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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2II


Et voici que, par un miracle auquel nul, ce matin-là, ne s’attendait, le soleil, une heure plus tard, apparut dans le ciel le plus pur du monde. Entre deux cimes de la Cordillère surgit d’abord un tison rose pâle, aussi pâle et rose que les tubéreuses qui, d’un seul coup, s’épanouirent en même temps sur tous les gazons. Et, simultanément, tous les oiseaux de Las Palmas se mirent à chanter. Il n’y en eut pas un à faire défaut à ce tendre concert auroral : ni l’asto, qu’on nomme là-bas flûte ailée ; ni le ya-acabo, dont la complainte évoque un air de guitare ; ni le querre-querre, qu’il est inutile de vanter d’une autre façon qu’en disant qu’il s’appelle aussi galgulo ; ni le sombre garropatero, à la gorge à la fois d’airain et de cristal ; ni, bien entendu, le croconoas, ce chanteur prodigieux dont la voix est telle, paraît-il, qu’en 1826, à Panama, en plein congrès panaméricain, Bolivar, qui venait de prendre la parole, s’arrêta, afin de ne pas troubler l’hymne que, dans un tamarinier voisin, venait d’entonner une de ces merveilleuses bestioles… Une heure durant, tous les bosquets, tous les fourrés, tous les squares, tous les jardins de Las Palmas furent autant de divines boîtes à musique. Puis, un silence soudain régna, et les cloches, l’une après l’autre, prirent la place des oiseaux lassés.

Pareilles à d’argentines sonnailles de troupeaux, celles du cloître des religieuses visitandines de Notre-Dame d’Altagracia furent les premières à donner le branle, la fête de la communauté tombant précisément ce 2 juillet, jour anniversaire de la Très Sainte Visitation. On eût dit des trilles de grelots tintinnabulant parmi la rosée. Vinrent se mêler sans plus tarder à ces plaintives actions de grâces le sourd bourdon des franciscains de San Pedro el Empedrado, puis le bourdon, plus sourd encore, du monastère des jésuites del Ferrocarril del Este, auxquels s’empressa presque aussitôt de donner la réplique la cloche, la fameuse cloche offerte, en mémoire de sa fille, à l’église Santa Lucrecia de Capadares par le pape Alexandre VI. Les fines clochettes de la basilique de la Soledad et de la chapelle San Felice avaient fort à faire pour intercaler leur fragile appel au milieu du déchaînement de ce lourd orage bronzé. Mais tout sembla se taire soudain, lorsque les six énormes cloches de Santa Maria de Los Remedios, église cathédrale de Las Palmas, conviant à la messe de six heures les fidèles incapables de résister davantage au désir d’aller se jeter aux pieds de la Vierge, jugèrent que le moment était venu de dire leur mot elles aussi.

« Rosine, Rosine, ne pourrais-tu pas te remuer ? Sais-tu qu’il est plus de six heures et demie ? Rosine, voyons, avec tout ce qui nous attend comme travail aujourd’hui ! Un peu de cœur à l’ouvrage, ma fille ! Il est proprement insensé que l’on puisse continuer à dormir au milieu d’un semblable charivari. Tout à l’heure, ces monstres d’oiseaux ! Les cloches, maintenant ! »

La sympathique quinquagénaire qui exhalait de si véhémente façon sa mauvaise humeur matinale appartenait de toute évidence à cette catégorie de gens qui n’admettent pas qu’on sommeille quand ils sont eux-mêmes éveillés. Ce trait, parmi pas mal d’autres encore plus appuyés, peut permettre déjà de se faire une idée du caractère de doña Fraisette, femme de confiance et cousine – de vingt-cinq ans plus âgée, mais cousine tout de même – de doña Angelica, propriétaire, directrice, animatrice, de ce célèbre Tras los Montes, tout ensemble hôtel, casino, bar, dancing, café, restaurant, l’établissement de cet ordre sans contredit le mieux tenu, le mieux achalandé, le plus agréable, le plus vivant de toute la province de Las Palmas, et probablement de bon nombre de provinces à côté. Spéculant, peut-être inconsciemment, sur la gentillesse naturelle de sa cousine, ainsi que sur son horreur pour les vaines disputes et les chicanes de détail, doña Fraisette avait su, grâce à d’indéniables qualités de probité et d’ordre, s’assurer auprès d’Angelica, dans la gestion d’une entreprise aussi astreignante et aussi délicate, une situation d’une réelle solidité, mais qui, si la maîtresse de céans n’avait sans cesse veillé à y mettre ordre, n’aurait pas manqué de tourner sur-le-champ à la tyrannie.

