! et puis-je savoir quel est le nom illustre que vous portez ?
— Perillo !
— C’est donc vous Antonio Perillo, l’espada qui va participer demain à la course ?
— Moi-même.
La façon dont il regardait son interlocuteur prouvait qu’il s’attendait à un changement complet dans l’attitude de celui-ci. Aussi ne fut-il pas peu étonné de s’entendre poser cette question inattendue :
— Je serais très curieux, Señor, de savoir pourquoi vous combattez les taureaux.
— En voilà une question ! Pour les tuer, parbleu, et montrer ainsi mon adresse. Ma profession est un art.
— Le bel art ! Comme si c’était une prouesse d’achever un malheureux taureau. Moi je tue une bête quand j’ai besoin de sa chair pour me nourrir. Mais abattre un animal pour en tirer gloire est un acte digne d’un bourreau.
Il n’en fallait pas plus à Perillo. Il bondit de sa chaise et se rua sur le chasseur de jaguars. Par bonheur, au même instant la porte s’ouvrit et le compagnon du torero apparut sur le seuil. Sa vue le rappela à la prudence et il se contenta de lancer à l’adresse de son adversaire :
— Vous êtes trop au-dessous de moi pour pouvoir m’offenser, vos paroles ne m’atteignent pas.
— C’est à peu près ce langage qu’a tenu la mouche au lion autour duquel elle bourdonnait. Mais vint un oiseau qui la goba.
Perillo fit semblant de ne pas avoir entendu. Son compagnon s’était assis à côté de lui.
— Encore une dispute, glissa-t-il à son oreille. Prends garde, Antonio. Dans notre métier il ne convient pas d’avoir trop d’ennemis.
— Tais-toi ! ce vieux bavard ne peut nous nuire. Dis-moi plutôt ce qu’il est advenu de l’autre.
Ils parlaient à voix basse et personne ne pouvait les entendre. Cependant, avant de répondre, le nouvel arrivé jeta un regard circulaire pour s’assurer que ses paroles ne parviendraient pas à une oreille indiscrète.
— C’est bien lui. Tu ne devinerais jamais où il habite. Chez Salido le banquier.
— Todos demonios ! chez Salido ? Qui l’aurait dit ! Mais c’est très dangereux pour nous.
— Hélas… Il peut tout lui raconter. Et d’abord, es-tu sûr qu’il ne t’a pas reconnu ?
— Aussi sûr que de te voir. Mais pourquoi diable se déguise-t-il ? Sans doute pour m’induire en erreur.
— Nous trouverons bien un moyen de le réduire au silence.
— Hum ! je te comprends. Un coup de couteau ou une balle. Et sans délai ! Demain matin, il serait déjà trop tard, il pourrait parler à la police. Si seulement nous pouvions savoir où se trouve sa chambre !
— Mais je le sais. Quand il est entré dans la maison j’ai escaladé la clôture et j’ai pénétré dans le jardin. Par bonheur la quinta n’est pas entourée de murailles et, du jardin, on voit très bien la maison. Quelques minutes après qu’il fut entré j’ai vu une fenêtre s’éclairer. Nul doute que c’était sa chambre.
— C’est probable, mais pas certain.
— Mais si, mais si, je l’ai vu s’approcher de la fenêtre pour la fermer.
— Combien de fenêtres y a-t-il dans cette chambre ?
— Deux.
— Est-ce qu’il a fermé les volets ?
— Non.
— Il nous faudra une échelle.
— J’en ai aperçu une dans le jardin. Elle est suffisamment haute pour nous permettre de grimper jusqu’à sa chambre.
— Fort bien. Malheureusement nous ne pouvons pas encore nous mettre au travail. Il est trop tôt. On pourrait nous voir.
— C’est juste ; nous attendrons jusqu’à minuit. Mais que ferons-nous s’il ne dort pas encore ?
— Qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? S’il est éveillé il recevra une balle par la fenêtre, s’il dort nous entrerons. En tout cas, sortons d’ici.
Perillo régla sa consommation et les deux compagnons s’éloignèrent le cœur léger, car la vie humaine n’avait guère de prix à leurs yeux. Supprimer un homme susceptible de révéler leur crime leur semblait la chose la plus naturelle du monde.
Les rues et les cafés étaient animés d’une vie intense. Ce jour-là, les habitants de Buenos-Ayres, par ailleurs casaniers, veillaient tard. Il était onze heures du soir lorsque le dernier client quitta le Café de Paris. Le garçon français, après avoir touché son salaire, quitta l’établissement, ne sachant trop que faire de son temps. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui. C’était une belle nuit de décembre fraîche et douce. Il songeait à sa nouvelle situation et était heureux de pouvoir servir un compatriote. Inconsciemment il dirigea ses pas vers la villa du banquier, où logeait son futur maître.
Dans ce quartier excentrique, les becs de gaz étaient extrêmement rares, les étoiles répandaient une faible lueur qui ne permettait de voir qu’à quelques pas devant soi. Le Français était sur le point de s’en retourner lorsqu’il crut entendre des pas furtifs dans les environs. La chose lui sembla suspecte. Il s’aplatit contre la clôture et attendit.
Un homme passa, puis s’arrêta ; il était suivi d’un autre avec lequel il échangea quelques paroles. Puis tous deux se dirigèrent vers la clôture et l’escaladèrent avec agilité.
