Chapitre 1 — I
Il est des jours qui naissent et s’achèvent vides d’événements d’aucune sorte. Tel ne fut point précisément le cas de ce tendre et bleu jeudi de juillet, à Las Palmas, ville principale, au temps des guerres, de l’une des quatre provinces de la république d’Arequipa.
Bien que le chemin de fer fonctionnât depuis quelques années déjà, et peut-être à cause de cette raison, ce n’était pas une mince affaire, à l’époque dont il s’agit, de se rendre de San José, capitale confédérale de la république, à Las Palmas. Pour un trajet total de soixante-douze heures, il fallait bien compter sur deux bonnes journées de guimbarde ou de cheval, la voie ferrée se trouvant d’ordinaire interrompue sur les deux tiers du parcours, à la suite de circonstances qui n’étaient presque jamais les mêmes, mais qui n’en laissaient pas moins inchangé le résultat final.
Si quelqu’un connaissait par le menu tous ces détails, c’était bien André Marescot. Correspondant de l’un de nos plus grands journaux du soir, il avait débarqué ici pour la première fois sept ans plus tôt, au moment de la lutte meurtrière qui avait permis à l’Arcquipa de s’affranchir du joug que faisaient, depuis près d’un siècle, peser sur elle ses deux orgueilleuses voisines, les républiques du Venezuela et de la Colombie. Pour que, ce mercredi soir, veille du jour dont il va être question aussi longuement, Marescot, après sept années, se trouvât derechef attablé dans l’obscur buffet de la petite gare de Mosquera, où la voie unique qui mène à Las Palmas rejoint la grande ligne de San José, il fallait qu’il y eût du nouveau dans le pays, ou qu’il se préparât à y en avoir sous peu.
Le train, en principe, repartait à neuf heures. Il en était huit. À la lueur d’une bougie fichée dans le col d’une bouteille, le journaliste achevait de dîner d’un modeste saconcho de poule arrosé d’un plus que piètre vin d’orange. Il n’y avait guère de monde dans la salle : deux métis cossus qui sommeillaient en vis-à-vis, coudes sur la table, et un prêtre entre deux âges, assez soigné de sa personne et absorbé dans une partie d’échecs avec la caissière, une gaillarde au langage empreint, si j’ose dire, d’une certaine vulgarité.
Dehors, il y avait de la pluie et du vent. Lorsque, de temps à autre, une main invisible en ayant levé le loquet, la porte venait à s’ouvrir sur le quai rempli de ténèbres, les languettes fuligineuses des chandelles oscillaient.
Elles se mirent, tout à coup, à s’agiter de façon plus forte. Quelqu’un était entré, un homme auquel Marescot ne prêta d’abord aucune attention, et dont un imperméable à capuchon, dégouttant d’eau, dissimulait d’ailleurs les traits. Il le retira, sans se presser, et Marescot ne put retenir une exclamation. Il venait de reconnaître Forbes, Herbert Forbes. Comme coïncidence, c’en était une, donnez-vous la peine d’en juger. Leur première rencontre à tous deux avait eu lieu, en effet sept années auparavant, dans cette même gare de Mosquera, durant la guerre de libération.
Bien que Forbes fût depuis longtemps devenu pour lui un véritable camarade, Marescot commença par ne ressentir qu’un plaisir très mitigé en l’apercevant. Il est bon d’en savoir la cause. Forbes était correspondant du plus important journal du soir de Londres, et il tenait sa rubrique avec un talent et un bonheur que personne, surtout Marescot, n’aurait jamais songé à contester.
« En voilà, un hasard ! » crut devoir s’écrier ce dernier, en serrant les mains du nouveau venu, avec une effusion qui était tout de même sincère.
L’Anglais cligna de l’œil.
« Croyez-vous que ce soit un si grand hasard que cela ? demanda-t-il avec un sourire de coin.
— Plaît-il ? » fit Marescot, légèrement décontenancé.
Cette fois, Forbes rit franchement. Empoignant une chaise, il l’installa à la volée en face de celle de son rival.
« Qu’est-ce que c’est, ce que vous mangez là ? Est-ce que ce n’est pas trop mauvais ?
— Peuh ! fit l’autre, ça nourrit, c’est tout l’éloge que ça mérite. La vérité est qu’en sept ans la cuisine d’Arequipa ne me paraît point avoir fait beaucoup de progrès. N’est-ce pas votre avis ? »
Forbes rit plus fort.
« Vous, dit-il, je vous vois venir. Vous désireriez bien savoir depuis combien de temps je suis dans le pays. Sacré Marescot, toujours sur le qui-vive, lorsque la question métier est en jeu.
— Et quand cela serait, répliqua Marescot, prenant le parti de rire, lui aussi. Si vous croyez que c’est très drôle, pour un modeste chasseur, de voir surgir, à l’improviste, au beau milieu de sa route, un braconnier aussi redoutable que vous ! »
Forbes lui lança une bourrade dans les côtes.
« À l’improviste ! À l’improviste !… Jurez donc que vous ne vous attendiez pas quelque peu à me voir. Alors, ce serait que vous ne me connaissez pas du tout. Moi, en revanche, qui vous connais bien, je jure que je n’ai éprouvé, à vous rencontrer, aucune surprise, pas la moindre, vous m’entendez. Allons, allons, résignez-vous, faites risette, et aidez-moi bien gentiment à commander mon dîner. Notre train pour Las Palmas, c’est à neuf heures qu’il part, n’est-ce pas ?