« Rosine, te décideras-tu ?… »

Encore plus qu’une grande sécheresse de cœur, il fallait une bien grande indigence de goût pour risquer, par ces acariâtres appels, de compromettre en cette minute le spectacle charmant qu’offrait le corps de Rosine endormie. Droite et rêche au pied de la couche de la jeune fille, doña Fraisette, gainée et caparaçonnée des talons à la nuque de soie noire et de jais, avait quelque chose du dragon qui guette le réveil d’Andromède, afin de jouir de son effroi avant que de la dévorer. Mais cette redoutable présence ne semblait guère, pour l’instant du moins, troubler la quiétude de Rosine, attestée par une attitude du plus candide laisser-aller. Chemise et draps qui avaient sans doute, au cours de la nuit, tenu le rôle qui leur revenait, ne dérobant plus maintenant qu’une portion infime de son être, laissaient en liberté plus d’agréables richesses que la Sulamite n’en a jamais pu aligner…

« Ah ! vraiment, ce n’est pas trop tôt », grommela doña Fraisette, qui avait fini par en arriver à ce qu’elle voulait.

Rosine se retourna à une ou deux reprises, s’étira, bâilla, ouvrit un œil, et, apercevant la vieille demoiselle, s’empressa de le refermer.

« Te décideras-tu ? Si ta maîtresse vient à apprendre, qu’est-ce qu’elle dira ?… »

Cette menace n’eut pas l’air de beaucoup impressionner Rosine. Ramenant sur sa gorge un pan de fine batiste, elle se borna à murmurer :

« Nous nous sommes couchées si tard !… On a beaucoup consommé, beaucoup dansé… Et comme la nuit prochaine, également… »

Doña Fraisette l’interrompit d’un petit rire aigre.

« Tu ! Tu ! Tu ! ma fille, pour me conter des histoires, il faudra repasser. À deux heures et demie, tout le monde ronflait ici, y compris Eusebio. Il n’a même pas entendu des gens qui sonnaient à tout rompre. J’ai dû me lever. Bien m’en a pris, d’ailleurs. C’étaient deux voyageurs tout ce qu’il y a de distingué, des Européens qui arrivaient de San José par le train de deux heures dix. Que je n’eusse pas été là pour les accueillir, c’étaient deux clients de perdus pour nous, de gagnés pour la Funda del Comercio. Le dancing, la limonade, c’est très joli, mais il ne faut pas que ça flanque par terre l’hôtel, qui est tout de même la façade bourgeoise et sérieuse de l’affaire. Mais assez causé ! Tout de bon, lève-toi. Avec ce gala de la nuit prochaine à préparer, nous allons encore avoir une journée dont tu me diras des nouvelles. Or, je ne peux pas tout faire, n’est-ce pas ? Je n’ai plus vingt ans. Si Angelica venait à se douter que tu es encore dans ton lit !… »

Ayant bâillé une dernière fois, Rosine posa sans se presser l’un de ses pieds sur la belle dalle froide et luisante, et rejeta des deux mains, en arrière de son front, ses superbes cheveux mordorés. C’était décidément une bien jolie personne à regarder. Décidément aussi, doña Fraisette aurait dû savoir que, pour obtenir qu’elle se hâtât, il eût fallu trouver autre chose que l’annonce des foudres d’Angelica. Non que Rosine ne respectât ni ne craignît point sa maîtresse, mais elle savait que lorsque celle-ci avait quelque chose à lui reprocher, elle était assez grande pour s’en charger seule, et qu’elle se gardait toujours de mêler doña Fraisette à l’histoire. Orpheline, et recueillie par Angelica une dizaine d’années plus tôt, Rosine, qui avait alors environ douze ans, avait fini par devenir, à Tras los Montes, beaucoup mieux qu’une simple domestique. Le goût très vif qu’elle avait du plaisir ne l’empêchait point d’être ardente au travail, un peu, à vrai dire, quand cela lui chantait. Mais qu’importait ! Angelica l’aimait ainsi. Les défauts de Rosine l’aidaient à supporter les terribles qualités de Fraisette. On peut croire qu’entre la jeune et la vieille fille, les intérêts de la raison et ceux de la fantaisie étaient gardés à pique et à carreau. En définitive, l’extraordinaire prospérité de Tras los Montes était due à des oppositions et à des contrastes de ce genre, et c’était dans le fait d’avoir su le comprendre et en profiter que résidait le mérite personnel d’Angelica.

