Télécharger l'application

Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2CHAPITRE II<br><br>CORRIDA DE TOROS


Le lendemain matin la population de Buenos-Ayres se pressait autour des guichets d’entrée de l’arène. Le banquier devait retenir quatre places : car en dehors de sa femme et de son hôte il emmenait son neveu qui se trouvait chez lui de passage.

Le banquier n’ayant pas d’enfants, c’étaient ses neveux, les deux fils du frère de sa femme, qui devaient hériter de sa fortune. Désireux de mieux connaître ses héritiers, il avait invité pour quelque temps le plus jeune des deux frères, un adolescent de 16 ans, nommé Anton. Comme il avait beaucoup souffert au cours de sa traversée il habitait Lima, capitale du Pérou, – il avait ajourné son départ et au lieu de retourner par la mer, il se proposait de franchir les Andes. Un tel voyage à travers l’Amérique du Sud imposait de grandes fatigues et comportait des dangers, et ce n’était pas au premier muletier venu qu’on pouvait confier un jeune homme pour un tel trajet.

La course de toros devait commencer à une heure précise. Cependant dès onze heures du matin la Piaza de Toros était bondée et il ne restait plus une seule place dans l’amphithéâtre. Seules les loges du Président et des notabilités restaient inoccupées.

D’immenses affiches annonçaient en gros caractères le détail du programme. Plusieurs orchestres jouaient à tour de rôle. Les matadors ratissaient le sable de l’arène. De temps à autre, dans la porte, apparaissait un toréador vêtu d’un costume multicolore ; il traversait à pas lents l’arène pour se présenter au public.

L’arène était séparée de l’amphithéâtre par une barrière élevée, suffisamment solide pour résister aux coups d’un taureau, mais peu élevée, afin de permettre au toréador en danger de l’escalader.

Dans la foule on disait que la présence d’un bison dans cette fête avait incité la direction à prendre des précautions extraordinaires. On entendait déjà mugir cette bête farouche et rien qu’à sa voix on pouvait deviner qu’elle était de celles qui vendent chèrement leur vie.

Les places les plus proches de la barrière étaient les moins chères. C’est là que se tenait Olive. Dans les rangs supérieurs de l’amphithéâtre le prix des places était plus élevé ; parmi les spectateurs privilégiés qui les occupaient on pouvait reconnaître la famille du banquier et ses amis. Par un curieux hasard l’homme à barbe blanche qui avait dit au Café de Paris se nommer Duval voisinait avec l’hôte du banquier, le savant Cazenave. Celui-ci, en attendant le spectacle, s’efforçât de prouver au jeune Péruvien, le neveu du banquier, que les courses de taureaux étaient une chose blâmable qu’on ne devrait pas tolérer.

— D’ailleurs il faut que je vous dise que c’est une pratique vieille comme le monde. Déjà les anciens grecs, notamment les Thessaliens, se livraient à ce jeu cruel. Les Romains de l’Empire en raffolaient, mais c’étaient des païens qui ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient, tandis que les chrétiens qui ressuscitent cette sauvage coutume n’ont rien à invoquer à leur excuse.

— Voyons, Señor, dit Anton, vous ne dédaignez cependant pas d’assister à ce spectacle.

Cette réflexion embarrassa fortement le savant.

— La lutte n’aurait-elle pas eu lieu si je n’étais pas venu ? dit-il simplement.

— Si.

— Dans ce cas ma présence n’est pas un crime. D’ailleurs je suis venu ici en savant, j’ai donc une double excuse, excusatio comme disait les Romains. Je suis zoologiste et tout ce qui concerne les animaux m’intéresse, quoique évidemment une découverte de l’époque diluvienne m’aurait passionné davantage.

— Est-ce qu’à l’époque diluvienne il y avait déjà des courses de taureaux, demanda Anton avec un malicieux sourire.

