Chapitre 3 — <strong>CHAPITRE</strong> <strong>III<br><br>LE « PÈRE JAGUAR »</strong>
Le Père Jaguar était le héros du jour. Son nom était sur toutes les bouches et celui qui se serait avisé d’écouter les conversations des passants dans les rues de Buenos-Ayres, aurait constaté qu’il n’était question que du célèbre chasseur. Cependant le Père Jaguar semblait s’être volatilisé.
Pendant le dîner chez le banquier Salido on évoqua les étapes de la lutte du Père Jaguar contre les deux bêtes redoutables.
— Je ne puis me pardonner, gémit Cazenave, d’avoir manqué de politesse à l’égard du Père Jaguar. En me remettant le couteau il m’a remercié et moi, dans mon trouble, j’ai oublié de lui dire : « merci », en latin gratia, pour avoir écarté de nous le danger d’être dévorés par le jaguar. Quelle opinion doit-il se faire de moi ? Les animaux eux-mêmes ont le sens de la gratitude, bien qu’à vrai dire il existe certaines espèces telles que les insectes, les mollusques, les vers et les bacilles qui semblent être privés, du moins en partie, de cette belle vertu. Mais un homme, en grec anthôpos et en latin homo, qui se trouve au sommet de l’échelle de la classification zoologique ne doit jamais se montrer ingrat. Je brûle d’exprimer au Père Jaguar ma profonde reconnaissance car le fait qu’il ne m’ait pas rendu mon couteau ne diminue en rien son mérite.
À ce moment un domestique entra et remit au banquier une carte de visite où celui-ci lut le nom de Charles Duval. Il alla trouver son visiteur dans le salon et sa stupéfaction fut grande en reconnaissant le Père Jaguar.
— C’est vous, Señor, vous qu’on cherche en vain depuis plusieurs heures ! Permettez-moi de vous serrer la main et de vous exprimer ma reconnaissance au nom de ma famille et de tous les spectateurs de vos beaux exploits.
Duval écouta ces paroles avec un sourire amusé.
— Ce n’est pas pour recueillir des louanges que je suis venu ici. Si j’ai osé vous déranger à cette heure tardive c’est pour une affaire urgente.
Tout en parlant il tira de son portefeuille une feuille de papier qu’il tendit au banquier. Celui-ci y jeta un coup d’œil.
— Ah ! c’est un ordre de paiement de mon associé de Cordoue. Cette somme est à votre disposition, et bien que la banque soit fermée à cause de la fête je suis prêt à vous la verser séance tenante.
— Ne prenez pas cette peine, permettez-moi seulement de me présenter demain à la première heure pour toucher cette somme.
Il s’inclina et voulut s’en aller mais le banquier le retint en lui posant la main sur l’épaule.
— Ne partez pas, Señor, ma femme serait si heureuse de faire votre connaissance. Nous vous devons peut-être la vie.
— Je vous en prie, n’en parlons plus, Señor. C’est justement parce que vous exagérez mes mérites que je me vois obligé de décliner votre invitation.
Le ton de sa voix montrait que sa modestie n’était pas affectée et que les remerciements le troublaient réellement.
— Eh bien, puisque vous ne voulez pas qu’on vous manifeste de la reconnaissance acceptez de rester parmi nous un moment et je m’engage à ne plus faire allusion aux événements de tout à l’heure.
— À cette condition, je veux bien. Puisque vous êtes assez aimable pour me présenter à Madame Salido, je serai heureux de lui présenter mes hommages.
Le banquier passa alors dans la salle à manger, où le repas venait de prendre fin, pour annoncer la visite du Père Jaguar. Le plus ravi de tous fut le savant Cazenave. Il courut au-devant de Duval en criant :
— Señor, je suis plein de joie, en latin gaudium ou laetitia, de pouvoir vous exprimer toute ma gratitude en présence de tout le monde… et de…
— Arrêtez-vous, s’écria le banquier en l’interrompant. M. Duval n’a accepté mon invitation qu’à condition de ne plus être importuné par les remerciements.
— S’il nous est interdit de le remercier, de quoi alors parlerons-nous ?
— De vos bêtes antédiluviennes par exemple.
Le banquier ne faisait que plaisanter, mais le petit savant saisit cette suggestion avec enthousiasme.
— C’est vrai, vous avez une excellente idée ; M. Duval, avez-vous déjà rencontré un mégathérium ou un mastodonte ?
— À plusieurs reprises.
— Où et quand ?
— Dans les pampas. Il suffit d’avoir un peu de sens d’observation pour rencontrer ces vestiges dans le pays.