— C’est donc à Las Palmas que vous allez ? » fit Marescot, incapable de réprimer cette ultime petite manifestation de dépit.
Forbes haussa ses pesantes épaules.
« Où voulez-vous que j’aille, que nous allions, pour mieux dire, voyons ? »
Marescot le regarda fixement, puis, haussant les épaules lui aussi :
« Vous avez raison. Je suis stupide. Cartes sur table, alors ?
— Mais oui, mais oui ! acquiesça Forbes, bonhomme. Ça vaut beaucoup mieux. Je vous ferai remarquer d’ailleurs que nous avons toujours fini par procéder ainsi. »
Forbes mangeait plus vite que Marescot. Il eut tôt fait d’en être au même point du repas que lui. Tout en expédiant leur maigre menu, ils échangeaient de brèves phrases saccadées.
« Alors, vous êtes également de cet avis ?
— À n’en pas douter.
— La guerre, n’est-ce pas, dans un mois tout au plus ?
— Peut-être avant.
— Je n’en serais pas autrement surpris. »
L’Anglais se renversa en arrière de sa chaise.
« Ces jours-ci, figurez-vous que j’étais en Californie, où il se prépare également des choses assez passionnantes. Vous voyez que je n’ai pas hésité.
— J’étais moi-même à La Havane, ce qui n’est pas la porte à côté non plus. J’ai fait comme vous. C’est égal, quel voyage jusqu’à San José où j’ai eu à peine le temps de rester deux jours. En voilà deux autres que je roule, que je devrais rouler, plutôt ! Ah ! chemin de fer de malheur ! Mais au fait, vous-même, comment vous y êtes-vous pris pour parvenir jusqu’à Mosquera ? vous n’allez pas me raconter que vous étiez dans mon train. Je vous aurais vu.
— Effectivement, ce n’est point par le train que je suis venu, répondit Forbes d’une façon un peu évasive. La chose n’a d’ailleurs pas grand intérêt en soi. L’essentiel est que nous voici réunis tous les deux, avec le même but, qui est Las Palmas, et cela, bien entendu, sans nous être donné rendez-vous. »
Ils échangèrent un sourire de mutuelle et admirative sympathie.
« Il faut reconnaître, dit Marescot, que chaque fois que nous avons eu, simultanément, sans avoir eu besoin de nous en entretenir d’avance, la même idée, nous avons mis régulièrement dans le mille.
— Hum ! fit Forbes, il y a eu cependant une exception, et qui a compté. Souvenez-vous : Barquisimeto ! Nous avons trouvé le moyen de rater la bataille, alors qu’il n’y avait qu’à nous y laisser porter, qu’à suivre les Corcovados. Nous avons été d’autant plus inexcusables qu’il y avait quinze jours que nous bivouaquions au milieu d’eux. Mais voilà, nous avons cru à une feinte, à une diversion. Il y a des circonstances où l’on compromet tout à vouloir trop faire les malins. Ceci posé, d’accord ! Notre public réciproque aurait tort de se plaindre : nous sommes assez au courant de notre petite affaire, vous et moi. »
Il ajouta :
« C’est ce qu’il va s’agir de démontrer de nouveau. »
Je mets en fait qu’il doit y avoir de par le monde pas mal de gens ne possédant que des lumières fort vagues au sujet des événements connus, dans l’histoire de l’Amérique du Sud, sous le nom de bataille de Barquisimeto. C’était pourtant cette victoire qui, sept ans auparavant, avait permis à la jeune république d’Arequipa de briser les liens qui l’avaient assujettie jusqu’alors au Venezuela et à la Colombie. Remportée dans des conditions inouïes de difficulté, contre un ennemi puissamment armé et cinq à six fois supérieur en nombre, elle avait valu au héros de cette magnifique journée, un général de trente-quatre ans, Manrique Ruiz, avec le titre de duc de Barquisimeto et le glorieux surnom d’El Salvador, une popularité sur laquelle l’ingratitude et l’oubli ne paraissaient point avoir eu encore de prise jusqu’à ce jour. Détenteur réel d’un pouvoir que le vieux président Piaz Bartolomeo n’avait jamais sérieusement exercé, c’était de cet homme, Manrique Ruiz, qu’il n’avait guère cessé, depuis une heure, d’être question, nommément ou à demi-mot, dans la conversation des deux correspondants.
« Personnellement, avait dit Forbes, il ne m’a pas encore, ces jours-ci, été possible de l’apercevoir. Il est vrai que je n’ai pas fait de vieux os à San José. Mais vous, qui y êtes resté près de quarante-huit heures, vous auriez pu, que diable, vous débrouiller pour… »
Marescot secoua la tête.
« On m’a répondu qu’il avait, quitté la capitale. C’était peut-être exact. Autrement, vous pouvez bien penser que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour le rencontrer. Physiquement, il paraît qu’il n’a pas changé.
— Le même, il est toujours le même. Je peux l’affirmer, puisque moi, il n’y a pas un an que je l’ai vu, à Londres, très exactement. Vous savez que c’est récemment qu’il est rentré d’Europe ?
— Oui, je sais. Près de dix-huit mois, tout de même, qu’il sera demeuré absent. Il y a une chose qui est tout ensemble à son honneur et à celui de ses concitoyens : à son retour, il a été acclamé autant, plus même que lorsqu’il est parti.