— Voilà une question à laquelle il m’est difficile de donner une réponse précise. L’homme antédiluvien, à supposer qu’il y ait eu des hommes à cette époque, était un être primitif et il n’est pas improbable qu’il fût capable de jouir du spectacle des luttes des sauriens, et même qu’il excitât les mastodontes contre les mégathériums. C’est, certes, une chose regrettable, mais nous sommes nés trop tard pour l’empêcher. Si nous…

Son exposé fut interrompu par un accord vibrant de l’orchestre. Le Président apparut dans sa loge et, de la main, fit signe qu’on pouvait commencer. Le brouhaha du public fit place à un silence complet, si bien qu’on pouvait entendre respirer ses voisins. La musique entonna une marche et la porte s’ouvrit pour laisser passer les picadors. Ils avaient des montures médiocres car on n’expose pas volontiers des bêtes de valeur aux coups de corne des taureaux. Les banderilleros et les espadas qui les suivaient à pied firent le tour de l’arène, puis les picadors se placèrent au centre, face à la porte par où les taureaux devaient faire leur apparition. Les banderilleros et les espadas allèrent se placer derrière les colonnes et dans les niches aménagées à cet effet. Sur un nouveau signe du Président le premier taureau fut lâché.

C’était une bête noire avec des cornes pointues et courbées en avant. Sa soudaine libération lui donna le goût de la liberté. À grands bonds il parcourut l’arène. Apercevant les picadors il se jeta dans leur direction et chargea un des chevaux dont il ouvrit le ventre d’un seul coup de corne. Le cavalier voulut sauter à terre mais un de ses pieds s’empêtra dans l’étrier. Il était perdu car le taureau s’apprêtait déjà à renouveler son coup, lorsque les banderilleros accoururent et enfoncèrent dans la chair du taureau des dards ornés de bandes multicolores. La bête s’arrêta dans son élan et laissa le temps au picador de quitter son cheval qui agonisait sur le sable de l’arène.

Tout cela s’était passé avec une telle rapidité que le public avait peine à suivre les événements. Les picadors arboraient de vieux costumes nationaux espagnols, contrairement aux banderilleros qui portaient des vêtements modernes abondamment ornés de rubans.

La bête noire secoua la tête pour se débarrasser des dards dont les rubans lui obstruaient la vue et n’y réussissant pas, elle poussa un beuglement de rage. Sa charge allait être d’autant plus dangereuse. Soudain une voix retentit derrière les banderilleros :

— Laissez passer !

C’était Cruzada, l’espada de Madrid. Les banderilleros hésitèrent un instant car le toréador risquait là une périlleuse entreprise, mais la voix impérative de Cruzada les fit s’écarter. Pour mieux exciter son adversaire Cruzada avait revêtu un costume de velours écarlate. Dans la main gauche il tenait une muleta, c’est-à-dire un bâton auquel était attaché un morceau d’étoffe rouge et, dans la main droite, une épée nue. Il s’arrêta à dix pas du taureau, geste d’une audace inouïe si l’on songe que la bête n’était pas encore fatiguée. Il voulait sans doute par cet exploit affirmer d’emblée sa supériorité sur ses rivaux.

Lorsque le taureau réussit à écarter les rubans des banderilles son premier regard tomba sur la muleta que son adversaire agitait devant lui. Il baissa la tête prêt à encorner l’homme. L’espada ne broncha pas jusqu’au moment où l’extrémité des cornes ne fut plus qu’à deux pouces de lui. À ce moment il sauta de côté et avec une adresse tenant du miracle enfonça l’épée dans le poitrail de la bête. Celle-ci fit encore quelques pas puis s’écroula. L’espada lui retira l’épée du corps et la brandit au-dessus de sa tête sous les applaudissements frénétiques de la foule. Il avait accompli un coup de maître.

Les matadors vinrent pour retirer le cadavre du taureau et le cheval qui n’avait pas encore rendu le dernier soupir. Le Président fit signe d’introduire le taureau suivant. Dans les minutes qui suivirent, celui-ci blessa un banderillero et un espada, puis fut abattu, comme le premier, par l’Espagnol. Le troisième renversa deux chevaux et blessa légèrement Antonio Perillo. Le vainqueur des deux premiers eut aussi raison du troisième. La foule enthousiaste le couvrait de fleurs. Perillo qui avait dû momentanément abandonner l’arène, était en proie à une rage impuissante.