— Vraiment ? Vraiment ? Et vous avez ce don d’observation ?
— Oui, je crois le posséder à un degré suffisant pour déceler les traces de ces ossements. J’ai même servi de guide à plus d’un investigateur dans la pampa.
— Est-ce possible ? dit le savant, vous êtes un homme admirable. Il faut en effet posséder des connaissances assez vastes de paléontologie pour reconnaître un endroit abritant des vestiges animaux et végétaux de l’époque préhistorique, car ces vestiges se sont conservés sous diverses formes.
— En effet, acquiesça Duval en souriant. On distingue par exemple la carbonisation, la lixiviation, l’incrustation, la pétrification et enfin le moulage.
Le petit savant recula d’un pas et fixa sur son interlocuteur un regard rempli d’étonnement.
— Est-ce que je ne rêve pas, dit-il, vous parlez comme un professeur de paléontologie.
— C’est ma science favorite. Je me propose justement d’écrire un ouvrage sur les animaux de l’époque silurienne.
— Oui, à cette époque la faune était assez riche. Le nombre de ses espèces se monte à dix mille environ.
— Dix mille ? Vous en êtes sûr ? Et les mammifères ? En retrouve-t-on aussi à cette époque ?
— Dans les couches superficielles du trias on relève des traces de marsupiaux ; le premier oiseau dans le Jura supérieur. Dans la couche tertiaire ceux-ci jouent cependant le rôle principal tenu auparavant par les reptiles.
— Et l’homme ?
— La première trace de l’homme se retrouve à la fin de l’époque tertiaire.
Le savant jubilait.
— Je n’aurais jamais cru rencontrer à Buenos-Ayres un aussi grand érudit. Il faut que je vous pose encore quelques questions d’une importance capitale. Pourquoi la queue de tous les poissons jusqu’à l’époque jurassique affecte-t-elle cette forme particulière que la raie et le chien de mer présentent de nos jours ? Pourquoi les vrais ammonites sont-ils si fréquents dans la couche supérieure du Jura et dans la couche inférieure des terrains calcaires alors qu’ils sont si rares dans le trias ? Comptez-vous les loculus et la lingula parmi les types durables et comment expliquez-vous la différenciation des espèces animales, étant donné que…
— Pour l’amour de Dieu, arrêtez ! s’écria Salido en se bouchant les oreilles, ayez pitié de nous et abandonnez ce sujet dont je ne conteste certes pas la portée scientifique mais qui ne peut nous passionner, nous autres profanes.
Le Père Jaguar se rendit facilement aux raisons de Salido, mais Cazenave ne renonça qu’à regret à cette discussion.
La conversation roula ensuite sur la course de taureaux et Cazenave ne manqua pas d’y apporter des précisions historiques et d’exposer sa théorie originale sur les gladiateurs romains. Pour conclure il se tourna vers Duval :
— Je crois que vous avez égalé sinon surpassé l’art de ces lutteurs antiques. Je ne comprends pas encore comment vous êtes parvenu à triompher du bison americanus d’un seul coup de couteau.
— C’est une affaire d’entraînement, j’ai abattu de nombreux bisons de cette façon lors de mon séjour aux États-Unis.
— Vous avez vécu aux États-Unis ? Y avez-vous visité la fameuse caverne des mammouths à Cantucky ? et y avez-vous rencontré des Ohios ?
— Nous en parlerons une autre fois si vous le voulez bien, puisque nous avons promis d’oublier pour une heure l’époque antédiluvienne.
— Si je ne peux ni louer votre courage ni parler de fossiles, je serai obligé de me taire, ce qui est incompatible avec mon tempérament de Français, et de Méridional par surcroît.
— Vous êtes Français ? demanda le Père Jaguar.
— Parfaitement, ainsi que mon nom, Cazenave, en témoigne.
— Moi aussi je suis Français et mon nom, Duval, en est également une preuve.
— Je suis doublement heureux de vous reconnaître. Mais puis-je vous demander ce qui vous a déterminé à quitter votre pays pour l’Amérique du Nord ?
— L’attrait d’une vie plus riche en aventures.
— Et en Amérique du Sud ?
— Permettez-moi de ne pas répondre à cette question.
Le visage de Duval, jusque-là si serein se rembrunit. Le banquier devina que cette question avait évoqué en lui un souvenir pénible et s’empressa de changer le sujet de la conversation.
— On vous a cherché partout, Señor, et comme on ne vous a pas trouvé, je présume que vous n’étiez pas descendu dans un hôtel.
— En effet, j’ai des amis à Buenos-Ayres qui m’ont offert l’hospitalité.