— Il n’aurait plus manqué que cela, dit l’Anglais. Les gens d’ici auraient été de beaux ingrats. Est-ce que vous vous rendez compte de ce qu’une fois de plus il vient de faire pour eux ? Ce n’est point pour s’amuser qu’il a visité le vieux continent. Vous a-t-on raconté comment il y a passé sa première année ? Comme capitaine, sous un nom d’emprunt, à suivre les cours pour officiers étrangers, dans les états-majors de deux pays différents. Il ne crânait pas ; il faisait même, à ce qu’il paraît, figure de quelqu’un de pas très dégourdi : la meilleure façon de voir et d’apprendre, puisque l’on ne se méfie pas de vous.
— J’ignorais ces détails. Et où donc a-t-il servi de la sorte ?
— Six mois en Allemagne, d’abord, puis six mois chez vous. Pour nous autres, Britanniques, ce choix-là n’a pas été très flatteur, évidemment. Mais qu’importe, puisque en fin de compte, il nous aura dédommagés en nous passant la majorité de ses commandes, artillerie, génie, munitions. Dites donc, cher ? Avec ce qu’il lui aura procuré, moralement et matériellement, grâce à ce voyage, l’armée d’Arequipa a des chances de ne plus ressembler aux pauvres cohortes démunies que nous avons connues.
— C’est pourtant avec elles, dit Marescot, qu’il a vaincu. Le meilleur vœu que je puisse faire à son intention est de souhaiter que ses troupes d’aujourd’hui soient de la même trempe que celles d’alors. »
Hochant la tête, il ajouta :
« On m’a, par ailleurs, laissé entendre que la situation financière était obérée, et qu’il y avait un certain malaise dans le pays.
— C’est ce que nous aurons l’occasion de vérifier sous peu, dit Forbes. Nous ne sommes même ici qu’à cette intention, n’est-il pas vrai ? Nous n’avons pas en tout cas à nous plaindre de la façon dont s’engage pour nous la partie. Il conviendrait même, en attendant que d’autres y songent, de nous adresser des félicitations à ce sujet. Si l’on considère qu’il ne doit pas exister, en tout et pour tout, en Arequipa, dix personnes au courant des projets actuels du général Ruiz, c’est déjà un joli résultat, vous l’avouerez, que d’avoir appris de façon certaine l’endroit vers lequel il se dirige présentement. Je suis sûr que cette vieille ganache de Piaz Bartolomeo ne s’en doute même pas.
— J’avoue, j’avoue, fit Marescot, non sans humeur. Je consens même à avouer que je donnerais assez cher pour savoir comment vous êtes parvenu à savoir vous aussi… J’espérais bien qu’il n’y aurait que moi… »
Forbes sourit gracieusement.
« Je pourrais dire la même chose, en ce qui me concerne. Mais à quoi tout cela nous avancerait-il, mon Dieu ! Seules comptent les conclusions que nous tirons des faits. Et les vôtres, en l’espèce, sont si différentes des miennes…
— Par exemple !
— Mais oui, voyons ! Nous avons, vous et moi, appris, chacun par nos propres moyens, que Manrique Ruiz doit se rendre à Las Palmas, et qu’il y sera demain jeudi, 2 juillet, information de qualité exceptionnelle, je vous le concède, étant donné tout le mystère dont ce voyage a été entouré.
— Eh bien, alors ?
— Eh bien, alors, il n’en reste pas moins que nous ne sommes ni l’un ni l’autre exactement d’accord sur le but qu’El Salvador entend assigner à ce déplacement. Vous croyez, vous, à une inspection ordinaire. « Du moment qu’il a à vérifier l’état de toutes les garnisons du pays avant d’ordonner la mobilisation, il faut bien qu’il commence par l’une d’entre elles », tel est votre raisonnement. Moi, au contraire, j’ai dans l’idée que Las Palmas n’est justement pas une place comme toutes les autres. L’arrivée inopinée de Manrique Ruiz m’y semble l’indice de certaines mesures exceptionnelles, peut-être de certaines sanctions… »
Marescot eut une moue.
« Possible ! Ça, c’est l’avenir. J’attends d’être à demain pour y voir, car je n’aime pas trop les idées préconçues. Pourvu que cette saleté de chemin de fer ne nous fasse pas arriver avec trop de retard !…
— Espérons que non ! Autre chose : vous êtes-vous préoccupé d’un endroit où loger ? C’est là une des questions que nous nous sommes toujours réservé le droit de nous poser, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. Il y a, à Las Palmas, une boîte du nom de Tras los Montes, où il paraît que nous ne serons pas mal du tout. Vous voyez le genre : quelque chose de moitié hôtel, moitié casino, selon la formule de ces pays-ci. À présent, attention ! L’établissement a, comme on dit, la réputation d’être un peu olé-olé.
— Je m’en moque, dit Forbes. Je ne suis pas marié.
— Moi si, convint Marescot. Mais en service commandé, après tout… »
Forbes venait de frapper bruyamment ses mains l’une contre l’autre. Interrompant sa partie d’échecs, la caissière s’avança vers eux, en raclant les dalles de ses savates.
« Qu’est-ce que vous voulez à cette marionnette ? demanda Marescot.
