Chapitre 3 — La cage dorée
Alternant entre Gabriel et Éloïse
Les torches flamboyaient à l’entrée de l’Hôtel de d’Argencourt, leurs lumières vacillantes projetant des ombres dansantes sur les colonnes blanches imposantes. Une file interminable de carrosses s’étirait dans la rue pavée, déversant leurs occupants vêtus de riches étoffes, scintillant sous l’éclat des chandeliers suspendus. Le bal organisé par Ludovic d’Argencourt battait son plein, une soirée fastueuse célébrant non seulement les fiançailles d’Éloïse à Antoine de Laval, mais aussi un rappel éclatant du pouvoir et de l'influence de cette famille.
Gabriel de Villeroi, vêtu sobrement d’un manteau noir et de gants de cuir, observa la scène depuis l’ombre d’une allée adjacente. Son tricorne dissimulait la majorité de son visage, mais ses yeux d’un bleu glacé fixaient la demeure avec une intensité calculée. À ses côtés, le Chevalier de Saint-Aubin, impeccable dans son uniforme bleu brodé d’or, ajusta son épée avec un sourire fin.
— Tu n’aimes pas cet opéra qu’est la noblesse, murmura-t-il, mais c’est ici que les intrigues se nouent et se dénouent. Sois prudent, mais sois présent.
Gabriel effleura distraitement la cicatrice sur son menton.
— L’hypocrisie et le mensonge comme instruments de guerre, répondit-il faiblement.
Le Chevalier posa une main ferme sur son épaule.
— Reste vigilant, Gabriel. Ce soir, tu pourrais avoir des réponses.
Ils franchirent les lourdes portes sculptées de l’Hôtel pour rejoindre le tumulte des conversations et le tintement des coupes de cristal. Le grand salon débordait de lumière et d’élégance. Les murs, ornés de miroirs dorés et de portraits imposants, reflétaient les mouvements des danseurs qui tournaient au rythme de la musique. Une odeur de roses fraîches et de cire parfumée emplissait l’air. Gabriel reconnut immédiatement le cercle étincelant de l’aristocratie parisienne. Ici, chaque sourire poli masquait des intentions, chaque éclat de rire dissimulait un calcul.
Son regard s’arrêta sur Antoine de Laval, debout près du buffet, un verre de vin à la main. Antoine, dans son habit bleu nuit brodé d’argent, rayonnait d’une confiance insolente. Son sourire charmant s’effaçait parfois pour laisser place à une expression plus dure, plus acérée. Il dialoguait avec Ludovic d’Argencourt, qui restait impénétrable, son regard froid semblant jauger chaque mot prononcé.
Mais ce fut un autre visage qui fit battre le cœur de Gabriel plus fort : Éloïse d’Argencourt. Elle descendait lentement l’escalier principal, ses pas gracieux attirant les regards admiratifs de la foule. Sa robe de soie ivoire, parsemée de perles discrètes, tombait en cascades autour d’elle. Ses boucles blondes, relevées en un chignon éclatant, brillaient sous la lumière des lustres. Pourtant, ses yeux vert émeraude trahissaient une ombre de mélancolie, un abîme que Gabriel devinait.
Il détourna rapidement le regard, conscient qu’il ne pouvait se permettre d’attirer l’attention. Pourtant, une pensée fugace traversa son esprit : « Que fais-tu dans cet enfer, Éloïse ? »
***
Éloïse descendait les marches comme on entre dans une cage. Chaque regard posé sur elle était une chaîne de plus, chaque murmure un barreau invisible. Ludovic, posté en bas de l’escalier, lui adressa un sourire approbateur, chargé d’attentes tacites. Elle ne ressentait rien d’autre qu’un profond désir de disparaître. Ce bal n’était pas pour elle. Tout cela – les chandeliers, les roses, les musiciens – existait pour flatter Antoine et consolider les ambitions de son père.
Antoine s’avança pour l’accueillir, son sourire parfaitement calibré.
— Éloïse, dit-il en tendant une main gantée. Vous êtes radieuse ce soir.
Elle posa sa main dans la sienne, une tension dans ses doigts.
