Chapitre 1 — I<br><br>CHÂTEAU À VENDRE
Chose singulière : le coteau de Saint-Paul qui domine Évian, la grasse plaine du Chablais et le lac Léman est demeuré lui-même, libre de toute entrave, ne porte aucun palace, aucun casino, aucun hôtel. Le voisinage d’une ville d’eaux et l’exemple visible de la Suisse toute constellée de pensions de famille et de stations de montagne n’ont pas réussi à le contaminer. Il se baigne dans sa propre verdure, forêts de châtaigniers aux troncs épais et aux feuillages en dôme, vergers de cerisiers dont les fruits servent à la distillation d’un kirsch aussi réputé que celui de la Forêt-Noire. Au printemps, les rossignols s’y donnent rendez-vous et l’air est tout vibrant de leurs notes prolongées et renforcées comme ces flèches lancées qui, plantées dans le cœur des arbres, continuent d’être toutes secouées. Les cerisiers sont en fleur quand la neige n’a pas encore quitté les sommets. Et quelle vue ! Les pentes suppriment les rivages peuplés, en sorte que les bois et les prés semblent finir en petites vagues ou en miroir liquide. Le lac qui les baigne est d’un bleu pareil à celui du ciel, un bleu pâle qui parfois se fonce pour prendre une intensité, une profondeur comparables au ciel d’Orient ou de Sicile. De l’autre côté, c’est la chaîne des rochers de Memise et de la Dent d’Oche qui a la forme conique d’un petit Cervin, au bout du plateau où s’étalent les villages de Vinzier et de Bernex, où paissent les troupeaux de vaches au pelage clair de la race d’Abondance. Tout, ici, respire la paix agricole.
Cependant le coteau est dominé par un vieux château qui, à lui seul, en modifie le caractère, car il a l’air d’une forteresse bâtie là pour la garde de la frontière voisine. Frontière qui n’est plus aujourd’hui que douanière, mais qui fut longtemps disputée entre les pays de Vaud et de Berne et le duché de Savoie. C’est le château d’Ormoy, grande masse grise uniforme qui date de huit ou dix siècles, éclairée par des fenêtres à meneaux qui ont été multipliées ou élargies, ornée d’un escalier à double rampe qui a dû être ajouté au temps de la Renaissance, et flanquée d’un donjon qui porte une terrasse et que recouvre presque entièrement une végétation de lierre et de vigne vierge mêlés. Tel quel, il n’est pas sans beauté, à cause de son aspect puissant, de l’avenue de hêtres qui le précède, des pelouses et des massifs qui l’entourent, de toute cette force féodale qui lui est restée.
Les comtes d’Ormoy comptaient parmi les plus illustres seigneurs du pays, avec les barons de Blonay et d’Hermance, les marquis d’Allinges et de Lullin. N’était alors châtelain que celui qui possédait, avec son château, vingt-quatre fermes au moins. Ne fallait-il pas que le châtelain pût recevoir dignement son suzerain, ces petits souverains de Savoie d’abord simples comtes, puis ducs, puis rois de Sardaigne, puis rois de Piémont, aujourd’hui rois d’Italie, qui ont poursuivi leur accroissement avec une ténacité indomptable et qui ont fini par franchir les Alpes pour s’en aller prendre en mains les destinées italiennes ? Ils sont venus en Chablais tour à tour, Humbert aux Blanches Mains, Amédée II, comte de Maurienne, et Pierre, dit le Petit Charlemagne, qui, par sa victoire de Chillon, annexa toute une partie du pays de Vaud, et la série des Amédée : Amédée V qui fonda Ripaille, l’un des plus beaux domaines riverains du lac ; Amédée VI, le comte Vert, qui épousa Bonne de Bourbon ; Amédée VII, le comte Rouge, allié de Charles VI de France, qui mourut à Ripaille d’une chute de cheval dans la forêt où il chassait le sanglier ; Amédée VIII enfin, qui fut pape sous le nom de Félix V et déposa la tiare pour restituer la paix et l’unité à l’Église. Tour à tour ils vinrent de Chambéry et même, plus tard, de Turin, résider momentanément dans leur château de Thonon ou dans celui d’Évian.
La noblesse des environs ne manquait pas de les recevoir. Réceptions coûteuses : il fallait vendre l’une ou l’autre des vingt-quatre fermes, mais l’honneur était sauf. Un des fermiers du comte d’Ormoy, devant qui son maître se vantait d’avoir touché la main du roi, ne craignit pas de l’avertir :
— Ah ! monsieur le comte, il ne faudrait pas que vous la touchiez trop souvent !
