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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2II<br><br>LE RETOUR


Robert d’Ormoy n’était pas descendu au pavillon aménagé par les soins de Pernette Fégère. En vain le fermier l’avait-il attendu toute la soirée, après l’heure du train. Il n’y était pas descendu, parce qu’il n’était pas venu seul. Il fallait plus de confort à celle qui l’accompagnait. Alice Gisors, sa maîtresse, qui, pour mieux vivre à son crochet, avait quitté la carrière dramatique où, d’ailleurs, elle n’avait jamais brillé qu’au second plan, s’était imposée à lui pour ce voyage qu’il eût désiré d’accomplir seul. Elle se méfiait de la sensibilité de son amant et de ce retour au pays natal avant le départ définitif. Elle s’en méfiait, comme elle se méfiait de tout ce qui ne tournait pas autour d’elle, à tout hasard. Comment eût-elle imaginé le charme, la séduction, l’envoûtement de la terre, elle qui n’avait comme souvenirs d’enfance qu’un salon de coiffure, dans le XVIe arrondissement il est vrai, avec de belles têtes de cire en devanture et à l’intérieur des dames suppliciées par des garçons experts ? Elle poursuivait un but déterminé avec cette continuité et cette duplicité féminines qui finissent toujours par triompher de la résistance des hommes : se faire indemniser de l’abandon du théâtre et du sacrifice, qu’elle ne manquait jamais l’occasion de mettre en valeur, d’une ambition légitime à un amour qui ne l’était pas. Certes, Robert se montrait généreux. Il l’avait installée luxueusement, refusant la cohabitation, dans le voisinage du Bois. Les vieilles tapisseries et le mobilier du plus pur Louis XV qui ornaient le château d’Ormoy avaient été mués en perles, en fourrures et en meubles modernes. Mais c’était le décor. Alice, pratique, espérait mieux. Elle guettait son heure, et son heure était venue, puisque Robert, d’un seul coup, allait réaliser sa fortune immobilière.

Des vingt-quatre fermes des ancêtres il ne restait que la moitié. Mais, sauf le Bois du Feu, elles se joignaient et composaient sur le coteau de Saint-Paul un domaine assez imposant déjà hypothéqué pour un million. Robert d’Ormoy ne pouvait plus soutenir son train sans cette vente. Ses prédécesseurs avaient pu sur place réparer les erreurs de leur munificence quand ils recevaient leur duc ou leur roi. Lui-même s’était placé au-dessus des choses d’argent et refusait de tenir des comptes, ce dont profitaient, non seulement Alice Gisors, mais d’autres parasites, compagnons d’armes ou compatriotes. Or les temps avaient évolué et écrasaient impitoyablement les oisifs. Sans doute un beau mariage eût-il aisément relevé l’état de ses finances mal en point, et par exemple un de ces mariages américains, avant la débâcle actuelle, que son titre fameux eût autorisé. Mais il n’était pas à vendre et, de plus, il était gardé. L’art des ruptures est inconnu de la plupart des hommes : ils ne savent guère que multiplier les chaînes en souhaitant de les alléger.

Ainsi avait-il dû finir par négocier la vente de son château héréditaire et des fermes qui l’escortaient. Il avait fallu en débattre longuement le prix. Sans le vouloir, il faisait monter ce prix rien que par ses hésitations et ses remords. Sans cesse il se reprenait, et l’habile marchand de biens, Buffat, qui s’était chargé des tractations pour tout un groupe d’acheteurs, ne pouvant venir à bout de son indécision et le supposant très fort en affaires, avait été amené jusqu’à lui offrir un chiffre rond et magnifique : un million, plus la liquidation des dettes hypothécaires, ce qui en faisait deux bel et bien. Deux millions, quand l’immeuble, battu des siècles comme un îlot des flots, exigeait de coûteuses réparations, devenu presque inhabitable, et quand les baux, non renouvelés par négligence ou générosité, favorisaient outrageusement les preneurs. De plus, il s’était réservé la ferme du Bois du Feu, au-dessous du domaine, dont il connaissait les bonnes terres, avec ce rendez-vous de chasse où il pourrait à la rigueur se terrer, si quelque jour il se détachait de Paris et des plaisirs ou s’il avait épuisé ses ressources. Enfin, il avait exigé que toute la vaisselle aux armes ou au chiffre d’Ormoy lui fût réservée, et ces services princiers, sortis seulement pour recevoir les souverains, formaient, bien que dépareillés et incomplets, une rare collection de céramique qui représentait à coup sûr un capital.