— Savoir ce qu’elle a dans sa cave, tiens ! Une soirée pareille, ça s’arrose, ne trouvez-vous pas ? »
Elle était, la cave en question, composée de façon encore plus rudimentaire que les deux voyageurs ne l’avaient redouté. Il leur fallut bien des palabres pour obtenir qu’un triste nègre aux yeux laiteux remontât, qui sait de quel trou, une étrange bouteille de champagne dont le contenu rappela à Marescot les jours de liesse des institutions où sa pieuse enfance s’était écoulée. Forbes, lui, était d’une humeur ravissante. Son commensal, moins : il semblait avoir quelque chose à dire, et ne pas oser…
« Permettez-moi…, commença-t-il enfin.
— Quoi ?
— J’aurais une petite question à vous poser.
— Je vous en prie… Et si nos conventions m’autorisent à vous répondre, soyez d’avance persuadé… »
Marescot toussa.
« Eh bien, voilà. J’ai réussi, à San José, à me procurer la composition de la garnison de Las Palmas.
— Excellente idée.
— Merci… Un demi-régiment d’artillerie ; un d’infanterie, qui est le 14e voltigeurs, de Montalban ; une compagnie du génie ; un régiment de cavalerie enfin, le 3e lanciers. »
Il précisa :
« Le 3e lanciers, de Barquisimeto. »
Avec une certaine gêne, eût-on dit, il regardait Forbes. Celui-ci demeurant impassible, il poursuivit :
« Vous me direz si je me trompe. Mais il me semble bien que non. Le 3e lanciers, les Corcovados, il y a sept ans, est-ce que ce n’était pas la même chose ? »
Gravement, Forbes répondit :
« Vous ne vous trompez pas. Les Corcovados, le 3e lanciers, c’était la même chose. Même régiment, même étendard, mêmes héros ! »
Il sourit, et il ajouta :
« C’est bien là ce qui m’incite à croire que la journée de demain, à Las Palmas, ne sera pas pour nous ce qu’il est convenu d’appeler une journée de repos. »
Ils demeurèrent songeurs un instant l’un et l’autre. C’étaient les mêmes heures, probablement, d’il y a sept ans, qu’ils revivaient… Des balles tranchant et faisant choir d’un seul coup de gigantesques chapelets de lianes ; du sang sur les dolmans noir et or ; des pièces de canons culbutées dans de hideux marais verdis ; la fiévreuse lumière lunaire vagabondant sur des centaines de kilomètres de forêts ; et ces cimes des Cordillères, pleines d’une neige où l’on eût voulu se blottir, d’un vent qu’on eût tant désiré atteindre, pour pouvoir enfin respirer.
Cela ne dura pas d’ailleurs très longtemps… une minute, deux peut-être. Puis Marescot dit :
« Maintenant, si vous voulez être tout à fait aimable…
— Oh ! oh ! Encore une question ?
— Mais non, mais non, rassurez-vous. C’est d’un cigare qu’il s’agit, un cigare dont je voudrais que vous me fissiez l’aumône. J’ai eu la stupidité de laisser s’épuiser ma provision. »
Forbes eut un geste désolé.
« J’ai lâché le tabac, mon pauvre ami. Oui, vraiment, même plus une pipe. Mais cela doit pouvoir s’arranger. La jolie petite dame que voici, pourquoi n’aurait-elle pas ce qu’il vous faut ? »
C’était de la caissière, plus que jamais absorbée dans ses échecs, qu’il parlait. Catastrophe ! La provision de tabac de la maison était enfermée dans une armoire dont le maître de céans, parti au bal, avait la clef.
« Tonnerre et retonnerre de malédictions ! » gémit Marescot, désespéré.
Or, sa chance voulut tout juste qu’en cette minute le salut lui vint sous les apparences aimablement rebondies de l’ecclésiastique aux échecs. Celui-ci retira d’une des vastes poches de sa soutane un presque aussi vaste porte-cigares. L’ayant ouvert, il le tendit à Marescot, et lui dit dans un français fort correct :
« Je sais ce que c’est que de manquer de tabac. Faites-moi donc, monsieur, le très grand honneur d’accepter quelques-uns de ces maduros. Vous verrez qu’ils ne sont réellement pas désagréables. »
*
L’architecture officielle de pas mal de républiques sud-américaines comporte, encore à l’heure actuelle, cette particularité que beaucoup de monuments, même dans les villes les plus importantes, sont composés, en tout et pour tout, d’une façade, d’ailleurs très belle, généralement gothique à souhait, et pourvue à profusion d’astragales, de clochetons et autres pâtisseries décoratives. Ce n’est pas que l’argent ait toujours manqué pour achever le reste ; mais on a préféré le consacrer, de façon exclusive, à l’agrément des yeux du passant. Derrière, donc, rien ; si, cependant, ne soyons pas injuste : des papillons, des herbes folles parmi lesquelles un pâtre indien joue de la flûte à quelques pensifs bovidés. L’orgueilleux fronton porte, en majestueuses lettres d’or : Muséum, Palais du Congrès, ou Institut prophylactique… Mais inutile de sonner à la porte cochère pour demander si l’on peut visiter.
Depuis la victoire de Barquisimeto, cette inoffensive coutume avait été, tout au moins en ce qui concernait les bâtiments affectés à la défense nationale, abolie en Arequipa. Derrière les façades des quartiers d’artillerie ou de cavalerie, il y avait désormais autre chose que des orties ou des coléoptères, je vous le certifie. Le général Ruiz aurait même eu la tendance contraire. Au lieu d’en faire parade, il eut, je crois s’il l’avait pu, jeté un voile sur ses préparatifs guerriers, dissimulant pour l’instant sa force, afin de pouvoir un jour mieux la montrer. Tout cela afin d’expliquer que les casernes de Las Palmas n’étaient point de frivoles décors, mais de braves et massives casernes, recelant dans leurs flancs autant et peut-être plus de chevaux, soldats, obusiers qu’il n’en était prévu sur les états et par les budgets.