N’est-ce pas un autre comte d’Ormoy qui, venant faire sa cour à son souverain à Évian, avec tout un peloton d’autres gentilshommes du Chablais en habits de gala magnifiques, comme le Roi les louait de leur accoutrement et s’en réjouissait, car on lui avait assuré que sa noblesse de la Savoie du nord était très pauvre, lui répondit avec le plus gracieux sourire :
— Sire, nous avons appris l’arrivée de Votre Majesté ; nous avons fait tout ce que nous devions, mais nous devons tout ce que nous avons fait.
Il exagérait néanmoins. Ses descendants, après les confiscations révolutionnaires, se virent restituer la plupart de leurs terres par les braves gens du pays qui avaient fait semblant de se les partager à coups d’assignats. Au retour du roi Charles-Félix, ils se retrouvèrent en possession, sinon des vingt-quatre fermes, tout au moins de la plupart et du château qu’ils restaurèrent. Ils occupèrent des charges militaires, furent à la défaite de Novare, puis à la victoire de San-Martino, après quoi, devenus Français avec l’annexion de la Savoie en 1860, ils commencèrent de connaître l’oisiveté et son perfide compagnon l’ennui. Le Second Empire ne sut pas employer cette noblesse active et accoutumée à la familiarité de ses princes. Restés en place, ils chassaient, couraient les jupons, jouaient aux casinos d’Évian et d’Aix qui s’ouvraient, vendaient une à une les fermes qu’avaient gardées tant bien que mal les anciennes générations. Le dernier descendant, Robert d’Ormoy, bon à la guerre et non à la paix, après s’être bravement comporté durant la longue campagne d’abord dans la cavalerie, puis dans la cavalerie à pied, et enfin dans l’aviation, achevait de dévorer l’héritage à Paris et sur la Côte d’azur. Il n’avait pas reparu sur le coteau de Saint-Paul depuis plusieurs années. Le vieux domaine, transmis fidèlement depuis des siècles, avait-il cessé de l’intéresser ?
Le plus intelligent de ses fermiers, Jérémie Fégère, choisi par lui pour exercer une surveillance sur le château, le jardin et le parc environnant, vague régisseur, ingénieux, sans instruction, mais non sans ambition ni cupidité, comme il rentrait de faucher pour la soupe du matin au Bois du Feu qui était sa résidence, un peu au-dessous des terres d’Ormoy, trouva chez lui le facteur et lui offrit un verre :
— Du kirsch ou du vin ?
— Du kirsch. Ton vin de crosses est mauvais.
Dans le pays on fait grimper la vigne sur des troncs et des branches d’arbres morts qu’on appelle des crosses. La récolte abondante donne une piquette acide.
— J’ai aussi de la vigne basse, se défendit Jérémie.
— Mais tu n’en offres pas le jus, tandis que ton eau-de-vie de cerise est connue.
Ils trinquèrent avec des verres qui n’étaient pas des verres à liqueur, sur quoi l’homme des champs réclama son Messager dont c’était le jour. Le journal auquel il était abonné ne s’occupait pas de politique. Les paysans l’achetaient pour ses mercuriales, qui les renseignaient exactement sur la hausse ou la baisse des prix de leurs denrées, et aussi pour son bulletin météorologique que rédigeait au hasard un avocat facétieux. Celui-ci se tirait de toutes difficultés avec des indications telles que temps incertain ou neige sur les hauteurs : il utilisait avec art toutes les formules imprécises. De grands penseurs n’ont jamais fait autre chose.
— Voilà ton Messager, tendit le facteur. Il y a aussi une lettre.
— Je n’en attends point.
— Il y en a une, de Paris.
Jérémie Fégère prit l’enveloppe avec une méfiance qui s’accrut dès qu’il reconnut l’écriture :
— Du patron.
Sans doute n’en attendait-il rien de bon, car il ne se pressa pas de l’ouvrir. Et même, quand le facteur eut disparu sous les arbres avec son kirsch dans l’estomac, il la posa au bout de la table afin qu’elle ne courût pas de risque et il plongea sa cuiller dans son assiette. Le repas suivit, lent, silencieux, à la manière paysanne qui implique le respect de la nourriture. Le fermier mangeait assis, avec le garçon de ferme, un petit gars de l’Assistance publique, âgé d’une quinzaine d’années, déjà vigoureux, qui répondait au nom de Prosper et qui ne chômait ni à table ni dans les champs, tandis que Péronne, la femme, prématurément usée par le travail et par la perte de ses deux fils tués à la guerre, était assise dans un coin avec son écuelle dans les mains, et que Pernette, la fille, servait les hommes et distribuait après la soupe le fromage et le pain. Quant à la boisson, les hommes se servaient eux-mêmes.