Le couple était descendu à l’hôtel Royal qui domine Évian. La saison était à peine commencée : ils se trouvaient presque seuls dans l’immense palace dont la terrasse qui paraît supprimer la ville et accéder directement au lac plaisait à Alice à cause de la vue, des fleurs, de tout cet entourage de luxe sans quoi elle n’imaginait plus la vie.

— C’est là que je voudrais vivre, déclara-t-elle, s’inspirant de Mignon, à son amant.

Elle préférait l’hôtel à son appartement du Bois où elle se disputait avec ses servantes et ne savait pas commander à son maître d’hôtel. Sur quoi elle ajouta malencontreusement :

— Allons voir ton manoir.

Manoir lui semblait très Comédie-Française, très Mademoiselle de la Seiglière. Moins patient qu’à l’accoutumée, vite agacé, Robert la morigéna :

— Ce n’est pas un manoir.

— Qu’est-ce que c’est alors ?

— Le contraire.

— Comment ! le contraire ?

— Parfaitement. Quand on emploie des mots qui ne sont pas usuels, on doit en connaître le sens.

— Dis donc : tu ne vas pas m’apprendre à parler. Un manoir, c’est un château.

— Puisque je te dis que c’est le contraire.

Et il récita comme une leçon qu’on apprend à un élève :

— Un manoir est l’habitation d’un propriétaire de fief qui n’avait pas le droit de construire un château avec donjon. Tu entends ? Mes ancêtres, à moi, avaient, il y a mille ans, le droit de construire un château avec un donjon. Je vais me déshonorer en le vendant, mais, du moins, je sais ce que c’est.

Blessée dans sa vanité, elle ne prit pas garde à la sorte de désespoir enclos dans la dernière phrase et cria de sa voix aiguë :

— Garçon, un dictionnaire.

Ce n’est pas un meuble de palace. On eut grande peine à lui procurer un Larousse. Elle y retrouva l’exacte définition donnée par Robert, mais elle était précédée d’un mot : autrefois. Autrefois ne comptait pas pour la belle enfant. Elle sauta sur l’aujourd’hui qui suivait avec cette autre mention : toute habitation de quelque importance, entourée de terres.

— Ah ! ah ! triompha-t-elle, tu vois bien. Un château est un manoir.

Il la toisa pour tâcher de comprendre à quel point une créature aussi désirable peut inspirer subitement des idées de massacre. Alice Gisors était une créature désirable en effet, grande et bien faite, avec une de ces peaux dont le grain est quasi lumineux, des cheveux artificiellement dorés, un visage qui tenait de l’ange et du chien, de l’ange par le regard, et du chien par le museau trop rassemblé. Elle attirait aisément la convoitise par ce mélange de bestialité et de candeur. Elle pouvait être gaie et amusante au delà du possible, et tout à coup exigeante et brutale. Mais elle s’entendait à merveille à provoquer et capter le désir. Cent fois Robert d’Ormoy avait voulu la renvoyer. Il n’avait jamais sous la main l’indemnité nécessaire, et surtout elle savait le reprendre, l’asservir. Il était revenu de la guerre avec cette ardeur, cette révolte et cette faiblesse ensemble qui ont désarmé toute une génération et l’ont empêchée de s’unir pour assurer la victoire. Car la victoire n’est pas seulement un fait : pour donner ses fruits, elle doit être un état, faute de quoi elle se perd.

N’usant pas de la cravache, Robert d’Ormoy s’accommoda du sarcasme :

— Il y a même une loge de concierge.

— Pour qui ? réclama-t-elle, prête à se courroucer.

— Oh ! pour moi, quand tu m’auras ruiné.