Suivit le numéro qui était le clou du programme : la lutte entre le jaguar et le buffle. Le vainqueur et les autres toréadors devaient achever ensuite les deux bêtes.

On ouvrit la porte de la cage du jaguar et le fauve bondit sur l’arène, mais il ne put poursuivre longtemps sa course, car il était attaché à une solide corde dont l’autre extrémité était fixée à un pieu. Il fit des efforts pour la rompre et, n’y parvenant pas, il se coucha sur le sable en soufflant. Apparemment, il se souciait peu de distraire le public. Ses narines gonflées frémissaient : il n’avait pas mangé depuis quelques jours et l’odeur du sang frais l’excitait à l’extrême.

Enfin l’autre porte s’ouvrit et le buffle entra d’un pas pesant. C’était un géant de l’espèce, mesurant trois mètres de long et si bien nourri qu’il devait peser au moins trente quintaux. Ayant fait quelques pas il aperçut le jaguar. La foule se taisait, figée dans une attente angoissée. Le jaguar bondit sur ses pattes et se mit à feuler, tandis que le buffle la tête penchée de côté semblait toiser son adversaire. On aurait dit qu’il se demandait si le jeu en valait la chandelle. Puis, il se détourna et entreprit dans l’arène une tournée d’inspection. En longeant la barrière il rejoignit le jaguar du côté opposé. Le fauve s’apprêta à bondir sur lui. Le buffle baissa alors la tête et montra ses cornes et son garrot puissant, cela suffit pour ramener le jaguar à la raison ; il recula et le buffle put passer près de lui. Cependant le taureau était prudent et ne cessait de tenir son adversaire sous la menace de ses cornes. Le jaguar ne bougea plus, sans doute effrayé par le bison.

Le savant Cazenave profita de cette trêve pour faire un petit cours sur les bisons à son jeune compagnon.

— Le bison de l’Amérique du Nord forme avec les aurochs européens un type de l’espèce des bovidés, en latin bos. Ce type se distingue par un crâne fortement arqué, un tronc large, des cornes courtes et recourbées en avant, une épaisse crinière…

Le reste de son exposé se perdit dans les cris de la foule qui, impatientée par l’attitude pacifique des bêtes, réclamait qu’on les excitât.

Le Président donna ordre de satisfaire ce désir.

Le voisin de droite de l’homme à la barbe blanche, s’adressa alors à celui-ci :

— Crois-tu, Carlos, qu’il se laissera exciter. Pour moi je pense que la peur du buffle domine dans ce jaguar tout autre instinct.

— Et moi je pense qu’un malheur est à prévoir, répondit l’interpellé. Ne vois-tu pas que le jaguar tient la corde dans sa gueule ? S’il arrive à la rompre il attaquera non pas le bison mais les hommes.

En effet, la bête couchée sur le sable s’appliquait à ronger la corde qui la tenait prisonnière, ce dont le personnel du cirque ne semblait pas s’apercevoir. Les garçons de l’arène étaient occupés à préparer des serpenteaux dont l’explosion était destinée à exciter le jaguar. Une de ces pièces explosives, lancées vers le jaguar l’atteignit en même temps que la dernière fibre de la corde était prête à céder. La vue du feu déclenché par le serpenteau arracha au jaguar des hurlements de terreur. Il fit un bond qui rompit définitivement son lien. Le fauve était libre.

Le public salua cet événement inattendu par des applaudissements enthousiastes, car il ne se rendait pas compte du danger que cette libération signifiait pour lui. Le jaguar s’élança d’abord vers le buffle, mais à la vue de ses cornes baissées il recula, traversa l’arène en quelques bonds puis leva les yeux vers les premiers gradins.