La ville, par elle-même, est tout bonnement délicieuse, si gaie, si rose dans l’air pur des monts, avec son mélange de jeunes villas et de vieilles basiliques, le chant de ses cascades et l’enchantement de ses fleurs qui, semble-t-il… Mais pourquoi se hâter, puisque, grâce à Dieu, au fur et à mesure que se déroulera cette histoire, nous aurons tout loisir de décrire Las Palmas en détail.
Après être tombée presque toute la nuit, la pluie s’était arrêtée. Mais, voilant la lune sur le point de disparaître, des nuages roussâtres continuaient à courir, qui n’annonçaient vraiment rien de bon pour la journée. Le vent des montagnes, en revanche, emplissait rues et avenues désertes de nappes de merveilleux parfums, parmi lesquels il n’était pas malaisé de reconnaître l’odeur de la taciturne fleur qu’on appelle ici la rose des cimes, comparable à un alliage de frangipane, de sandaraque et de miel brun.
Deux heures étaient en train de sonner à la chapelle San Felice, lorsqu’une voiture s’engagea sur le pont Ana-Teresa aux arches duquel, à cent pieds en contrebas, se brisaient tumultueusement les eaux écumeuses du Caystre. C’était une haute et forte berline de voyage enlevée, en dépit des pentes, à toute allure, par quatre trotteurs que l’on voyait bien n’être pas de vulgaires chevaux de relais. Quand elle traversa la place de la Chapelle, un de ses rideaux de cuir – celui de droite – s’écarta. Une tête en sortit, la tête de quelqu’un à qui, apparemment, le bruit des cahots avait empêché d’entendre sonner l’heure, et qui désirait la voir, en passant, à l’horloge du clocher.
« Deux heures dix. C’est ce que nous avions calculé. Près de deux heures encore avant le lever du soleil. Il va falloir tâcher de bien les employer. »
C’était à un second voyageur, assis à gauche, que ces paroles étaient adressées. Le rideau retombant plongea à nouveau l’intérieur de la voiture dans les ténèbres.
« Plus que dix minutes, Urrutia ! » dit le voyageur qui avait déjà parlé.
Il ajouta :
« Crois-moi si tu veux, j’ai le cœur qui bat. »
Du fond de la vallée, en cet instant, l’appel d’un sifflet lointain monta jusqu’à eux.
« Le train de San José qui arrive, lui aussi. Il aurait dû entrer en gare à deux heures moins vingt. Il n’a pas trop de retard. Il n’y a rien à dire. Nous aurons tout de même couvert le parcours un peu plus vite que lui. »
La pente se faisait plus rude. Pendant une centaine de mètres environ, les chevaux eurent sérieusement à peiner. Puis, la voiture déboucha sur une espèce d’esplanade très vaste, en forme de carré. Trois des côtés de ce carré étaient dessinés par une rangée d’arbres, des palmiers dont les palmes enchevêtraient leurs arabesques noires sur le ciel jauni. Le quatrième côté se trouvait barré par la muraille d’un bâtiment, qui n’en finissait pas. Au rez-de-chaussée et au premier étage, deux ou trois fenêtres brillaient. Le temps pour la berline de s’arrêter, une de ces fenêtres s’éteignit ; une autre, un peu plus loin, se ralluma.
Du siège du cocher, un homme assis à côté de ce dernier venait de sauter à terre, et de se précipiter vers la portière de droite de la berline, afin de l’ouvrir. Il n’en eut pas le temps. Le compagnon de route d’Urrutia en était déjà descendu. L’homme ne put que se raidir, en face de lui, au garde-à-vous.
« Prends soin de nos bagages », lui commanda le voyageur.
Et, s’adressant au cocher :
« Quant à toi, j’espère que tu n’as pas oublié les ordres du capitaine. Fais-lui répéter tes ordres, Urrutia. Parfait ! Parfait ! C’est bien cela. Tu n’es jamais allé à la Funda del Comercio ? C’est justement pour cela que j’ai décidé de t’y loger, mon garçon. Votre chambre à tous deux y est retenue. Vous y serez à merveille, vous verrez. Par exemple, vous me ferez le plaisir, aussitôt que vous aurez mangé et fait manger les bêtes, de monter chez vous et d’attendre qu’on vienne vous y chercher. Ce n’est pas très compliqué, je pense ? Tu peux disposer. »
Tandis que l’attelage, rebroussant chemin, disparaissait dans l’obscurité, il demeura une minute sans un mot, à se recueillir, eût-on dit… Puis, sortant enfin de sa méditation, il mit la main sur l’épaule du capitaine :
« Et maintenant, murmura-t-il, vieux camarade, allons-y ! »
C’était un jeune, un très jeune soldat, qui, à cette heure de la nuit, assurait au quartier Miranda, caserne du 3e lanciers, les délicates fonctions de sentinelle devant les armes. Certes, il ne dormait pas. On ne pouvait affirmer non plus qu’il fût tout à fait éveillé. Soudain, il tressaillit désagréablement. Une allumette frottée sous son nez venait de manquer d’y mettre le feu.
« Halte-là ! implora-t-il.
— Il est bien temps ! Silence, imbécile !
— Qui vive ?
— Chut ! donc. Arismendi.