— Ruiné, quand c’est moi qui t’ai fait demander un million, outre tes dettes.

— Un million est vite mangé avec des dents comme les tiennes.

Elle rit aussitôt pour les montrer et considéra cette absorption hypothétique comme le plus bel éloge de son appétit et de sa santé. Rassérénée, elle prit familièrement le bras de son amant, sans remarquer dans son inconscience qu’il demeurait tout frémissant de leur banale algarade.

— Nous partons ?

— Nous avons le temps. Le rendez-vous est pour dix heures. L’automobile est commandée.

Le contrat devait être signé sur place. Robert d’Ormoy avait voulu rentrer chez lui une dernière fois. Il signerait sa déchéance aux lieux mêmes de la grandeur des siens.

Quand la voiture entra dans l’avenue de hêtres au bout de laquelle apparaissait la vieille forteresse, couronnée de son donjon et précédée d’une cour d’honneur, Alice Gisors ne put retenir des exclamations de théâtre :

— Oh ! oh ! quel immeuble ! À moi la Tour de Nesle, Hernani, le Marquis de Villemer, le Prince d’Aurec ! Ce qu’on devait s’ennuyer là dedans ! Et tes parents y ont vécu ?

— Mille ans.

— Mille ans ? Les uns sur les autres !

— Les uns après les autres.

— Et toi ?

— Moi ? J’ai déserté. C’est un déserteur qui revient. Il ne me reste plus qu’à m’exécuter.

La voiture s’arrêta devant le perron. Buffat, le marchand de biens, et le fermier Fégère, – ce dernier avec les clés, – attendaient le propriétaire. Quand ils virent sortir de l’automobile une gracieuse silhouette de femme en blanc, ils échangèrent un coup d’œil significatif. Cette présence les rassurait, car ils n’étaient pas sans inquiétude. Au dernier moment Robert d’Ormoy, remis en contact avec la terre et avec les murs, pouvait se ressaisir. En somme, rien n’était signé. Il n’y avait qu’un accord sur le prix, dans le cas où la proposition d’achat serait agréée.

« Nous le tenons, pensèrent simultanément les deux augures. Il est déjà ligoté. »

Pas un instant ils n’hésitèrent sur la qualité de la dame qui devenait inconsciemment leur complice en jupon. Ah ! s’ils avaient eu affaire à une femme légitime, comme ils eussent tremblé ! Une femme légitime, même acariâtre et personnelle, ne saurait négliger les intérêts de son mari. Elle le conseille presque toujours dans le sens de la prudence et de la raison. Tandis qu’une maîtresse pousse à la dissipation et à la dépense. Elle ne laisserait pas son amant résister à l’offre d’un million plus facile à grignoter qu’un château inhabitable et des fermes.

— Nous voilà, dit Robert d’Ormoy, descendant à son tour de l’automobile.

Il portait plus que son âge : trente-cinq ans, alourdis par l’oisiveté et peut-être aussi par l’abus des cocktails après les rudes saisons de la guerre qui l’avaient rendu, maigre et efflanqué, mais musclé, à une liberté dont il s’était hâté d’abuser. Cependant, comme il était grand et vigoureux, il gardait une certaine élégance de tournure, et cet air de commandement qui fait attribuer la race aux hommes qui le portent sur le visage, – air de commandement qui dissimule parfois les plus lamentables faiblesses. Son apparence pouvait donner le change, laisser croire à de l’énergie, à de la résolution. C’est pourquoi les deux complices avaient considéré d’un œil si favorable la venue de la dame. Déjà ils se confondaient en saluts obséquieux :

— Monsieur le comte ! – Monsieur le comte !

Le jeune homme toisa dédaigneusement le marchand de biens, comme s’il voyait en lui un ennemi, l’ennemi qui le faisait capituler et à qui l’on masque sa défaite sous une affectation de dédain. Mais il s’adressa familièrement à son fermier qu’il tutoyait à l’ancienne mode et dont il avait connu les fils avant la guerre et dans la guerre.

— Eh bien, mon vieux Jérémie, quelle lamentation vas-tu me faire entendre ?