— Attention ! cria l’homme à la barbe blanche, il est capable de franchir la barrière.

— Mon Dieu, s’écria Cazenave, c’est moi qu’il regarde, il veut me dévorer.

Il s’agita sur son siège puis se leva pour prendre la fuite mais le passage était si étroit qu’il ne parvint pas à s’y glisser. Il ne réussit qu’à attirer en effet sur lui l’attention du jaguar, d’autant plus facilement qu’il était vêtu tout en rouge. La bête se dressa sur son arrière-train, poussa un hurlement rauque et, d’un bond, se trouva près de la barrière. Elle réussit à poser ses pattes de devant sur le rebord puis à s’y hisser complètement.

À ce moment un silence mortel tomba dans la foule. On pouvait entendre nettement le bruit que faisaient les griffes de la bête sur le bois. Il était évident que le jaguar avait jeté son dévolu sur le petit homme en rouge.

Le fauve s’apprêtait déjà à franchir, d’un deuxième bond, la barrière. Tout à coup, son regard fut attiré par un autre objet. Cette fois il semblait regarder Duval, l’homme à la barbe blanche.

En effet, celui-ci, au moment où la bête s’apprêtait à bondir, s’était levé de son siège et tandis que d’une main il arrachait des épaules du savant son poncho, de l’autre il saisissait le couteau à sa ceinture. Il entoura son bras gauche du poncho et, en brandissant le couteau de la main droite, il monta sur la rampe placée devant la rangée où il se trouvait.

— Silence ! Que personne ne bouge ! cria-t-il à la foule.

En sautant de rampe en rampe par-dessus les têtes des spectateurs pétrifiés, il finit par se trouver si près du jaguar qu’il aurait pu l’atteindre de la main. Le fauve avait suivi les mouvements de son adversaire, figé dans son élan. Il comprenait qu’il était attaqué mais n’osait pas passer à la contre-attaque. Il se maintint dans sa position sur trois pattes, la quatrième levée devant lui comme pour parer le coup, la gueule béante. Ainsi homme et bête se fixèrent pendant quelques secondes. Puis Duval prit le couteau entre ses dents et de la main droite ainsi libérée il asséna au jaguar un coup de poing si vigoureux dans l’arrière-train que le fauve perdit l’équilibre. Ses pattes de derrière glissèrent de la rampe ; il chercha à se maintenir avec ses pattes de devant tout en lançant à son ennemi des regards furieux, et en grondant farouchement mais, au même instant, il reçut un nouveau coup sur la gueule et cette fois il alla rouler dans l’arène.

Mais cela ne suffit pas au chasseur français. Il sauta sur la barrière et, à la stupéfaction de tous, descendit dans l’arène où, il se trouva devant le jaguar assoiffé de vengeance.

À ce moment quelque chose se produisit qui coupa la respiration aux spectateurs. Duval sortit le couteau d’entre ses dents, avança du pied droit et présenta au Jaguar son bras gauche enveloppé du poncho. Était-ce son assurance ou la puissance de ses yeux gris qui fixaient le jaguar, toujours est-il que la bête, prête à s’élancer, ramena ses pattes de derrière sous elle dans une attitude hésitante. Puis elle s’éloigna lentement, suivie du chasseur qui ne la quittait pas un instant des yeux. Le fauve ressemblait maintenant à un chien battu qui bat en retraite, la queue entre les jambes. Des cris retentirent dans la foule.

— Vive le Père Jaguar !

Et les applaudissements crépitèrent. Les clameurs achevèrent d’intimider le jaguar. Il se tourna vers la porte par laquelle il était entré dans l’arène mais il la trouva fermée. D’une voix qui domina le brouhaha, Duval ordonna alors au garçon de l’arène de faire ouvrir la porte.

De la cachette où il était réfugié l’homme chargé de cette besogne fit jouer le mécanisme. Sans y être poussé, le jaguar se précipita dans sa cage. Le fauve redoutable était rendu inoffensif.