— Ayacucho ! » balbutia le petit soldat médusé.
C’était avec Urrutia que mots d’ordre et de ralliement venaient d’être ainsi échangés. Dans l’ombre, un peu en arrière, se profilait une autre silhouette, celle de l’homme devant qui tout le monde s’inclinait. Durant le bref instant où elle avait lui, l’allumette du capitaine avait fait briller l’ample puncho de soie grise dans lequel son compagnon était drapé.
« Faisons vite ! dit celui-ci.
— Va me chercher le maréchal des logis de garde, ordonna Urrutia à la sentinelle. Et tâche de me le ramener sans mettre tout le poste sens dessus dessous. »
Ne songeant pas à réclamer son reste, le petit cavalier obéit. Il poussa la lourde porte de fer. Celle-ci, en violation formelle du règlement, n’était pas fermée à clef à l’intérieur.
L’homme au manteau gris eut un léger ricanement.
« Qu’est-ce que je te disais, Urrutia ? Est-ce que tu ne trouves pas que ça commence bien ? »
Le chef de poste devait également dormir quelque peu, car il mit deux bonnes minutes à se montrer, suivi d’un homme de garde au bras duquel se balançait une lanterne.
« Qu’est-ce que c’est ? fit-il, sur le ton du monsieur qui n’aime pas à être dérangé dans son sommeil. Et d’abord, qui êtes-vous ? »
Hélas ! Cette belle assurance ne devait pas durer longtemps. La glauque lumière de la lanterne venait de faire surgir l’uniforme noir, les aiguillettes et épaulettes d’argent d’Urrutia. Or, il n’était pas, à cette époque, en Arequipa, un seul homme, gradé ou soldat, pour oublier, si endormi qu’il fût, que si aiguillettes et épaulettes d’or étaient l’apanage des officiers d’état-major du président de la République, ces aiguillettes et ces épaulettes, lorsqu’elles étaient d’argent, signifiaient que l’officier qui les portait avait l’honneur d’être un des aides de camp du général Manrique Ruiz, ce qui, je vous en donne ma parole, représentait bien quelque chose aussi.
« Écartez-vous ! commanda Urrutia.
— Est-ce que ces messieurs ?… » commença timidement le chef de poste, en désignant au capitaine ses deux compagnons.
Urrutia, pour toute réponse, le repoussa. Ouvrant toute grande la porte, il la fit franchir, s’inclinant de nouveau, à l’homme au manteau gris.
Ayant lui-même donné un double tour à la serrure de la porte d’entrée, le capitaine saisit par une de ses buffleteries l’infortuné chef de poste, et, à voix basse :
« Qui es-tu ? Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.
— Aguacero, Jacinto Aguacero, bredouilla le malheureux, brigadier au 4e escadron, premier peloton.
— Capitaine Sanchez Peralta, lieutenant Ramire Diaz, n’est-ce pas ?
— Oui, Excellence, parfaitement.
— Et le nom de ton maréchal des logis ?
— Marabumba, Excellence, don José Marabumba.
— C’est lui, par conséquent, qui a le commandement du poste de garde. Pourquoi es-tu venu à sa place ? Ce n’est pas toi que j’ai fait appeler. Où est-il, le maréchal des logis Marabumba ? Va me le chercher. »
Aguacero, baissant la tête, demeura immobile. L’homme au manteau gris eut un petit geste d’impatience.
« Si tu crois être au bout de tes surprises, Urrutia ! Mais ne nous perdons pas dans le détail. Allons au plus pressé. Qu’il passe ses consignes à l’un des lanciers de garde, et qu’ils viennent avec nous. C’est le 4e escadron qui est de service : qu’il nous mène au bureau du capitaine commandant le 4e escadron. Là on verra. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Tous les cinq, ils se mirent en marche, le cavalier à la lanterne allant devant afin d’éclairer le parcours. Les ténèbres paraissaient plus denses, ainsi que d’ordinaire il arrive aux dernières heures de la nuit. On longeait d’obscurs bâtiments. Au premier étage de l’un d’eux, une fenêtre était allumée. La chambre à laquelle elle appartenait n’était certes pas occupée en ce moment par des gens engendrant la mélancolie. Il y avait par-dessus le marché de fortes chances pour que ces gaillards-là ne fussent pas tout à fait à jeun.
Comme le petit groupe passait au bas de la fenêtre en question, un personnage en manches de chemise s’y montra.
« Ohé ! qui va là ! » tonitrua-t-il.
Le voyageur au manteau gris saisit le bras d’Aguacero.
« Qui t’appelle ainsi ?
— L’adjudant-chef Sansonate, monsieur.
— Ah ! l’adjudant-chef Sansonate ! Voyez-moi ça ! Il n’est donc pas guéri de sa petite manie ?
— Qui va là ? répéta l’adjudant.
— Qu’est-ce que tu attends pour répondre à ton chef ? » dit sourdement au brigadier l’homme au manteau.