Comme tous les paysans, Jérémie Fégère n’avouait jamais ni un temps favorable, ni une récolte avantageuse. Il se plaignait toujours de la saison, quelle qu’elle fût. Son nom de Jérémie avait dû lui être donné en souvenir de l’ancêtre biblique qui annonçait des catastrophes. S’il ne les annonçait pas, il semblait toujours offrir le dos pour les recevoir. Ainsi avait-il amassé une fortune avec les terres d’Ormoy, si gémissant qu’on n’osait ni relever son bail ni lui refuser des réparations.

— Bien sûr, répliqua-t-il habilement, puisque monsieur le comte va nous quitter.

— Eh ! eh ! ce n’est pas si sûr !

Et Robert d’Ormoy éclata d’un rire qui consterna pareillement sa maîtresse, son fermier et son acquéreur. Allait-il les rouler tous au dernier moment ? La seule qui manqua de tact en cette occasion dangereuse fut la femme. Elle s’écria, tandis que les deux autres se taisaient prudemment, devinant qu’il ne fallait pas exciter le patient à qui il s’agissait d’arracher son domaine :

— Oh ! mon chéri, tu ne vas pas garder ce manoir !

Il se tourna vers elle et lui répliqua presque cérémonieusement :

— Je vous ai déjà recommandé, madame, de ne pas employer des mots dont vous ignorez le sens.

Bien que vexée de ce rappel, elle comprit trop tard sa bévue et, chose pire encore ! la voulut réparer :

— Ça t’ennuie, n’est-ce pas ? À cause des souvenirs. Mais je ne t’ai pas quitté. Je suis venue.

Elle était venue en effet pour le surveiller. Elle le suivrait partout, dans les bois, dans les jardins, dans les salles du château, s’il s’obstinait à cette suprême visite. Sa présence n’était-elle pas un témoignage de tendresse dans cette épreuve immobilière ? Elle empêcherait les fantômes du passé d’apparaître à l’héritier défaillant. La garde qu’elle montait pouvait n’être pas inutile. Une fois les signatures données et le chèque touché, elle se relâcherait de sa surveillance. Robert d’Ormoy, dûment escorté de cette jeune première ou plutôt de cette grande coquette qui avait échoué sur la scène mais brillait savamment à la ville, ne pouvait plus jouer décemment le rôle du gentilhomme ruiné qui vient dire adieu à des murs millénaires : il devrait se contenter de plaisanteries à la d’Aurec pour afficher sa liberté d’esprit.

Le calcul n’était pas si mauvais. Quand il avait décidé ce dernier voyage à son pays d’enfance, Robert d’Ormoy n’avait pas écarté la compagnie de sa maîtresse. Comme il redoutait et souhaitait ensemble la solitude où il se fût laissé choir dans sa vraie nature, il ne savait pas si cette présence lui était agréable ou importune. Son humeur cherchait encore une orientation. Elle allait dépendre des plus minimes circonstances, comme il arrive lorsque notre sensibilité est surexcitée par un drame intérieur dont nous commençons à soupçonner toute l’importance. Avec ces antennes que donne l’instinct, le marchand de biens et le fermier, avertis par leur cupidité même, soupçonnaient ce drame intérieur et se méfiaient.

— Je veux faire le tour du propriétaire, déclara le jeune homme.

— Oh ! c’est bien inutile, opina Jérémie. Monsieur le comte connaît toutes les terres. Il fait déjà chaud : cela ferait une longue promenade.

— Je n’ai pas lésiné sur le prix global, prononça Buffat. Deux millions.

— Comment, deux millions ?

— Oui, monsieur le comte, un pour vous, et l’autre pour les créanciers hypothécaires.

— Oh ! celui-ci ne compte plus. Il a déjà disparu.

Buffat aurait dû garder le silence. Robert d’Ormoy l’avait immédiatement pris en grippe :

— Qui vous parle de prix ? reprit-il durement. Nous verrons tout à l’heure, si je me décide. Au revoir, monsieur.

Et il se mit en route pour traverser le parc et gagner les bois et les champs qu’il désirait de revoir avant de les abandonner.