L’amphithéâtre résonnait d’applaudissements et de vivats. Le Père Jaguar, remercia d’un signe de tête, escalada la barrière, et de la même façon qu’il était descendu, en sautant de rampe en rampe, il regagna sa place. Il rendit au savant son poncho et son couteau en disant :

— Merci, Señor, et excusez-moi de vous avoir emprunté ces objets sans vous en demander l’autorisation.

— Mais c’est tout naturel, dit Cazenave ; toutefois, si je comprends à la rigueur que vous ayez eu besoin de mon couteau je ne vois pas très bien quelle utilité présentait pour vous ma couverture.

— C’est très simple, elle m’a servi de bouclier pour me préserver des griffes et des crocs du jaguar.

— Señor, vous êtes un héros et je tiens à vous exprimer ma profonde admiration. Vous venez de donner l’exemple de ce beau courage qui, en latin, s’appelait fortitudo, virtus bellica, ou encore strenuitas. Vous avez maté sans effort le jaguar mais que deviendra ce buffle en latin bison americanus ?

— Jetez un regard sur l’arène et ma réponse sera superflue.

Le bison s’était étendu sur le sable où il avait assisté sans broncher au départ du jaguar. Il était évident qu’il n’avait aucune envie de lutter contre le fauve. Le public, de plus en plus avide d’émotion, réclamait à cor et à cri les toréadors, curieux de les voir se mesurer avec ce taureau sauvage. Au bout de quelques instants Cruzada de Madrid apparut donc dans l’arène, suivit d’Antonio Perillo. Ce dernier boitait légèrement à cause de sa blessure mais son orgueil ne lui permettait pas de capituler.

Pour commencer, les picadors entourèrent le bison. Celui-ci semblait ne pas les apercevoir. L’un des picadors jeta alors sa lance qui s’enfonça dans le garrot de la bête. Blessé, le bison se dressa sur ses pieds avec une rapidité dont on aurait cru incapable une bête aussi pesante. Avant que le picador ait eu le temps de se mettre hors de sa portée les cornes du bison firent pirouetter en l’air le cheval qui retomba en écrasant son cavalier. Avec la même agilité, le buffle se tourna alors vers le deuxième picador. Celui-ci se mit à fuir mais son cheval était moins rapide que le bison qui s’élança aussitôt à sa poursuite affichant un parfait mépris pour les picadors et les banderilleros qui le menaçaient de leurs dards. Il atteignit le cheval et d’un coup de corne au flanc de la monture, il désarçonna le cavalier.

Négligeant le cheval, le taureau s’attaqua alors à l’homme sans laisser à celui-ci le temps de se redresser. Il le projeta dans l’air comme une balle à plusieurs reprises, puis le broya sous ses pattes. L’homme hurlait de douleur. En dépit des nombreux dards dont son garrot était hérissé, le buffle s’acharnait sur sa victime. Il ne connut pas de répit avant qu’elle n’eut expiré. Il recula alors de quelques pas et poussa un beuglement auprès duquel le rugissement du jaguar n’était qu’un miaulement de chat nouveau-né.

Les applaudissements fusaient dans l’amphithéâtre. Ceux qui avaient gardé quelques fleurs les lancèrent au vainqueur. La plus grande partie du public ne semblait aucunement rebutée par la scène sanglante à laquelle elle venait d’assister.

Le bison secoua les dards et chercha autour de lui une nouvelle victime. Il jeta son dévolu sur le premier picador qu’on venait de dégager de dessous son cheval et qui était sur le point de s’enfuir. Cependant à cause de ses contusions il était incapable de courir et trois banderilleros l’aidaient à marcher. Mais le bison en avait décidé autrement. Il se rua sur les quatre hommes en donnant des cornes à droite et à gauche. Un des banderilleros réussit à s’échapper, les deux autres restèrent sur place. Le picador, cette fois, avait payé son courage de sa vie. Un jeune banderillero arracha des mains du picador la pique et se glissa derrière le buffle pour lui porter un coup dans le flanc mais la bête rusée avait déjoué son stratagème. Elle pivota sur elle-même avec la vitesse d’un éclair en baissant la tête, prête à la charge. La pique glissa sur ses cornes et, l’instant d’après, le brave banderillero était projeté en l’air, piétiné à son tour.