« Oh ! Oh ! mais qu’est ceci ? »

Ceci, c’était une énorme rose, toute fraîche cueillie et qui, lancée d’en bas, s’en était venue, par la fente des volets entrouverts, choir avec infiniment d’à-propos sur le lit de Rosine, qui rougit quelque peu.

« Qu’est ceci ? » répéta doña Fraisette, s’étant approchée des volets qu’elle repoussa prestement. « Le maréchal des logis Marabumba ! Par exemple ! »

La chambre de Rosine était située au premier étage, non loin de l’appartement d’Angelica. C’était sur une espèce de jardin intérieur que s’ouvrait la fenêtre en question, à la barre d’appui de laquelle doña Fraisette venait de s’accouder.

« Comment se fait-il que vous soyez déjà là, don José ? »

Rosine crut adroit de prendre les devants.

« Il était si tard, cette nuit, quand on eut fini de tout mettre en ordre ! Don Ramire l’a autorisé, je crois, à ne pas rentrer au quartier. C’est sans doute ce qui explique… »

Si doña Fraisette avait regardé Rosine en cette minute, elle l’aurait vue rougir davantage. Mais elle n’eut même pas l’air de l’avoir entendue.

« Ravie en tout cas de pouvoir vous souhaiter le bonjour ! » poursuivit-elle, continuant de s’adresser à son interlocuteur invisible.

Une grosse voix un peu pâteuse s’éleva :

« C’est-à-dire, Votre Grâce, que tout le plaisir et tout l’honneur sont pour le maréchal des logis Marabumba.

— Trop honnête. Et vos hommes, est-ce qu’ils vont bientôt arriver ?

— Ils sont là, ils sont là. Votre Grâce. C’est même à ce propos que j’ai…, que je me suis permis…, j’avais besoin de vous parler, Votre Grâce. Je ne savais pas si Votre Grâce était déjà réveillée.

— Trop discret, vraiment !… S’est-on occupé de les faire déjeuner ?

— C’est justement à ce propos, Votre Grâce. Ils vont avoir un fort coup de collier à fournir aujourd’hui. J’ai idée qu’ils travailleront beaucoup mieux si on leur accorde un peu de rhum pour mettre dans leur café au lait.

— Pouah ! Mais jamais de la vie !…

— Hier, sauf votre respect, Votre Grâce, doña Angelica avait permis…

— C’est cela ! bien entendu ! J’en ai assez de faire toujours figure de croquemitaine. Enfin, nous allons voir ça. Attendez-moi là, je descends ! »

Et, passant avec dignité devant Rosine baissant la tête, au rythme du trousseau de clefs qui cliquetaient sur sa jupe à paniers, elle s’en fut.

À mesure que le succès était venu couronner l’œuvre d’Angelica, d’autres corps de logis s’étaient adjoints à celui qui, primitivement, avait composé tout Tras los Montes, un large bâtiment de deux étages, aux lignes simples, assez élégantes. Le terrain alentour était loin de faire défaut, et la main-d’œuvre ne nécessitant, on verra pourquoi, que des dépenses abordables, on n’avait pas eu trop bourse à délier pour procéder à ces agrandissements successifs. Tras los Montes se trouvait situé au milieu de vergers et de bois, dans la portion occidentale de la ville, à un quart d’heure de marche environ du centre de cette dernière, c’est-à-dire de la cathédrale et de la plaza Mayor. L’hôtel s’élevait sur une éminence entourée d’un vaste mur de soutènement, qui faisait de lui et de ses dépendances fleuries comme une sorte d’îlot de verdure au bas duquel serpentait la route qui va de Las Palmas à El Cambur, poste fortifié construit à dix lieues de là, à la frontière de l’Arequipa et de la Colombie.

« Et vos hommes, où sont-ils ?

— Aux cuisines, señorita.

— J’aurais pu le deviner toute seule.

— J’ai eu l’honneur de prévenir Votre Grâce qu’ils n’avaient point encore déjeuné.

— Ce qui fait qu’ils ne seront pas à la besogne avant huit heures. Cela ne peut plus durer ainsi. Il faudra que j’en parle au commandant Salazar. Combien y en a-t-il ?

— Douze.

— Seulement ? Comment voulez-vous, dans ces conditions, que le mur avance ? Pourquoi douze aujourd’hui ? Hier, ils étaient vingt.