— Je t’accompagne, offrit Alice Gisors dans un grand élan.

— Nous vous suivons, déclara le marchand de biens.

— À votre aise, mais pas à ma hauteur.

L’ordre s’appliquait-il aussi à la femme ? Elle tenta de le transgresser et fut rabrouée promptement. Comme elle n’était pas accoutumée à ces façons méprisantes et rudes, et que d’habitude elle imposait, au contraire, à son compagnon ses caprices, elle fut tentée de se révolter. Jérémie Fégère, qui se trouvait derrière elle, la tira par la manche. Outrée de cette familiarité, elle se retourna. Il lui sourit comme il put, montrant des dents noires et un affreux rictus, et il leva la main dans un geste qui indiquait le silence. Elle ne manquait pas de finesse et comprit l’avertissement. En sorte que la marche s’établit régulièrement : Robert le premier, à quelque distance sa maîtresse qui avait ouvert son ombrelle pour se garantir du soleil, et plus en arrière le marchand de biens et le fermier. Quand le jeune homme s’arrêtait, la suite en faisait autant. Il paraissait avoir totalement oublié qu’il était suivi. Lui-même se laissait guider par ses souvenirs qui se levaient devant lui comme un vol de perdreaux et allaient se poser jusqu’à ce qu’il les eût rejoints.

Dans le parc rapproché du château il avait joué tout enfant, avec une sœur prématurément décédée et un frère aîné tué à la guerre. Sous ce massif châtaignier, il revoyait la chaise longue qu’on installait pour sa mère épuisée que les éclats de colère de son père adonné à l’alcool remplissaient d’épouvante. La pensée de la frêle martyre l’attendrissait, mais lui rappelait aussi son horreur filiale pour ce père brutal qui, pour comble, lui avait légué ses goûts : le vin et les femmes. Grand chasseur, grand buveur, grand trousseur de cotillons, celui-ci avait commencé la ruine des d’Ormoy et vendu les fermes éloignées du château, sauf le Bois du Feu. Comme il jugeait avec sévérité sa mémoire, Robert songea que tous les reproches qu’il lui adressait l’atteignaient lui-même par surcroît. À quoi avait-il servi, hors la guerre ? Hérissé de citations, il consommait sa propre ruine. Quelle illusion garder sur l’emploi du million qu’il allait recevoir ? Les mains aux ongles sanglants d’Alice Gisors auraient tôt fait de laisser couler ce Pactole. Seule, la terre le retenait encore. S’il refusait de la vendre, s’il revenait habiter chez lui, chez ses ancêtres, il pouvait être sauvé, changer de vie, reprendre un rôle utile, administrer en personne son domaine, demeuré assez vaste pour lui donner de l’occupation.

Après s’être arrêté devant l’arbre aux souvenirs, il s’élança dans la direction des cultures avec un esprit nouveau. Tous ses sentiments ataviques, toutes les connaissances agricoles que possèdent dès l’enfance ceux qui ont vécu sur leurs terres lui montaient au cerveau, le remplissaient d’une sorte d’ivresse. Il relevait les erreurs de l’exploitation : cette vigne n’avait pas été fumée ; là, il aurait fallu semer du sarrasin ; ces prairies étaient laissées en friche par indolence et paresse, quand leur exposition et la qualité du sol les désignaient pour être des champs. Sans doute pouvait-on gagner sa vie en exploitant soi-même au lieu de se fier aux tenanciers qui s’en rapportaient à de vieilles routines. Avec les machines on économiserait la main-d’œuvre trop coûteuse et qui, jadis, ne comptait pas à cause des familles nombreuses qui vivaient sur la terre, mais qui aidaient à la travailler. Il sourit de plaisir à constater, par cette pure matinée de juin, que la récolte de fruits s’annonçait belle aux branches garnies des cerisiers et des pommiers. Il considéra les emblavures avec amitié : le blé de froment serait abondant, il faisait une belle tache d’un vert clair qui, bientôt, se muerait en or, et les tiges flexibles des avoines plus avancées se balançaient avec leurs grains naissants comparables à de minuscules clochettes. Toutes ces promesses l’enchantaient. Il reniflait la bonne odeur du sol couvert des moissons futures. Il retrouvait dans ce contact une jeunesse perdue. Se retournant par hasard, il vit sa suite et fronça les sourcils. Relevant les yeux pour passer par dessus, il les reposa sur les familières lignes d’horizon, les plateaux de Memise et la Dent d’Oche pointant dans le ciel bleu.

