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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3Les mots interdits


Isabelle d'Albret

Le silence pesait dans le château de Saint-Bris, renforcé par le craquement occasionnel des flammes dans l’âtre de la bibliothèque. Isabelle avançait à pas mesurés, ses doigts effleurant la surface lisse de tranches en cuir, tandis que son regard explorait les titres gravés en lettres dorées. Cette pièce immense, dominée par des étagères s’élançant vers un plafond voûté, semblait garder jalousement les secrets de son maître, Gaspard. Ce soir, pour la première fois, elle avait l’occasion d’y errer en solitaire. Son époux, absorbé dans l'accueil de messagers dans son bureau, lui avait offert une rare fenêtre de liberté. Cette solitude, même fragile, avait une saveur précieuse qu’elle comptait savourer pleinement.

Elle s’arrêta devant une table basse où des parchemins étaient empilés de façon désordonnée, comme abandonnés à la hâte. L’un d’eux retint son attention : un rouleau aux bords légèrement fripés, dont l’encre noire paraissait encore fraîche. Isabelle s’assit prudemment, le tabouret grinçant sous elle, et défit le sceau avec une curiosité teintée de nervosité.

Les mots qui s’étalaient devant elle, tracés d’une écriture fluide et élégante, lui coupèrent le souffle :

*« Les puissants, aveuglés par leurs ambitions, s'élèvent comme des tours fragiles. Mais n’oublions pas, même les pierres les plus froides peuvent être brisées, si la vérité frappe avec assez de force. »*

Elle lut et relut ces lignes, son cœur battant de plus en plus fort. Chaque mot semblait résonner en elle, éveillant un écho profond de pensées qu’elle n’avait jamais osé formuler. La signature au bas du texte – *Le Masque* – fit frissonner ses doigts. Ce nom, murmuré à la cour comme celui d’un poète rebelle, portait la promesse d’un défi contre l’ordre établi. Isabelle sentit un frisson parcourir sa nuque à l'idée que ces mots aient trouvé leur place ici, dans la demeure de Gaspard, un homme dont l’autorité semblait inébranlable. Était-ce une erreur ? Une audace calculée ?

Elle était si absorbée par ses réflexions qu’elle n’entendit pas immédiatement le bruit léger des pas dans le couloir. Une voix féminine, douce mais intrusive, brisa soudain sa concentration.

« Madame ? »

Isabelle sursauta, le parchemin glissant de ses mains pour tomber au sol. Une jeune servante se tenait dans l’encadrement de la porte, ses yeux baissés mais son expression trahissant une curiosité mal contenue.

« Que faisiez-vous ici ? » demanda Isabelle, tentant de maîtriser la nervosité dans sa voix.

« Je… je venais voir si vous aviez besoin de quoi que ce soit, Madame, » répondit la servante précipitamment, bien que son regard dériva vers le parchemin à terre.

Isabelle se baissa pour ramasser le document, mais la servante fit un pas mal assuré en avant, comme si elle hésitait à intervenir. Le malaise palpable entre elles se prolongea une seconde de trop, et Isabelle sentit son inquiétude s’intensifier.

« Cela ne vous concerne pas, » déclara-t-elle avec une froideur délibérée, pressant le parchemin contre sa poitrine.

La jeune femme baissa la tête, mais son attitude nerveuse n’échappa pas à Isabelle. Elle savait que cette fille avait vu quelque chose et qu’elle parlerait sans doute à d’autres.

Dès que la servante se retira, Isabelle ferma vivement la porte et tourna la clé dans la serrure. Ses mains tremblaient légèrement tandis qu’elle fixait les parchemins restants sur la table. Elle hésita à poursuivre sa lecture, mais le danger que représentait leur contenu désormais exposé la paralysait presque.

Un bruit discret, suivi de deux coups légers, la tira de ses pensées.

« Isabelle, c’est moi ! »

La voix familière de Marie de Fontaine la fit relâcher son souffle. Isabelle ouvrit précipitamment la porte, accueillant son amie avant de refermer derrière elle.

Marie scruta Isabelle avec un regard perçant. « Que se passe-t-il ? Tu trembles. »

Sans un mot, Isabelle lui tendit le parchemin. Marie le lut rapidement, ses sourcils se haussant légèrement à chaque ligne.

« Les mots sont puissants… mais terriblement risqués, » murmura-t-elle. Elle releva les yeux vers Isabelle. « Où as-tu trouvé cela ? »

« Ici, sur cette table, » répondit Isabelle à voix basse. « Une servante est entrée. Elle a vu… elle a vu ce que je lisais. »

Marie posa une main ferme sur l’épaule de son amie. « Ne t’inquiète pas. Je vais m’occuper d’elle. Mais toi, écoute-moi bien : tu dois rester loin de tout cela. Gaspard n’est pas un homme qui pardonne, même à sa femme. »

« Ces mots… ils… » Isabelle hésita, cherchant comment exprimer l’effet qu’ils avaient eu sur elle. « Ils disent des choses que je ressens, des choses que je n’ai jamais pu formuler. »

Un soupçon de tendresse passa dans le regard de Marie, mais elle secoua doucement la tête. « Je comprends. Mais cela ne change rien. Ces idées peuvent te détruire. »

Après un dernier regard inquiet, Marie quitta discrètement la pièce. Isabelle, seule, rangea les parchemins dans un coin de l’étagère, mais son esprit restait tourmenté. Chaque mot du poème continuait de résonner dans son esprit, comme une mélodie interdite qu’elle ne pouvait oublier.

Plus tard, alors qu’elle regagnait ses appartements, Isabelle croisa Gaspard dans un couloir. Il marchait d’un pas rapide, une expression de concentration froide gravée sur son visage. Deux hommes vêtus de capes sombres suivaient de près. Gaspard tourna brièvement la tête vers elle, ses yeux s’attardant une fraction de seconde de plus que nécessaire. Ce simple regard suffit à faire naître une inquiétude diffuse dans sa poitrine.

Dans sa chambre, Isabelle trouva Marie qui l’attendait avec une tasse fumante d’infusion.

« La servante ne dira rien, » annonça Marie doucement.

« Comment peux-tu en être sûre ? » demanda Isabelle, encore inquiète.

Marie leva un sourcil, un sourire en coin adoucissant son ton. « Disons que je sais choisir mes mots. »

Isabelle hocha la tête, reconnaissante mais troublée.

Cette nuit-là, incapable de dormir, elle resta allongée dans son lit, les yeux fixés sur l’obscurité. Les mots du poème la hantaient toujours, chaque ligne éveillant en elle des émotions qu’elle avait longtemps enfouies. Elle songea à *Le Masque*, à cet homme mystérieux dont les idées semblaient offrir une échappatoire à son existence oppressante. Était-ce lui, cet homme aux yeux perçants qu’elle avait rencontré dans les jardins ?

Tandis que la lune projetait une lumière pâle à travers les rideaux, une pensée obsédante s’imposa à elle : ces mots, et les idées qu’ils véhiculent, pourraient-ils un jour lui ouvrir la voie vers la liberté ? Ou condamneraient-ils son âme à jamais ?