— Parce que, aujourd’hui, señorita, on a été obligé d’en garder quelques-uns au quartier, à consolider le toit d’une écurie qui menace ruine. Et puis aussi parce que d’autres contingents sont commandés de service pour ici, afin d’aider à la préparation de la fête de cette nuit. Il ne faut pas – ordre du colonel Iramundi – que le chiffre des hommes détachés journellement à Tras los Montes excède cinquante. Or, ce chiffre est atteint, et même dépassé, en ce sens que nous autres, gradés, nous n’y sommes pas compris.

— Il ne manquerait plus que cela. Enfin, n’insistons pas. Ma cousine en sera quitte pour en dire deux mots à don Ricardo Iramundi. »

Ils étaient en train de traverser tous les deux la grande terrasse centrale où une cohorte de serviteurs et de servantes s’affairaient, empilant les chaises de fer et les fauteuils d’osier, lavant à grande eau les guéridons de marbre, ratissant le gravier des allées, traquant sur les pelouses les bouts de cigares, débarrassant treilles et arbustes des serpentins multicolores qui y demeuraient accrochés. Des roses trémières, des mimosas, des héliotropes violâtres transformaient les multiples tonnelles en cages à parfums et à papillons.

Il faisait frais ; il faisait clair ; il faisait bon. Tout respirait la joie de vivre. N’eût été la note sévère apportée par doña Fraisette et son vertugadin de soie noire, on eût pu fort bien oublier que nous ne sommes pas dans ce monde uniquement pour nous amuser.

Les douze soldats préposés à la construction et à l’entretien du mur de soutènement attendaient, en ligne sur deux rangs, face aux cuisines, d’où sortaient des odeurs qui arrachaient à ces braves gens des grimaces d’extase et de pittoresques exclamations.

« Fixe ! » commanda, d’une voix tonnante, Marabumba.

Doña Fraisette, armée de son face-à-main, procéda à l’inspection de la petite troupe. Elle eut un geste d’approbation.

« Allons, pas mal ! Pas mal du tout ! Ils auront leur rhum. Ils en auront même une seconde ration, au repas de midi, s’ils ont bien travaillé. Emmenez-les, maréchal des logis. Mais j’aurai d’abord quelque chose à vous dire. Un instant, s’il vous plaît. »

C’était vraiment un bien bel homme que don José ! Stature imposante, œil prometteur, teint coloré, moustache en croc, et quelle élégance dans la façon de porter le magnifique uniforme du 3e régiment de lanciers, la culotte bleue à bande blanche, la tunique blanche à passepoils jonquille et parements bleu de ciel ! Et n’oublions pas, je vous prie, ces amours de petits anneaux d’or aux oreilles ! Il y avait là toute une série d’avantages qui auraient suffi à remplir d’assurance le plus timide des fantassins. D’où venait donc que Marabumba, si plein de confiance en lui, d’ordinaire, paraissait tout à coup en manquer à ce point ? Ah ! c’était qu’il sentait l’attaque venir, et qu’il n’en prévoyait que trop le terrain.

« Si je vous pose une question, don José, y répondrez-vous ?

— Pour Marabumba, sachez-le, vos moindres désirs sont des ordres, señorita.

— Bon. On va voir. Cette fleur, alors, la fleur qui s’en est, il y a un moment, venue tomber dans la chambre de Rosine, pouvez-vous m’en donner la raison ?

— Rien de plus facile.

— Bon, bon ! J’attends. »

Une seconde, l’infortuné nourrit l’espoir de s’en tirer sur le mode badin.

« Voyons, voyons, señorita ! Du moment qu’il s’agit d’expédier quelque chose dans la chambre d’une dame, il vaut mieux choisir une fleur qu’un gigot de mouton. N’est-ce pas votre avis ? »

Doña Fraisette fit peser sur le facétieux son regard le plus noir.

« Vous avez beaucoup trop d’esprit pour moi, monsieur Marabumba, beaucoup trop d’esprit. »

Que faire ? Lutter davantage ? Se résigner tout de suite à l’aveu ? Ce fut à ce dernier parti que faillit s’arrêter Marabumba. Pour plaider coupable, il semblait que ses lèvres s’ouvrissent déjà. Et puis, soudain, son parti fut pris. Sur son visage passa l’expression résolue du joueur qui vient de se dire : « Si ça prend, tant mieux ! Si ça ne prend pas, tant pis ! Mais, perdu pour perdu, allons-y ! »

« Señorita, dit-il gravement, regardant son bourreau bien en face, tout à l’heure, je vous ai menti. »

Doña Fraisette eut son petit rire de triomphe :

« Tiens, tiens, maréchal des logis ! Figurez-vous que je m’en doutais un peu. Et en quoi donc m’avez-vous menti ?