Puis il gagna les bois, foulant cet humus fait des feuilles décomposées des automnes précédents. Il se souvint de son premier coup de fusil, du plaisir de la chasse, non pour la destruction du gibier, mais pour la marche, la poursuite, l’adresse, la domination. Pourquoi donc avait-il quitté cette vie si simple et si normale et lui avait-il substitué une existence sans but, sans intérêt, dévorée par de sots exercices quotidiens, en compagnie de femmes stupides, – cette Alice Gisors, – et de parasites inquiétants ? Comment avait-il préféré les cabarets de Montmartre ou de Montparnasse à ces asiles forestiers ? Un pic vert au plumage presque jaune cogna du bec, devant lui, contre un tronc d’arbre à la recherche des insectes, sans s’occuper de sa présence. Il s’intéressa à son bruit, et bientôt il perçut la rumeur profonde de la forêt, les appels monotones et lointains des oiseaux, ceux du lièvre et de la hase et le vent dans les hautes branches. Il écouta ce concert qu’il reconnaissait avec une joie enfantine et se demanda comment il avait pu entendre tant de jazz agités par des blancs ou des noirs. Comme Antée, il retrouvait ses forces et sa fraîcheur d’âme en touchant le sol natal. Cette fois il était décidé et, revenant vers le château par l’allée de hêtres, il rit tout seul en imaginant la déconvenue de Buffat, le marchand de biens, quand il lui ferait part de sa résolution. Quant à Alice Gisors, il la liquiderait, avec une indemnité. Une indemnité ? où la prendrait-il ? Bah ! il emprunterait, il hypothéquerait une ou deux fermes. Son père avait commencé par en hypothéquer quelques-unes et ne les avait jamais libérées.

Alice le rejoignit sur le seuil. Cette promenade au grand air avait avivé le teint de ses joues. Elle se balançait en marchant, comme un voilier s’abandonne au rythme de l’eau, et de sa démarche se dégageait quelque chose de voluptueux à quoi il fut sensible, bien qu’il la regardât venir contre son agrément. Elle occupait encore son désir au moment même où il se détachait d’elle et la pensait renvoyer.

— Eh bien ! lui dit-elle gaiement, je crois avoir claqué mes petits souliers. Mais ne ferais-je pas une belle fermière ?

— Toi ? Tu ne pourrais pas vivre ici vingt-quatre heures.

— Toi non plus.

— Oh ! moi, j’y suis né. Je me réhabituerais.

— Trop tard, mon chéri, trop tard.

— C’est pourtant ce que je vais faire.

— Tu es devenu fou.

— Je suis devenu sage. Tant pis pour toi !

— Pourquoi tant pis pour moi ? Si tu restes, je resterai.

— Ah ! non.

— Crois-tu te débarrasser de moi si facilement ?

— Facilement, non. Mais je m’en débarrasserai.

Étonnée, indignée de perdre un pouvoir dont elle se croyait sûre, elle eut néanmoins assez de finesse pour se rendre compte qu’il ne fallait pas heurter de front l’obstacle. Elle voulut prendre la chose en riant et affecta de croire à une plaisanterie qui eût été lourde. Cependant il gardait un visage fermé.

— Ai-je cessé de te plaire ? finit-elle par dire sur un ton volontairement enjoué.

Il l’enveloppa toute d’un regard dur qui la fit trembler, quand il était en réalité chargé de désir.

— Non, répliqua-t-il.

— Alors je ne comprends pas.

— Tu vas comprendre.

Et il la poussa devant lui dans le château dont la porte était ouverte. Le fermier et le marchand de biens les suivirent, en proie à la plus vive inquiétude sur le marché qui leur échappait.