Chapitre 3 — Restrictions et soupçons
Marianne Lacroix
Le commissariat du 11e arrondissement n’avait jamais semblé aussi oppressant. Marianne franchit les portes automatiques, laissant derrière elle la pluie glaciale de la nuit parisienne. À l’intérieur, l’odeur familière de café rassis et de papier humide l’assaillit, mêlée au bourdonnement sourd des conversations et des téléphones qui ne cessaient de sonner. Les néons blafards baignaient tout dans une lumière froide qui accentuait les traits tirés des agents présents. Chaque mur semblait porter le poids des échecs accumulés par l’institution.
Marianne traversa les couloirs étroits sans ralentir, ses bottes claquant contre le carrelage délavé. La montre brisée et le symbole des trois cercles dansaient dans son esprit comme une menace silencieuse. Éric Duval disparu, Roussel mort et son propre nom mentionné dans une note : tout cela formait une toile complexe qu’elle devait démêler, avec ou sans l’aide de ses supérieurs.
Elle atteignit la salle des archives informatiques, une pièce aux murs métalliques, froide et impersonnelle, où les serveurs ronronnaient comme des bêtes endormies. Un frisson courut le long de son dos alors qu’elle franchissait la porte : l’air y était glacial, comme si la pièce elle-même désapprouvait sa présence. Les écrans vacillaient légèrement, projetant une lumière bleutée sur les murs dénudés.
Assise devant un poste de travail, elle commença à chercher des informations sur les fichiers sensibles liés à l’enquête d’Orphée, celle qu’elle avait autrefois menée et qui avait laissé des cicatrices profondes, tant sur elle-même que sur son équipe.
Ses doigts pianotaient sur le clavier avec une précision fébrile. À première vue, tout semblait en ordre. Mais lorsqu’elle tenta d’accéder aux fichiers confidentiels, une alerte rouge s’afficha sur l’écran : « ACCÈS REFUSÉ – AUTORISATION REQUISE ». Marianne fronça les sourcils. L’accès à ces dossiers lui avait toujours été ouvert auparavant.
Elle recommença, utilisant cette fois un code d’identification qu’elle avait mémorisé pour ce genre de situation. Rien. L’accès restait verrouillé. Une frustration sourde monta en elle, un mélange de colère et d’impuissance qu’elle détestait ressentir.
— Besoin d’aide, commandant ? lança une voix derrière elle.
Marianne sursauta légèrement. Elle se retourna pour voir le commissaire Giraud s’approcher, son manteau encore humide de la pluie extérieure. Ses cheveux gris étaient plaqués contre son crâne, et son regard, habituellement bienveillant, semblait plus dur ce soir.
— Juste une recherche, répondit-elle d’un ton neutre, masquant son irritation.
— Sur quoi ? demanda-t-il d’une voix qui n’était pas entièrement innocente.
Marianne hésita une fraction de seconde.
— Roussel. Et Orphée.
Un silence lourd s’installa. Giraud soupira, croisant les bras devant lui.
— Marianne, écoute-moi bien. Laisse tomber cette affaire.
Elle le fixa, abasourdie par l’aplomb de sa déclaration.
— Laisser tomber ? Vous plaisantez, commissaire ? Roussel a été assassiné, Éric est porté disparu, et tout pointe vers Orphée. Vous voulez que je ferme les yeux ?
— Ce que je veux, c’est te protéger, répondit-il en baissant la voix, jetant un coup d’œil rapide vers la porte, comme s’il craignait d’être entendu.
Marianne explosa.
— Me protéger ? Vous croyez vraiment que je vais rester les bras croisés pendant que cette organisation continue de manipuler tout le système ? Vous savez aussi bien que moi qu’ils sont responsables de tout ça !
Giraud posa une main ferme sur son épaule, comme pour l’apaiser.
— Crois-moi, Marianne. Ils sont au-dessus de tout ce que tu peux imaginer. Ce n’est pas une enquête que tu peux mener seule.
Elle écarta sa main d’un geste brusque.
— Alors, qui va s’en occuper ? Vous ? Vos supérieurs ? Ceux qui ferment les yeux sur tout ça depuis des années ?
Son ton était glacial, mais cette fois, au lieu de reculer, Giraud baissa les yeux.