— Comptez-vous rester longtemps dans ce pays ?
— Non. Je me propose de traverser bientôt les Andes.
— Dans quel sens ?
— J’ai l’intention de me diriger vers le Pérou en passant par Tucuman.
— Passerez-vous également à Lima ?
— Oui, selon toute probabilité.
— Ce n’est pas par pure curiosité que je vous pose cette question. Mon neveu qui est venu nous voir attend une occasion propice pour traverser les Andes. Ses parents habitent à Lima.
— Quel âge a-t-il ?
— Seize ans.
— Je vous engage alors vivement à le garder ici.
— Non, il lui faut partir. Il aurait depuis longtemps quitté Buenos-Ayres si nous avions trouvé un guide digne de confiance. C’est d’ailleurs un jeune homme très robuste et très intelligent pour son âge.
— C’est possible, Señor, mais avez-vous songé à tous les dangers dont le chemin est hérissé ?
— Je pense qu’en compagnie d’un homme aussi expérimenté que vous ces dangers seraient réduits au minimum. Puis-je vous demander de nous rendre ce service ?
Et devant le silence du Père Jaguar, il ajouta :
— Naturellement je suis prêt à vous récompenser dans la mesure de mes moyens.
— Je ne demande pas de récompense, dit Duval en secouant la tête. J’ai parcouru le Gran Chaco comme yerbatero (chercheur de thé), le Pérou, comme gambusino (chercheur d’or), les Andes comme chinchillero (chasseur de chinchilla) et le Brésil comme cascarillero (chercheur de quinquina). Mes compagnons m’ont suivi partout, car nous ne craignons pas les dangers. Mais la présence d’un adolescent non accoutumé aux privations de la route pourrait affaiblir notre assurance et décevoir les espoirs que vous mettez en moi.
— Vous parlez en homme loyal et prudent, Señor, cependant mon neveu n’est pas aussi inexpérimenté que vous le croyez. C’est un cavalier et un tireur émérite et il a traversé les Andes à deux reprises, sans parler de la traversée du Pérou jusqu’ici qu’il vient d’effectuer. C’est un jeune homme plein de force et d’endurance, de plus il est modeste, peu exigeant et s’accommode facilement de toutes sortes de privations. Mais le voici en personne, parlez-lui, Señor. Sa mère est Française, ce qui vous fournira une entrée en matière. Viens ici, Antonio. Ce Señor se propose de partir pour le Pérou, voudrais-tu l’accompagner ?
— Je n’aurais pu rêver un meilleur protecteur, répondit le jeune homme avec enthousiasme.
C’était un jeune homme d’une robustesse au-dessus de son âge et d’une grande beauté. Son visage hâlé avait des traits accusés témoignant de son indépendance d’esprit et de son énergie. Il conquit aussitôt la sympathie du Père Jaguar qui lui tendit amicalement la main.
— Ainsi vous voulez partir avec moi ? Vous ne craignez pas les fatigues ? Les longues courses à cheval ?
— Oh ! j’adore monter à cheval.
— Et ne craignez-vous pas le Gran Chaco sauvage ? Les jaguars et les Indiens ?
— Point du tout ! Je sais me servir de mon fusil et de mon couteau, répondît Antonio les yeux brillants et les joues rouges d’animation.
— C’est parfait, nous sommes courageux, jeune homme. Et qu’avons-nous appris en dehors du maniement des armes ?
Cette question embarrassa légèrement Antonio.
— Je sais qu’en France les jeunes gens de mon âge sont plus avancés que moi. Je travaille cependant sous la direction d’un professeur très consciencieux qui s’est chargé de me préparer aux examens d’entrée de l’Université. Mais pour ce qui est de monter à cheval je suis sûr d’être supérieur à vos compatriotes.
— Vous me plaisez, jeune homme, et je suis prêt à vous emmener. Cependant je vous préviens, dit-il en se tournant vers Salido, que la chose ne dépend pas uniquement de moi, il faut que je consulte mes compagnons. Je suis sûr toutefois qu’ils consentiront. D’autre part j’ai exagéré en parlant des dangers car à partir de Santa-Fé où nous serons obligés de poursuivre la route à cheval, nous serons accompagnés de vingt-quatre cavaliers qui constituent une escorte à toute épreuve. Mais il est vrai aussi que le voyage de votre neveu durera plus longtemps que vous ne le pensez, car une affaire très importante nous retiendra quelque temps au Gran Chaco.
— Y a-t-il des fossiles au Gran Chaco ? demanda le savant.