— Merci, Antoine, murmura-t-elle, la politesse étouffant toute sincérité dans sa voix.
Il l’attira immédiatement dans une danse, et bientôt leurs silhouettes tournoyaient au centre de la salle. La musique paraissait lointaine à Éloïse, comme étouffée par le poids de son rôle. Les doigts d’Antoine sur sa taille semblaient plus une prise qu’un soutien.
— Vous êtes bien silencieuse, remarqua-t-il doucement, mais ses mots étaient empreints d’une curiosité perçante.
— Ces soirées demandent tant d’efforts, répondit-elle avec un sourire forcé.
— Vous apprendrez à y trouver un certain plaisir, Éloïse, poursuivit-il, son ton devenant plus dominateur. Une fois mariée, ces événements deviendront essentiels.
Une vague de dégoût monta en elle, mais elle la repoussa, ses doigts crispés sur sa robe. Elle savait que cette danse n’était pas un moment pour parler, mais pour prouver : prouver qu’elle était docile, parfaite, conforme.
***
Gabriel observait depuis un coin de la salle, son verre à peine entamé. Chaque sourire d’Éloïse semblait un appel muet, chaque mouvement de danse une lutte subtile contre l’étau qui l’enserrait. Près de lui, le Chevalier de Saint-Aubin s’était inséré dans une conversation animée, mais Gabriel n’y prêtait pas attention.
— Vous êtes bien silencieux, monsieur, fit une voix féminine proche.
Gabriel tourna la tête pour croiser le regard pénétrant de la Marquise de Bresson, vêtue de bordeaux et d’or, une coupe de vin à la main.
— Marquise, répondit-il en inclinant légèrement la tête.
— Vous vous sentez comme un étranger ici, n’est-ce pas ? Ou peut-être observez-vous pour apprendre ?
Gabriel esquissa un sourire distant.
— Peut-être les deux.
Son regard revint à Éloïse, toujours prise dans le tourbillon oppressant du bal. La Marquise suivit son regard et murmura :
— Elle a la force de sa mère, bien que cela soit encore enfoui sous les chaînes de ce monde. Vous devriez le savoir, monsieur de Villeroi : les âmes les plus douces sont souvent les plus résistantes.
Avant qu’il ne puisse répondre, elle s’éclipsa parmi les invités, laissant Gabriel avec ses pensées.
La danse s’acheva, et Éloïse se retrouva à proximité de Gabriel presque par hasard. Lorsqu’ils échangèrent un bref regard, elle détourna vite les yeux, craignant que quelqu’un ne remarque. Pourtant, sa présence, si proche, raviva en elle un mélange de réconfort et de trouble.
Gabriel s’approcha légèrement, parlant à voix basse.
— Mademoiselle, murmura-t-il.
Elle resta immobile, son souffle suspendu.
— Vous êtes prisonnière ce soir, mais cela ne durera pas.
Elle hésita, sa voix tremblant légèrement lorsqu’elle répondit :
— Je crains que cela ne soit qu’un début.
Avant qu’ils ne puissent échanger davantage, Antoine s’avança, son sourire glacial figé sur son visage.
— Monsieur de Villeroi, quelle surprise. Paris est si petit, n’est-ce pas ?
Gabriel se redressa, son masque d’impassibilité en place.
— Antoine. Je vois que vous êtes bien entouré ce soir.
Un silence chargé s’installa entre eux, le tumulte de la fête semblant s’effacer.
— Je m’assure que chacun trouve sa juste place, répondit Antoine avec un sourire chargé d’insinuations. J’espère que vous faites de même.
Éloïse posa une main sur le bras d’Antoine, brisant la tension.
— Si vous voulez bien m’excuser, je dois voir mon père, dit-elle doucement.
Antoine acquiesça, mais son regard ne quittait pas Gabriel.
Alors qu’Éloïse s’éloignait, Gabriel fit un pas en arrière, son esprit bouillonnant. Ce bal n’était qu’un jeu de pouvoir, un champ de bataille où les armes étaient invisibles mais tranchantes. Et Gabriel savait que cette partie venait à peine de commencer.