L’ex-docker crut d’abord qu’il s’agissait de deux vulgaires cambrioleurs. Mais que pouvaient-ils bien vouloir voler ? Des fruits dans le jardin ? Ou peut-être se proposaient-ils de dévaliser le riche banquier. Ce problème l’intrigua. Il escalada à son tour la clôture en s’efforçant de faire le moins de bruit possible, et se glissa sur le gazon qui étouffait ses pas, vers la villa. Là, il aperçut l’un des deux hommes et s’arrêta un instant pour l’observer. Au bout de quelques minutes il aperçut de nouveau l’un des deux hommes ; celui-ci tournait derrière la maison. Le Français le suivit à quatre pattes. L’un des voleurs était occupé à observer deux fenêtres éclairées au deuxième étage. Bientôt son compagnon le rejoignit, portant une échelle. Ils la posèrent de façon à ce que son haut atteignit le rebord d’une des fenêtres éclairées.
De plus en plus déconcerté, le garçon vit l’un des deux hommes gravir l’échelle et, après avoir jeté un regard par la fenêtre, redescendre et glisser quelques mots à l’oreille de son acolyte. Le Méridional put alors voir un objet métallique briller dans la main de l’homme : un bruit sourd retentit comme lorsqu’on charge un pistolet à double canon. Il se rapprocha des deux hommes et put saisir leurs propos :
— Il est en train de lire.
— Où est-il ?
— Il est assis, le côté gauche tourné vers la fenêtre, et tient sa tête avec sa main droite.
— C’est parfait, tu n’as qu’à viser la tempe, c’est le coup le plus sûr.
Ainsi il s’agissait d’un meurtre ! Le Français prit peur et demeura un instant incapable de faire un geste. Il vit ensuite l’individu grimper à nouveau jusqu’à la fenêtre et diriger le canon de son arme vers l’intérieur de la chambre. Ce spectacle lui rendit le contrôle de ses mouvements. Il poussa un cri, bondit vers l’échelle, renversa l’homme qui se tenait en bas puis secoua l’échelle qui entraîna dans sa chute le bandit au moment où il tirait. Le Méridional se rua sur lui et le saisit au collet.
— Lâche-moi, chien maudit, si tu tiens à ta peau, siffla le bandit.
Le coup partit et le Français sentit une douleur cuisante dans le bras droit. Il lâcha prise et le tireur imita l’exemple de son compagnon qui s’était empressé de fuir.
Les deux coups de feu réveillèrent les habitants de la maison. Les fenêtres s’éclairèrent, l’une d’elles s’ouvrit et la tête du savant apparut.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— On a voulu vous tuer, gémit le garçon de café.
— Qui est-ce qui parle, je connais cette voix ?
— C’est Olive.
— Olive ? Je n’ai l’honneur de connaître aucune personne portant ce nom.
— Mais si, vous m’avez engagé au Café de Paris pour vous aider à chercher des ossements.
— Ah ! c’est vous ! Et vous voulez me tuer ?
— Dieu m’en garde ! c’est moi qui vous ai sauvé, et encore vous me traitez d’assassin, c’est un peu fort !
Bientôt les domestiques armés jusqu’aux dents apparurent avec des lanternes. Naturellement ils ne laissèrent pas le temps à Olive de s’expliquer et il fallut au savant déployer toute son éloquence pour les dissuader d’appeler la police.
— Je le connais depuis peu, dit-il, mais je me porte garant de son honnêteté. Je vous prie instamment de le laisser s’expliquer.
C’est à contre-cœur et uniquement par courtoisie que le banquier se rendit au désir de son hôte. D’ailleurs l’examen des empreintes dans le jardin, confirma les dires du blessé. Enfin, derrière la maison, on découvrit le chapeau de l’un des deux agresseurs, qui l’avait perdu pendant sa courte lutte avec Olive. La blessure de ce dernier fut pansée ; elle n’était pas très profonde, la balle avait seulement effleuré le bras.
La chose était évidente, deux hommes avaient attenté à la vie du savant français ! Seule l’intervention d’Olive avait fait dévier la balle, cependant le motif de cette agression, ainsi que l’identité des agresseurs restaient un mystère pour tous.
— Seriez-vous capable de les reconnaître ? demanda le banquier à Olive.
— Je n’en suis pas sûr, répondit celui-ci ; cependant j’ai entrevu, au moment où il se tenait au haut de l’échelle, le profil de l’un des deux hommes. Il m’a semblé reconnaître l’espada Antonio Perillo.
Cette révélation ne fit que compliquer la situation. Certes, Perillo ne jouissait pas d’une réputation sans tache, cependant on ne le jugeait pas capable d’un meurtre, et d’ailleurs quel mobile aurait pu le pousser à supprimer le savant ? Il avait échangé avec ce dernier quelques paroles au café et, de toute évidence, il l’avait pris pour un autre. Le banquier exposa tous ces faits aux deux policiers qui ne tardèrent pas à venir sur les lieux. Ceux-ci se mirent en devoir de faire une enquête sur les faits et gestes de Perillo pendant cette soirée, mais ils renoncèrent finalement à l’arrêter. En effet l’arrestation d’un espada la veille d’une course de taureaux aurait provoqué une véritable révolution.
Cazenave, qui devait la vie à Olive, le remercia chaleureusement et l’engagea aussitôt à son service, le gardant auprès de lui dès cette nuit-là.