L’infortuné gémit :
« C’est moi, mon adjudant, c’est moi, Aguacero, brigadier au premier du quatrième. »
Dans la chambre, la bacchanale croissait sans cesse. Pour arriver à se faire entendre, Sansonate fut dans l’obligation de hurler :
« Aguacero ! Ah ! c’est toi, mon agneau bien-aimé. Qu’est-ce que tu fabriques, dans cette cour, au lieu de ronfler bien gentiment au milieu de tes hommes de garde ? car c’est bien le premier peloton qui est de garde, n’est-il pas vrai ? Eh bien, donc, Aguacero de mon cœur, c’est le Bon Dieu qui t’envoie. Avant de nous aller coucher, les amis et moi, on voudrait boire encore un guarapo, oui, un joli petit guarapo. Or, il nous reste du sucre, mais plus de rhum, plus de rhum du tout. Fais-moi le plaisir de réveiller un de tes lapins, et de nous en envoyer querir deux bouteilles. Hé ! fils de vigogne, as-tu entendu ? »
Aguacero, plus mort que vif, demeurait muet. Juste à cet instant, il fut tiré d’affaire par la voix claire de l’homme au manteau gris.
« Sois tranquille, Domengo Sansonate, tu les auras, tes deux bouteilles, en souvenir de la prison d’Amarilla.
— Hein ? Quoi ? fit l’ivrogne. Qui…, qui est là ? »
À demi effondré, les bras ballants, sur l’appui de la fenêtre, il ressemblait à quelque grotesque pantin désarticulé. Derrière, ses compagnons pouvaient bien continuer à faire les cent coups. Sansonate, lui, se trouvait subitement dégrisé, aussi subitement qu’il l’avait été, sept, années plus tôt, lorsque, en prévention de conseil de guerre pour ivresse dans sa cellule d’Amarilla, il avait vu entrer Manrique Ruiz, la veille de Barquisimeto. El Salvador l’avait fait remettre en liberté sur-le-champ, avec promesse de le faire fusiller le lendemain s’il ne s’arrangeait pas pour revenir porteur des épaulettes d’au moins deux officiers colombiens.
Alors que les autres régiments de cavalerie d’Arequipa étaient uniquement composés de quatre escadrons, le 3e lanciers en comptait six. Il fallait voir dans cette particularité un hommage de plus à la valeur dont avait fait preuve le régiment durant la guerre d’indépendance. Sous le nom de Colonne infernale noire, il avait pris part à neuf sur dix des engagements. C’était lui qui, dans une charge menée avec un héroïsme fou, avait finalement décidé du gain de la bataille de Barquisimeto. Sur l’initiative de leur colonel, qui n’était autre que Manrique Ruiz, les officiers du 3e lanciers, en entrant en campagne, avaient troqué leur dolman d’ordonnance, qui était blanc, contre un dolman noir, en jurant de ne reprendre l’autre qu’après la victoire. C’était ce serment, tenu jusqu’au bout, qui leur avait valu la sombre appellation de Corcovados, sous laquelle ils n’avaient cessé de porter la terreur chez l’ennemi. La paix signée, le général Ruiz avait décidé que pas un gradé, pas un soldat ayant appartenu à la Colonne noire ne pourrait être muté du 3e lanciers, sauf le cas où il le demanderait expressément. Or, le ministère de la Guerre n’avait pas eu, en sept années, à enregistrer plus de dix requêtes de ce genre. On pouvait en conclure quel orgueil les Corcovados devaient continuer à conserver de leur régiment.
Dans le bureau du capitaine commandant le 4e escadron, Aguacero, au prix de difficultés infinies, réussit à allumer une mauvaise lampe. On ne devait guère avoir l’habitude de travailler, à la lumière tout au moins, dans ce bureau-là. L’orbe jaunâtre s’élargit avec lenteur, finit tout de même par gagner à peu près la moitié de la pièce. L’homme au manteau gris venait de retirer son chapeau, un feutre aux larges bords qui devait dérober aux regards la quasi-totalité de son visage. Puis, il se défit posément de son puncho, qu’il plaça sur le dossier d’une chaise. Il apparut, ainsi, alors, mince et musclé, de taille un peu au-dessus de la moyenne, vêtu d’un costume civil de teinte sobre, correct, mais sans recherche d’élégance d’aucune sorte.
Urrutia s’était également débarrassé de sa pèlerine. Le brigadier, attendant ses instructions, demeurait au garde-à-vous en face de lui.
« Tourne-toi de mon côté. Désormais, c’est moi qui commande », ordonna l’homme au manteau gris.
Pivotant tout d’une pièce sur ses talons, Aguacero fit face à celui qui venait de lui parler ainsi. Alors, il se passa quelque chose d’extraordinaire. Le visage du pauvre diable, qui n’avait jusqu’ici reflété qu’une espèce de surprise craintive, s’emplit presque sans transition d’une expression de véritable affolement. Ses yeux écarquillés cherchèrent ceux d’Urrutia, comme pour le supplier de lui dire s’ils devaient croire ce qu’ils voyaient. Ébauchant un sourire, le capitaine lui fit un petit signe de tête affirmatif. C’en était trop ! Le misérable Aguacero, n’en pouvant plus, tomba à genoux.
« El Salvador ! murmura-t-il.
— Eh bien, eh bien, je te prie, qu’est-ce qu’il t’arrive ? » fit, avec une fausse rudesse, l’homme au manteau gris.
