Chapitre 2 — La montre brisée
Marianne Lacroix
Quand Marianne ouvrit la porte de l’immeuble, ses doigts tremblaient légèrement, bien qu’elle refusât de l’admettre. Les escaliers qui conduisaient à son appartement étaient plongés dans une pénombre habituelle, éclairés seulement par une ampoule vacillante suspendue au plafond du hall. Une odeur humide de moisissure mêlée aux relents de tabac froid s’insinuait dans ses narines, ajoutant au poids des dernières heures qui pesaient sur ses épaules.
Elle jeta son blouson de cuir sur le dossier d’une chaise, alluma la lumière d’un geste brusque et observa brièvement le désordre ambiant. Les piles de dossiers ouverts et de notes en vrac sur sa table basse semblaient la toiser, comme pour lui rappeler qu’elle n’aurait aucun répit. Le tic-tac régulier de l’horloge, seule constante dans cet espace chaotique, semblait battre au rythme de son anxiété refoulée.
En s’approchant de la fenêtre, elle souleva le rideau d’un geste machinal et fixa les gouttes de pluie qui s’écrasaient contre la vitre, traçant des sillons irréguliers sur le verre. C’est alors qu’un détail attira son attention : sa boîte aux lettres, visible depuis sa fenêtre, était entrouverte. Une tension immédiate la parcourut, son esprit en alerte.
Elle se glissa dans ses bottes, attrapa son arme de service, et descendit les marches grinçantes, chacun de ses pas résonnant dans le silence oppressant de l’immeuble. En approchant de la boîte aux lettres, elle sentit une vague d’appréhension monter en elle. L’ouverture paraissait trop ordonnée pour être accidentelle. À l’intérieur, un paquet enveloppé dans du papier kraft grossier, sans adresse ni timbre, avec uniquement son nom écrit en lettres noires et anguleuses.
Marianne s’arrêta un instant, scrutant le hall faiblement éclairé. Un bruit de porte qui se refermait quelque part dans l’immeuble la fit sursauter. Elle serra la mâchoire, saisit le paquet et remonta rapidement.
De retour dans son appartement, elle posa le paquet sur la table de la cuisine. Elle hésita une seconde, son regard fixant l’objet comme s’il s’agissait d’une bombe à retardement. Une odeur subtile, métallique, semblait émaner du papier. Lentement, elle récupéra un couteau à beurre et découpa le ruban adhésif, retenant son souffle.
Le contenu du paquet fut comme un coup de poing dans l’estomac : une montre-bracelet, son verre fissuré, avec des traces de ce qui ressemblait à du sang séché sur le bracelet en cuir. Ses doigts se crispèrent autour du couteau. Elle reconnut immédiatement cet objet. C’était celle d’Éric Duval.
Marianne sentit son estomac se nouer. Les souvenirs remontèrent brutalement à la surface : Éric, assis face à un suspect, tournant compulsivement cette montre autour de son poignet, un tic nerveux qu’elle avait appris à associer à ses moments de réflexion. Elle se souvenait aussi de la légèreté de ses paroles, de cette manière qu’il avait de désamorcer les tensions, même dans les situations les plus tendues. Maintenant, cette montre brisée semblait porter un message macabre, un avertissement personnel.
Elle retourna l’objet dans sa main, cherchant un indice, mais rien ne se révélait. Pas de note, pas d’explication. Seulement ce spectre du passé, posé là pour la hanter. Une inscription gravée sur le dos de la montre attira son attention : un symbole minuscule, presque indiscernable, représentant trois cercles entrelacés. Orphée.
Son téléphone vibra brusquement contre la table, brisant le silence tendu. Elle décrocha sans regarder l’écran.
« Lacroix, » dit-elle d’un ton tendu.
« Commandant, ici Lemoine. J’ai pensé que vous deviez le savoir : les résultats préliminaires de la scène de Roussel viennent de tomber. Pas d’empreintes exploitables, pas de traces ADN. »
Marianne serra la mâchoire, son regard glissant à nouveau vers la montre. « Tout est trop propre. C’était un nettoyage professionnel. »
« Et le symbole sur la table basse ? »
« Gravé intentionnellement, c’est sûr. Mais pas moyen de savoir avec quoi. Le matériau était trop tendre pour conserver des marques précises. »
Elle inspira profondément, son ton se durcissant. « Continuez à creuser. Je veux chaque détail, même le plus insignifiant. »
Lemoine hésita. « Vous voulez mon avis ? Ça ressemble à un message. Un avertissement. »
« Je n’ai pas besoin de vos hypothèses, Lemoine. Trouvez-moi des faits. » Elle raccrocha avant qu’il ne puisse répliquer, son agacement bouillonnant sous la surface.
Elle envoya rapidement un message à un contact du laboratoire, demandant une analyse immédiate de la montre. Pourtant, elle savait qu’attendre ne faisait pas partie de son ADN. L’immobilité lui était insupportable.
Attrapant ses clés, elle se dirigea vers la porte. Mais tandis qu’elle descendait les escaliers, une pensée perça sa détermination : et si ce n’était qu’un piège ? Si elle se précipitait vers quelque chose qu’elle ne pouvait pas contrôler ?
Une fois dans la rue, elle resserra son col contre le vent glacial et observa les alentours. Les façades des immeubles ruisselaient sous la pluie, éclairées par la lumière vacillante des réverbères. Une silhouette attira brièvement son attention de l’autre côté de la rue avant de disparaître dans une allée. Elle fronça les sourcils, mais ne s’attarda pas.
L’appartement d’Éric, niché dans une rue discrète du 18e arrondissement, ressemblait à son propriétaire : légèrement désordonné, mais fonctionnel, avec une certaine élégance usée. En montant les marches qui menaient à la porte, elle sentit son cœur battre un peu plus vite.
Quelque chose n’allait pas.