— Il faudrait pourtant savoir, quémanda Péronne qui s’attendait toujours à des catastrophes et semblait hâter leur venue par sa mine longue et désespérée.
— On saura toujours assez tôt.
— Il revient ?
— C’est probable.
— Il était gentil autrefois. Tu te souviens, Pernette ?
— Bien sûr, maman.
— Il y a si longtemps, petite.
— Pas tant que ça, maman. Il n’est pas revenu depuis quatre ans.
— Tu as compté ?
— Non.
— Comment le sais-tu ?
— J’ai coupé mes cheveux à ce moment-là, parce qu’il s’en moquait.
— Pourquoi s’en moquait-il ?
— Les femmes qu’il fréquentait les portaient courts. Je l’avais bien vu à Évian.
— Je les ai vendus, intervint Jérémie, à un coiffeur.
— Un bon prix ? s’informa Péronne.
— Non, pas cher.
— L’as-tu donné à Pernette ?
— Pourquoi ?
— Ses cheveux étaient bien à elle.
— Tout, ici, est à moi. Après moi, on verra.
Il avait parlé avec cette rapacité et ce despotisme qu’il associait dans le gouvernement de sa maison. La mère et la fille échangèrent un regard d’esclave résignée contre un regard de jeunesse indignée mais qui ne se sentait ni le courage ni la force de la révolte. Il n’y prit pas garde et se décida à étendre sa main velue pour saisir la lettre momentanément abandonnée. Il en prit connaissance lentement, avec des yeux mal accoutumés à lire les écritures et il conclut :
— C’est bien ça. M. le comte arrive demain.
Il lui avait donné son titre avec ce respect, inné chez le peuple, de la hiérarchie et qu’un siècle bientôt de démocratie n’a pu détruire encore tout à fait, ni même transformer, – respect qui subsiste jusque pour des titres sans réalité. Puis à mi-voix, il ajouta, comme pour lui-même :
— Il vient pour la vente.
— Pour la vente ? répéta la femme qui avait entendu. Il te le dit ?
— Non, mais je le sais.
— Comment le sais-tu ?
Jérémie, dans sa déception, se révéla :
— Comment l’ignorer, pauvre Péronne ? Ce n’est pas malin. Il m’a fallu donner les clefs du château, plusieurs fois, à Buffat, le marchand de biens, qui a tout visité. Il m’a fallu remuer la vaisselle, – et il y en avait ! – pour la rassembler toute dans une pièce. Le Buffat a tout regardé, tout tâté, tout palpé. Il a fait le compte des meubles, mais les plus anciens et les tapisseries ont déjà été vendus ces dernières années. Il paraît que c’était ça qui avait de la valeur. Après quoi, il a arpenté et mesuré les terres.
— Les nôtres aussi ?
— Oui, la ferme du Bois du Feu, la nôtre aussi. Mais il paraît qu’il n’avait pas d’ordre.
— Pas d’ordre ? il nous la laissera.
— Il nous la laissera peut-être, mais le bail arrive à expiration. Alors ?…
— Alors ?
— Alors il va nous augmenter, pour sûr.
— Ça serait juste.
— Oh ! la justice ! se moqua Jérémie.
Puis toisant le jeune Prosper qui écoutait, il l’expédia :
— Que fais-tu encore ici, toi ? Va travailler.
Et à sa fille :
— Va mettre en ordre le pavillon, c’est là qu’il couchera.
Au Bois du Feu, outre la maison de ferme et les rustiques, il y avait un pavillon de chasse, datant du dix-huitième siècle, assez bien aménagé et meublé, où les seigneurs, disait-on dans le pays, se livraient à leurs débauches pour en épargner le voisinage à leurs femmes et à leurs enfants qui ne les voyaient eux-mêmes que dans le cérémonial et la bonne tenue du château. C’était là que descendait le dernier des d’Ormoy quand il venait sur son domaine – si rarement ! – pour ne pas ouvrir le trop vaste immeuble ancestral. Quand les deux jeunes gens eurent disparu, Jérémie se confia davantage. Il ne trichait pas devant sa femme : elle était sa chose, comme les cheveux de Pernette. Ne lui avait-il pas tout pris : sa personne, sa santé, son bonheur, sa liberté ? Mais prend-on jamais tout à un être humain ? Ni l’amour ni la haine n’y parviennent. La confiscation matérielle a-t-elle plus de pouvoir ? Dans tous les cas, Péronne ne se dérobait à aucune obligation, pas même à celle d’une confidente qui n’a que le droit d’approuver :
— Voilà, dit-il. Cette fois, il va tout vendre.