— Tu ne comprends pas… commença-t-il, mais il laissa sa phrase en suspens, comme s’il redoutait d’en dire trop.
Elle le fixa, cherchant une faille dans son masque.
— Non, commissaire, vous êtes du leur, répliqua-t-elle sèchement avant de quitter la pièce.
Elle ne se retourna pas pour voir l’expression de Giraud. Elle savait déjà ce qu’elle y trouverait : du regret, peut-être, mais surtout de la peur.
En quittant la salle des archives, Marianne sentit une vague de solitude écrasante. Peu importe combien elle luttait, le système semblait toujours la trahir. Chaque pas qu’elle faisait dans le couloir résonnait comme une accusation silencieuse.
En arrivant à son bureau, elle trouva une nouvelle pile de dossiers fraîchement déposés sur sa table. Elle feuilleta rapidement les documents, mais rien ne semblait pertinent. Une rage froide monta en elle. Si les voies officielles étaient bloquées, elle devrait trouver un autre moyen.
Alors qu’elle s’assit, son téléphone vibra dans sa poche. Elle décrocha sans regarder l’écran.
— Oui ?
— Commandant Lacroix, ici Lemoine, dit la voix nerveuse du technicien. J’ai une chose étrange à signaler : quelqu’un a essayé d’accéder aux enregistrements des caméras de surveillance près de l’appartement de Roussel, mais les fichiers sont corrompus.
— Corrompus ? Par qui ?
— Impossible à dire. Tout ce que je sais, c’est que ça a été fait de manière très professionnelle. Ce n’est pas une simple erreur.
Marianne serra le poing.
— Continuez à creuser. Et prévenez-moi si vous trouvez quoi que ce soit.
Elle raccrocha, son regard se perdant dans les ombres de son bureau. Quelqu’un essayait clairement de couvrir ses traces, et ces efforts ne faisaient que renforcer sa détermination.
Soudain, un bruit attira son attention. Une chaise raclée un peu trop brusquement dans l’open space. Elle leva les yeux et croisa le regard d’un collègue, un certain Rivière. Ses mains tremblaient légèrement alors qu’il rangeait ses affaires, évitant soigneusement de croiser son regard.
Elle se leva et s’approcha lentement de son bureau.
— Tout va bien, Rivière ? demanda-t-elle, un sourire froid aux lèvres.
— Oui, oui, commandant, répondit-il en bafouillant légèrement, évitant toujours de la regarder dans les yeux.
Elle posa la main sur le bord de son bureau, se penchant légèrement vers lui.
— Vous êtes sûr ? Vous paraissez tendu.
Il secoua la tête, rassemblant ses affaires en hâte.
— Désolé, j’ai… un truc à régler. Bonne soirée, commandant.
Et avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit de plus, il quitta précipitamment l’open space, disparaissant dans les couloirs sombres du commissariat.
Marianne le regarda partir, son esprit en alerte. Rivière n’était pas un homme discret, et son comportement ce soir était tout sauf normal. Une idée germa dans son esprit : Rivière savait-il quelque chose qu’il ne voulait pas partager ?
Elle retourna à son bureau, s’asseyant lentement. Les pièces du puzzle commençaient à s’assembler, mais il lui manquait encore les connexions cruciales. Le commissariat, autrefois un lieu de camaraderie et de justice, était maintenant un champ de mines où chaque regard, chaque mot pouvait cacher une trahison.
Marianne inspira profondément, se promettant une chose : elle découvrirait la vérité, peu importe ce qu’il lui en coûterait.
Alors qu’elle s’apprêtait à partir, une notification apparut sur son ordinateur. Un nouveau message crypté, sans expéditeur identifiable. Elle l’ouvrit, et son sang se glaça en lisant les mots affichés à l’écran :
« Arrête de chercher, Marianne. Tu ne veux pas finir comme Roussel. »
Elle fixa l’écran pendant un long moment, ses pensées brouillées par un mélange de colère et de peur. Sa mâchoire se crispa, et son poing se serra tellement qu’elle sentit ses ongles s’enfoncer dans sa paume. Lentement, elle éteignit l’ordinateur.
Si Orphée pensait pouvoir l’intimider, ils allaient découvrir à leurs dépens qu’elle ne reculait devant rien.