— Je pense bien, dans les pampas on a fouillé le sol un peu partout, tandis que le Gran Chaco est encore vierge.
— C’est parfait. Je renonce à la pampa et vais vous suivre au Gran Chaco. Combien de chevaux dois-je acheter et quels instruments me conseillez-vous d’emporter pour les fouilles ?
— Vous oubliez, M. Cazenave, qu’une entreprise de ce genre au Gran Chaco présente de nombreux périls.
— Pour un mastodonte ou un glyptodonte je braverais tous les périls du monde.
— Je vous en prie, n’insistez pas. Dans votre intérêt je vous souhaite d’abandonner votre projet.
Le banquier Salido, pour empêcher la conversation de s’envenimer, se mit à parler d’autre chose et pendant le reste de la soirée il ne fut plus question du voyage du savant Cazenave.
Au moment où le maître de céans accompagnait dans l’antichambre Duval qui venait de prendre congé de la société, l’inspecteur de la police chargé de l’enquête sur l’attaque nocturne qui avait failli coûter la vie à Cazenave se présenta dans la maison du banquier pour annoncer le résultat de ses recherches : Antonio Perillo devait être mis hors de cause car il venait de fournir un alibi.
Les trois hommes restèrent un instant devant la porte à discuter cette énigme et ils ne remarquèrent pas qu’ils étaient observés.
En effet, deux hommes avaient suivi les policiers jusqu’à la quinta et s’étaient arrêtés sur le trottoir opposé de la rue. La nuit était assez obscure mais même si elle avait été plus claire on n’aurait pu les remarquer car ils étaient cachés par un buisson d’oléandres. C’étaient les deux agresseurs de Cazenave.
— J’ai tout de suite compris que ce policier viendrait ici, chuchota Antonio Perillo à l’oreille de son compagnon. Nous avons bien fait de les suivre, je donnerais beaucoup pour entendre ce que l’autre leur dit.
— Mais, je sais très bien ce qu’il leur dit, fit l’autre. Il leur annonce que tu ne peux pas être soupçonné…
— Diable, mais qui est donc ce type-là ?
— Quel type ?
— Le grand qui se tient à côté du banquier.
— Tu ne le connais pas ? demanda Antonio Perillo. Il est vrai que tu n’étais pas au cirque. C’est le Père Jaguar, ce coquin qui s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas. Que le diable l’emporte !
— Le Père Jaguar, répéta l’autre, d’une voix blanche, tu es sûr que c’est bien lui ?
— Tu le connais donc ?
— Si je le connais ! Depuis des années je m’attends à le rencontrer, mais par bonheur le hasard ne nous a pas mis en face l’un de l’autre. Viens !… Le voilà tout de même !…
L’incohérence de ses paroles trahissait son émoi.
— Mais qu’as-tu donc ? demanda Antonio Perillo. Qui est ce Père Jaguar ?
— Tu ne sais pas qui il est ? Les Indiens l’appellent Metana-mu.
— Je ne comprends pas.
— Les chasseurs qui parlent anglais l’appellent Lightning Hand.
— Je ne comprends pas l’anglais.
— Au Mexique on l’appelle en espagnol El Mano Relampagueando.
— Comment, c’est lui ! s’écria Perillo. Ainsi c’est son frère qui… que…
— Oui, oui, c’est son frère que je… ce Lightning Hand se fait appeler en Argentine le Père Jaguar. Il a découvert ma trace et m’a suivi pour venger la mort de son frère, mais il ne m’a trouvé nulle part… Comme c’est drôle, il me cherche et ne me trouve pas, moi je ne le cherche pas et je le trouve, mais il ne m’échappera pas.
— Tu veux le… comme son frère ?
— Oui ! Tu ne penses pas que je vais le laisser courir pour tomber un jour entre ses mains. Qu’est-ce qu’il peut venir faire ici chez le banquier Salido en même temps que ce petit en rouge qui se donne l’air d’un gaucho ?
— Ça, vraiment, c’est assez curieux.
— Ils sont peut-être amis tous les deux ? Le nain et le géant. Eh bien je vais leur régler leur compte. Veux-tu m’aider ?
— Cela va sans dire, ma main, mon couteau et ma balle t’appartiennent, nos intérêts sont communs.
— Dans ce cas il nous faut commencer par apprendre l’adresse du Père Jaguar.
Ce fut le policier qui partit le premier. Avant de s’éloigner il répéta à haute voix que Perillo ne pouvait être le coupable, à la grande joie de celui-ci. Le Père Jaguar prit alors congé du banquier.
Les deux complices le suivirent à pas de loup.