Les traits du vainqueur de Barquisimeto, popularisés par l’image, n’avaient pas été au début sans rappeler ceux de Bolivar à trente ans. Même visage ovale et mat, mêmes yeux tour à tour étincelants et tristes, même abondante chevelure brune, et, pour compléter par deux détails qui étaient peut-être moins dus au hasard qu’au désir de ressembler davantage au Libérateur, mêmes favoris bouclés, même petite moustache fine ; tel apparaissait le général Ruiz deux années plus tôt, c’est-à-dire avant son voyage en Europe. De ce voyage, il était revenu, moustache et favoris rasés, ce qui n’avait pas été sans modifier dans une notable proportion sa physionomie. Quelques-uns de ses familiers avaient été même jusqu’à affirmer ne pas l’avoir immédiatement reconnu. Dans ces conditions, qu’un humble brigadier qui avait dû ne jamais l’apercevoir que de loin, parmi le glorieux poudroiement des revues et des prises d’armes, y eût éprouvé encore plus de mal, voilà certes qui ne présentait rien de bien surprenant, et Manrique Ruiz eût été le dernier à en tenir rigueur au pauvre hère, sans doute, quand bien même il n’aurait pas eu en tête, comme c’était le cas pour la minute, certains soucis plus importants.
« Relève-toi ! commença-t-il par ordonner à Aguacero. Écoute-moi bien. Quelles sont tes consignes de chef de poste ? Il ne s’agit pas des consignes générales : celles-là, il y a des chances pour que je les connaisse mieux que toi. Je parle des consignes particulières. J’imagine que la première est celle-ci : au cas où il se passerait quelque chose de grave, prévenir le maréchal des logis Marabumba qu’il ait à rappliquer d’urgence, afin de ne pas être pris en flagrant délit d’abandon de poste. C’est bien cela ?
— Oui, mon général, murmura le brigadier.
— Et d’une ! C’est à la caserne, n’est-ce pas, que tu aurais à le faire chercher. S’il n’y était pas, ce serait trop grave pour lui. C’est bien à la caserne qu’il se trouve ? Réponds !
— Mon général !… Non.
— Pas mal, pas mal, sifflota don Manrique. Sais-tu, mon cher, que tu appartiens à un bien curieux régiment ? »
Il poursuivit :
« Il n’y a pas qu’un maréchal des logis ; il y a aussi un lieutenant de garde. C’est ton commandant de peloton, le lieutenant Diaz. Pour le coup, il doit être au quartier, celui-là. Un officier, ça sait son devoir. Parle ! Si j’ai besoin du lieutenant Diaz, où faudra-t-il l’envoyer chercher ?
— Mon général, bredouilla Aguacero, pas au quartier. »
Don Manrique eut un petit rire.
« De mieux en mieux ! Je vais donc être dans l’obligation de recourir au capitaine commandant l’escadron de service, le brave capitaine Sanchez Peralta. Le règlement l’astreint, lui aussi, à coucher cette nuit à la caserne. Va lui dire que je l’attends. »
Le regard du brigadier était si rempli de détresse que don Manrique eut pitié de lui.
« Ce n’est pas après toi que j’en ai, mon ami. Tiens, regagne ton corps de garde, où il y a tout de même besoin d’un gradé. À présent, il ne faut pas que ce soit pour envoyer dare-dare un de tes hommes, de par la ville, à la recherche de MM. Marabumba, Diaz et Peralta. Ils t’en ont donné l’ordre ? me dis-tu. Moi, je te donne l’ordre contraire. Je ne veux qu’aucun d’eux, ni personne d’ailleurs, soit informé de ma présence ici. Ils l’apprendront toujours assez tôt pour eux, et par moi, comme tu peux le deviner. Sois tranquille, on ne te fera pas d’histoires. Tu n’aurais qu’à avertir le capitaine que voici. Maintenant, laisse-nous travailler. Ah ! auparavant, tu vas m’apporter tout ce que tu auras pu trouver comme cahiers de rapport et registres d’ordre, ainsi que les situations et états numériques du régiment. C’est dans le bureau du colonel, dont tu dois avoir la clef en ta possession ?
— Elle est là, mon général, dit Aguacero retirant un volumineux trousseau de clefs de l’une de ses cartouchières.
— Dépêche-toi. »
Quand il fut sorti, don Manrique eut un hochement de tête accablé.
« Urrutia, m’expliqueras-tu ? des meilleurs parmi les meilleurs ! Qu’est-ce que c’est que cette démence subite ? On ne m’avait pas trompé, en tout cas. »
Mordant sa lèvre, Urrutia se taisait.
« Quelle heure est-il ?
— Trois heures bientôt.
— Dépêchons-nous de sortir d’ici avant le jour, sans être vus. L’hôtel où tu as retenu nos chambres, est-ce qu’il est loin ?
— À deux ou trois cents mètres, tout au plus. »
Aguacero revenait, les bras encombrés de paperasses. Le général fit signe qu’il avait une question encore à lui poser.
« Le commandant d’armes, à Las Palmas, est le colonel Iramundi, votre colonel. C’est là une chose que tu sais, j’espère ?
— Oui, mon général, dit le brigadier, terrifié d’avance de la question qu’il sentait venir.
— Je vais avoir à m’entretenir avec lui. Tu me donneras quelqu’un qui me conduira au palais.
— Mon général, dit Aguacero, se raidissant, ce n’est pas le palais du commandant d’armes qu’habite le colonel Iramundi.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Non. Pour le moment, du moins, mon général, il faut bien comprendre. Voilà près d’un an que le palais est en réparations. Alors, n’est-ce pas, le colonel a bien été obligé…
— Je comprends, dit don Manrique, échangeant un dernier coup d’œil avec Urrutia désolé. Oui, obligé d’aller habiter ailleurs ? À Tras los Montes, probablement. C’est bien à Tras los Montes qu’il habite, lui aussi, n’est-il pas vrai ?
— Oui, c’est cela, mon général, à Tras los Montes », répondit d’une voix faible le brigadier.