Le bison se mit à parcourir l’arène au galop en quête de nouvelles victimes. La terreur s’empara des toréadors, qui se dispersèrent dans tous les sens. Ceux qui ne purent atteindre la porte escaladèrent la barrière de protection quittes à abandonner leurs chevaux. Ceux-ci se précipitèrent vers la porte, d’autres furent arrêtés par le buffle et écrasés aux applaudissements enthousiastes du public. Le taureau avait conquis la foule ; la vue de toutes ses victimes ne diminuait en rien l’admiration qu’il inspirait aux spectateurs. Cependant non satisfait de tant d’horreurs le public réclamait l’entrée des espadas.

On se souvient que deux espadas s’étaient présentés au début du tournoi, Cruzada de Madrid et Antonio Perillo. Au moment de la mêlée Cruzada s’était sauvé par la porte et Perillo, que sa blessure empêchait de courir, avait sauté par-dessus la barrière. Il s’était assis au premier rang et au moment où le public l’appela il répondit de sa place :

— Ce buffle est un démon. Je ne suis pas un diable pour lutter avec lui.

Des rires moqueurs lui répondirent. Le nom de Cruzada retentit parmi le public. L’effet produit par les prouesses de celui-ci aurait été annulé s’il n’avait pas répondu à cet appel. Cependant affronter le buffle seul aurait été d’une témérité folle, Cruzada réussit à s’assurer de l’aide de trois banderilleros en leur promettant une belle récompense. Lorsque les quatre toréadors apparurent enfin dans l’arène ils furent salués par des applaudissements assourdissants.

Le bison était loin d’avoir retrouvé son calme. Il allait d’un cadavre à l’autre et, faute d’avoir à sa portée des victimes vivantes, les déchiquetait à coups de corne. Il saignait par plusieurs plaies qui cependant n’étaient pas très profondes. À la vue de ces nouveaux adversaires il se redressa de toute sa hauteur et poussa un beuglement sonore.

— Qu’en penses-tu Carlos ? demanda son voisin au Père Jaguar.

— Ceux qui ne réussiront pas à se sauver sont perdus d’avance dit le Père Jaguar. C’est un crime de lâcher ces hommes contre le bison.

— Le crois-tu donc invincible ?

— Non, mais je crois qu’un seul homme ici est capable de le réduire à l’impuissance.

— Et cet homme c’est toi-même, n’est-ce pas ?

— Peut-être.

Cruzada se rapprocha du buffle d’un pas mal assuré. Dans la main gauche il tenait sa muleta, et dans la main droite son épée nue. Son port hautain et sa stature athlétique autorisaient les espoirs quant à l’issue de cette lutte. Les trois banderilleros étant restés à l’écart, le bison ne voyait que Cruzada. Il comprit tout de suite qu’il avait devant lui un redoutable ennemi.

Le puissant bovidé qui était une bête non seulement courageuse mais aussi extrêmement rusée, semblait deviner le plan de son adversaire et resta immobile. Il ne baissa même pas la tête, préférant laisser à l’ennemi le soin d’attaquer. Parvenu à cinq pas du taureau, Cruzada sentit sa confiance renaître. Le large poitrail de la bête s’étalait, cible facile devant lui. Il pouvait frapper presque à bout portant. Il se mit à agiter la muleta pour détourner de lui les yeux du taureau, puis bondit en avant. Ce fut le bond de la mort. Ne semblant pas s’apercevoir de la muleta, le taureau ne voyait que l’homme. Au moment où l’épée allait s’enfoncer dans son corps, il baissa la tête et para le coup, en même temps que d’une de ses cornes, il transperçait de part en part le pauvre Cruzada. Le premier mouvement des banderilleros avait été de se porter au secours de l’espada mais cette velléité fut vite étouffée par le bison qui abandonnant sa première victime chargea les trois autres. Avec des cris d’effroi celles-ci s’enfuirent.