— Même le Bois du Feu ?
— Je l’espère bien.
— Et nous ?
— Mais je l’achète.
— Tu as de quoi ?
— Oui, dans un coffre, à la banque. J’ai un coffre, moi, Jérémie Fégère, tout comme un bourgeois.
— Où as-tu ramassé tout cet argent ? demanda la femme dont la curiosité était éveillée malgré elle dans cette lutte pour la terre qui ne pouvait la laisser indifférente.
— Eh bien ! il a oublié d’augmenter le bail depuis la guerre. Il y a eu de bonnes années, pour le blé, pour le vin, pour l’eau-de-vie, pour le bétail. J’ai entassé les coupures de cinq et de dix francs, et celles de cinquante, et celles de cent, et même celles de cinq cents.
— Et de mille ?
— De mille aussi. Et puis le jardin du château, là-haut, et les arbres du parc, ça rapporte.
— Pour lui ?
— Pas pour lui. Je suis le régisseur. Je garde.
— As-tu le droit ?
— Sûrement. Alors j’ai parlé à Buffat le marchand de biens, et même je lui ai graissé la patte. Il ne tient pas au Bois du Feu. Il ne tient qu’aux terres d’un seul tenant autour du château. Demain, Péronne, nous serons les maîtres ici.
— Le vrai maître n’était pas gênant.
— Il pourrait le devenir. Il pourrait se marier. Il pourrait avoir des enfants.
— Comme nous, dit-elle avec douleur. Et les perdre.
Elle tenta de retirer de sa mémoire les traits de ses fils, Étienne et Claude, deux beaux gars solides, tous deux tués à vingt ans à peine, l’un à Verdun en juin 1916, l’autre à Lassigny à la fin de mars 1918. Mais sa pauvre imagination déjà les brouillait, les confondait. Elle dut recourir à de mauvaises photographies debout dans leurs cadres sur la crédence de la pièce qui servait ensemble de cuisine et de salle à manger. Son mari surprit le geste :
— Oui, de bons ouvriers, que j’avais dressés. Et plus personne.
— Et Pernette ?
Il eut un geste vague, comme si les filles ne comptaient pas. Le paysan à qui l’on demande le nombre de ses enfants ne cite jamais que les garçons. Pernette qui n’avait que dix ans à la fin de la maudite guerre marchait sur ses vingt ans.
Elle se marierait bientôt. Elle suivrait son mari. Elle quitterait la maison définitivement. Serait-ce donc à un étranger qu’appartiendraient un jour les belles terres du Bois du Feu quand on les aurait arrachées au dernier comte d’Ormoy ? Un étranger : le mari de sa fille qui porterait un autre nom et que l’on ne connaissait peut-être même pas. Un individu de Saint-Paul, de Larringes ou de Vinzier, peut-être un sans-le-sou, peut-être un ivrogne. Jérémie eut malgré lui un mouvement de colère pour écarter cette hypothèse, et la plus affreuse pensée lui vint. Il ne l’avait pas cherchée, mais il la laissa venir, et quand elle fut venue, il ne chercha pas à l’écarter. Ainsi devenons-nous les complices des pires audaces criminelles qui se forgent dans notre cerveau et, parce qu’elles semblent s’être créées toutes seules et comme en dehors de nous, notre indulgence les supporte ou leur est acquise.
Sa femme était bien cassée, bien usée et débile. Elle se traînait dans la maison, d’une pièce à l’autre, sans pouvoir rendre des services au dehors. Elle avait abandonné le poulailler à Pernette, et les descentes à Évian les jours de marché, et les achats pour la maison. La guerre l’avait épuisée avec le décès de ses deux fils. Tandis que lui-même, la cinquantaine franchie, demeurait solide et résistant comme un chêne au tronc noueux. Il survivrait sans aucun doute à Péronne, il pourrait se remarier, avoir un fils, un héritier. D’un regard impitoyable il évalua la durée de sa compagne, après quoi il s’offrit le luxe d’une pensée amicale : « C’est tout de même une bonne femme et de bon conseil. »
— Bien sûr, approuva-t-il, il y a Pernette. Les garçons tournent déjà autour d’elle.