— En vous disant que je me suis conduit de la sorte pour éviter de vous réveiller.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne vous comprends pas.

— Vous n’allez comprendre que trop vite, hélas ! Alors, me pardonnerez-vous ? La fenêtre de votre chambre est bien juste au-dessus de celle de Mlle Rosine ?

— Je ne saisis pas le rapport…

— Mais, oui, malheureux que je suis. La rose, la rose en question, elle a manqué son but, voilà tout. Je n’ai pu la lancer assez fort. Ce n’était pas à la chambre d’en bas qu’elle était destinée, mais à celle d’en haut. »

Il s’écoula un silence assez long, durant lequel Marabumba ignora tout de l’effet produit par sa petite histoire, car il restait là, les yeux baissés, dans l’attitude de la confusion la plus désolée, la plus contrite. Puis, brusquement, il sentit son cœur envahi par une joie folle, tandis qu’une envie de rire, plus folle encore, serrait sa gorge. Il avait gagné.

D’une voix que ni lui, ni personne, sans doute, n’avaient entendue jusqu’alors, doña Fraisette, dans un murmure, venait de lui dire :

« Je vous en supplie, pas un mot de plus, don José ! »

Le maréchal des logis, on doit en convenir, avait de la chance ce matin-là. La situation dans laquelle il avait été obligé de se mettre aurait fort bien pu, en se prolongeant, devenir scabreuse, gênante tout au moins. Et voilà que l’intervention de quelqu’un qui n’était autre que Rosine venait opportunément l’en tirer.

Elle arrivait, claire comme l’aube, et toute rose d’essoufflement.

« Doña Fraisette ! Doña Fraisette !

— Qu’y a-t-il encore ?

— Doña Angelica va bientôt partir pour la grand-messe. Avant de partir, elle désire causer avec vous. »

Doña Fraisette, ramenée sur terre, haussa les épaules d’agacement.

« Pas moyen d’être une minute tranquille. Ma parole. Si je n’étais pas là, comment ferait-on ? Don José, veuillez m’excuser. »

Elle s’était tournée vers lui. Elle lui souriait, et de quel pudique sourire :

« J’ai, ce me semble, entendu dire que vous ne détestiez point les porto-flip. Vous accepterez bien, tout à l’heure, d’en venir prendre un, en matière d’apéritif, n’est-ce pas ?… »

Tandis que – Garde à vous ! À droite par quatre, droite ! En avant, marche ! Une deux ! Une deux ! – Marabumba, tout de même un peu éberlué, s’éloignait en tête de son détachement, doña Fraisette et Rosine, de leur côté, s’acheminaient vers le principal bâtiment de l’hôtel.

« Sais-tu de quoi ma cousine a à me parler ? »

Rosine eut un geste d’incertitude.

« Elle a convoqué un certain nombre de femmes, afin d’en engager pour le dancing. Elle veut vous prier de les voir à sa place. Et ce ne doit pas être tout. Il y a tant à faire, avec la fête de ce soir !

— C’est à présent que tu t’en rends compte ? Tu n’en avais pas l’air, tout à l’heure, quand il n’y avait pas moyen de te tirer du lit. À propos, qu’est-ce que tu as fait de cette fleur ?

— Quelle fleur ?

— La rose que le maréchal des logis a lancée dans ta chambre ? »

La jeune fille rougit de nouveau.

« Je ne me rappelle pas. Quelle importance ça a-t-il ? »

Doña Fraisette, qui n’avait pas cessé de l’observer, rit sous cape, en songeant à tout ce que cette pauvre petite cervelle pouvait bien être en train d’imaginer.

Mais elle changea, par bonté d’âme, de conversation.

« C’est justement parce qu’il y a beaucoup à faire, dit-elle, qu’Angelica aurait bien pu se dispenser d’aller à la grand-messe, aujourd’hui. À quoi cela rime-t-il ?

— C’est la Très Sainte Visitation, objecta Rosine.

— La Visitation ! La Visitation ! Eh bien, quoi ? Ce n’est pas, que je sache, une fête légale. Tiens, la vérité, veux-tu que je te la dise ? Angelica est en train de tourner à la bigoterie. Et cela ne me plaît qu’à moitié. »