— Quelle honte ! Tas de lâches, cria la foule à l’adresse des banderilleros.

Cette insulte eut pour effet de faire revenir les banderilleros un instant sur la scène. Certes il n’était plus question de sauver Cruzada, qui était bel et bien mort, mais au moins de sauver leur honneur. Cependant la vue des cornes baissées les mit une seconde fois en fuite. La bête, semblant deviner de quel côté ils cherchaient leur salut, courut se mettre en travers de la porte. Il ne restait plus aux pauvres hommes qu’à escalader la barrière. Ils s’élancèrent donc vers elle. Le bison s’en aperçut et prit la même direction. Le premier banderillero réussit à pénétrer dans l’amphithéâtre suivi bientôt par le deuxième. Le dernier, cependant ne courait pas assez vite et au moment précis où il saisissait le bord de la barrière, le buffle l’atteignit et d’un coup de corne le frappa à la hanche. Le spectre de la mort proche redonna des forces au pauvre garçon. D’un effort, il se hissa au sommet de la barrière si bien que le second coup de corne du bison ne rencontra plus que le bois. La bête avait compris où chercher les hommes ; elle se proposait de défoncer la barrière à coups de corne et se mit aussitôt à l’œuvre. Par bonheur elle choisit un endroit où la résistance de la barrière se trouvait renforcée par des madriers. La difficulté finit par exaspérer le buffle ; on voyait qu’il n’était pas prêt à abandonner la partie. Les hommes assis derrière la clôture étaient menacés. La panique éclata dans cette partie du cirque et se communiqua bientôt à tout le public.

Les applaudissements firent place à des cris d’horreur. Ceux qui étaient assis près de l’arène quittèrent leur banquette pour se réfugier dans les rangs éloignés et un chaos inimaginable s’ensuivit. Même sans l’intervention du bison les accidents étaient inévitables.

Soudain une voix sonore domina le tumulte :

— Restez à vos places, Señores, vous ne courez aucun danger.

C’était le Père Jaguar. Tout en lançant ce cri rassurant, il se débarrassa de son veston, s’empara, une fois de plus, du couteau du savant, et se précipita en sautant de rampe en rampe, vers la barrière.

Comme le bison se trouvait à l’extrémité opposée de l’arène il lui fallut parcourir celle-ci. Il n’hésita pas à le faire et, tandis qu’il la traversait en courant il poussa le fameux cri de guerre des Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord qui leur sert aussi de cri de chasse. C’est une sorte de hiiiiih prolongé qu’on renforce en faisant vibrer les doigts sur les lèvres, ce qui produit un trémolo que les lettres de l’alphabet sont incapables de rendre.

Le bison originaire des prairies du Nord connaissait sans doute ce cri de chasse qu’il avait dû entendre poussé par les Indiens. Il se retourna donc aussitôt et, apercevant le Père Jaguar quitta la barrière pour affronter son nouvel adversaire.

Mais Duval ne manifestait aucun empressement. Son couteau dans la main droite, il s’arrêta au milieu de l’arène. Là où un instant auparavant le plus terrible désarroi faisait rage régnait maintenant le silence. Les cris s’étaient tus et on n’entendait plus que le nom du Père Jaguar, qui volait de bouche en bouche.

Cet homme allait-il vraiment se mesurer avec le bison ? Ce serait une bataille de titans ! Mais que signifiait la force humaine, même celle d’un athlète exceptionnel, en face d’un buffle dont la puissance n’avait d’égale que la férocité. Aussi le public suivait-il la scène avec une tension extrême.