— Mais elle est sage.
— Ah ! bien, faudrait voir qu’elle ne le fût pas !
Et le fermier, redressé, fit un geste menaçant. Il gardait son bien, y compris sa fille dont il avait vendu les cheveux et qu’il marierait de sa propre main. Il prit son chapeau et gagna le seuil.
— Ta faulx ? lui offrit Péronne. Ne vas-tu pas rejoindre Prosper dans le pré d’en haut ?
— Non, je veux revoir les terres.
Et, clignant de l’œil, il répéta en se pourléchant les lèvres avec sa phrase :
— Mes terres.
Il en fit le tour avec méthode et lenteur. Par un chemin de traverse destiné aux cultures, il gagna la grande route qui passe au-dessus de la ferme et qui s’en va, après une série de contours, jusqu’au plateau de Saint-Paul après avoir desservi l’avenue du château d’Ormoy. De là, il pouvait embrasser du regard tout son domaine, son futur domaine. Les bâtiments, il est vrai, apparaissaient à peine dans la verdure, mais il les savait en bon état. Patiemment, poursuivant déjà son dessein à longue échéance, il avait obtenu du propriétaire une série de réparations au cours des dernières années. Le pavillon, séparé de la maison et des rustiques par un bouquet d’arbres, pourrait se louer à part à l’un ou l’autre de ces étrangers qui viennent l’été à Évian et qui recherchent la solitude, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs amours. Un bois de châtaigniers, de ces beaux châtaigniers qui sont la gloire du coteau, fournissait le chauffage et y ajoutait sa récolte de châtaignes, – la meilleure espèce, les petites verdannes, – si savoureuses après les vendanges, quand on goûte le vin nouveau après qu’il a travaillé en tonneau quelques jours. Puis venait le verger de cerisiers dont il retirait un kirsch réputé dans toute la région : les cerises du Bois du Feu valaient celles de l’Abbaye de Marèches si estimées. Les crosses portaient la vigne enroulée autour de leurs troncs blancs et de leurs branches pareilles à des bras levés, mais il y avait aussi de la vigne basse, plus rapprochée du sol pour en recevoir la sève, et qui donnait un vin blanc sec et fanfaron, comme le vin de Féternes, pétillant et si agréable quand il faisait chaud qu’on ne s’arrêtait plus d’en boire. C’était véritablement une terre bénie des dieux agricoles : elle répondait à tous les besoins. Voici des champs de céréales, – seigle, froment, avoine, – et, pour le bétail, des prairies dont les deux récoltes de foin, engrangées, assurent sa nourriture d’hiver, sans compter le trèfle et la luzerne, et voici les carrés de pommes de terre et le potager. Pernette cultive même des fleurs devant la maison de ferme, et Péronne entretient des chrysanthèmes pour les tombes, car si le corps de l’aîné n’a jamais été retrouvé, on a ramené le plus jeune au cimetière de Saint-Paul.
Jérémie Fégère demeura longtemps à considérer les diverses cultures, non pour les admirer, mais pour les évaluer. Par exemple, il ne dépasserait pas un certain chiffre d’achat sur lequel il s’était mis d’accord avec Buffat, le marchand de biens. Un prix maximum que celui-ci, devenu complice, s’efforcerait de ne pas atteindre : la commission promise garantissait le succès du marché conclu. Il faudrait encore ajouter les frais, et ces frais étaient lourds. L’État était si exigeant pour les ventes immobilières ! Néanmoins, il pourrait faire face à toute la somme exigée. Tout récemment, il avait palpé le contenu du coffre. Qu’il lui en avait donc passé par les mains de ces papiers chiffonnés, accumulés depuis la guerre, et qui, tous, représentaient quelque produit du domaine ! Jérémie Fégère eut alors la tentation de toucher à son tour ce que représentaient réellement ces billets entassés, de substituer enfin la vérité au symbole. Il choisit son meilleur champ, celui où poussait le plus haut et le plus dru, le blé d’or ; il se pencha et avec ses ongles il en retira une motte. Puis, religieusement, il porta cette motte à ses narines, l’aspira, la huma, la renifla. Elle avait un parfum qu’il aurait reconnu entre tous, comme on devine un cru à son bouquet. Après l’avoir sentie, il y porta ses lèvres et l’embrassa comme on cherche une bouche aimée et il murmura pour lui seul, oubliant le manque d’héritier, oubliant tout au monde dans une sorte de frénésie :
— Ma terre…