Le buffle semblait scruter le Père Jaguar qui soutenait son regard sans broncher ainsi qu’il l’avait fait tout à l’heure pour le jaguar. Lentement la bête sortit de son immobilité. On aurait dit qu’elle devinait qu’il lui fallait braver un adversaire de taille, car ses mouvements étaient prudents et mesurés. Duval imita son exemple et fit quelques pas dans la direction de l’animal. Quelques mètres à peine séparaient maintenant l’homme de la bête. Soudain le buffle abandonna sa réserve. Il leva la tête pour faire entendre un beuglement de mauvais augure, puis, les cornes basses, passa à la charge.

Tout le monde croyait que le Père Jaguar allait chercher à esquiver le coup mais il n’en fit rien. À la profonde stupéfaction de la foule il resta immobile. Le buffle n’était plus qu’à un pas de lui et ses cornes ne pouvaient le manquer. En effet, l’instant d’après le Père Jaguar était précipité en l’air. Un cri d’effroi s’échappa de toutes les bouches, mais voilà qu’après avoir tournoyé un instant en l’air, le Père Jaguar se retrouva debout derrière le buffle. Son attitude reflétait un parfait sang-froid. La bête se retourna et répéta son manège. Cette fois encore le Père Jaguar décrivit une pirouette dans les hauteurs pour toucher le sol exactement à l’endroit même où les cornes l’avait enlevé.

Le public comprit alors qu’il s’agissait d’une savante tactique de la part de Duval. Toutes les fois que le taureau baissait les cornes pour un coup meurtrier l’illustre chasseur posait son pied droit entre les cornes et se laissait enlever. La stupeur du public ne connut plus de bornes. La force et l’adresse de Duval tenaient du miracle. Sa vie était l’enjeu de la partie redoutable qu’il avait engagée et pourtant un sourire nonchalant flottait sur ses lèvres. Il avait l’air de soutenir, non pas une bataille à vie ou à mort, mais la plus banale des conversations.

Mais si l’homme gardait son calme, la bête, elle, enrageait. Le fait de retrouver invariablement son adversaire indemne après chaque attaque la remplissait d’une sourde colère. Ses mouvements se firent plus rapides et, par conséquent, moins habiles. Ses yeux, que la rage avait injectés de sang, ne lui étaient plus d’aucun secours. Deux coups de corne sur trois manquaient leur but, c’était le moment qu’attendait le Père Jaguar. Une fois encore il fut projeté en l’air et une fois encore il se retrouva derrière le buffle, mais cette fois il n’attendit plus la charge et fit un saut de côté. Le buffle, sur le point de se retourner lui présenta le flanc. D’un saut Duval se trouva sur la bête. Le couteau scintilla dans sa main et alla se planter dans l’espace compris entre la dernière vertèbre cervicale et la première vertèbre dorsale du buffle. Le buffle s’immobilisa pour deux minutes, puis un frisson parcourut tous ses membres et, sans un gémissement, il s’écroula raide mort. Le Père Jaguar mit pied à terre et retira l’arme du garrot.

Les spectateurs avaient peine à en croire leurs yeux. Un silence de mort régnait sur la foule. Tous s’attendaient à voir le buffle sursauter et le jeu atroce reprendre. Mais Duval fit signe à ses trois compagnons. Ceux-ci le rejoignirent en sautant comme lui de rang en rang. Duval revêtit le veston qu’ils lui apportèrent et quitta, suivi des trois hommes, l’arène par la porte destinée au public.

Plusieurs toréadors se risquèrent alors dans l’arène, ils contournèrent prudemment le buffle pour s’assurer qu’il était bien mort. Les spectateurs, encore sous l’effet de leur émotion n’osaient pas quitter leur place. Enfin le Président s’écria à l’adresse des toréadors :

— La bête est-elle morte ?

— Oui, Excellence, elle est morte sur le coup.

Cet échange de paroles rompit le charme qui tenait le public prisonnier. Le silence fit place aux cris et aux applaudissements frénétiques qui ébranlèrent littéralement le cirque.

— Où est le Père Jaguar, amenez le Père Jaguar, portez-le en triomphe !

Mais le Père Jaguar resta introuvable.