Chapitre 3 — III<br><br>LE GESTE
Après avoir traversé l’ancienne salle de garde devenue une vaste antichambre, Robert d’Ormoy, précédant cette fois sa compagne, entra dans l’immense salon du rez-de-chaussée dont il commença de pousser les persiennes, bientôt aidé par Jérémie Fégère. Les fenêtres donnaient sur le lac qui semblait l’aboutissement des pelouses. Mais il se détourna de ce spectacle pour regarder la muraille opposée où les portraits de famille étaient rangés. Il pensait n’avoir qu’à les montrer à Alice Gisors pour mettre celle-ci en fuite, et ce fut lui qui en prit peur. La terre l’avait repris : les ancêtres le rejetaient sans hésitation.
Du haut de leurs cadres bien alignés, ils semblaient, figés et immobiles, le mépriser ensemble et l’avertir du noir ennui qui l’attendait. Jamais plus les descendants ne seraient en état de soutenir leur train et de leur succéder. Les temps avaient évolué trop vite. Le souverain à recevoir ? quelque méchant petit député d’arrondissement sorti d’une officine de procureur ou d’un laboratoire d’apothicaire. L’influence à exercer ? tous les électeurs conscients s’y dérobent à qui mieux mieux et préfèrent la chaleur du cabaret et les flatteries et boniments de leurs élus. Les relations à garder ? Avec des hobereaux voisins, moisissant dans leurs ruines faute de pouvoir s’en aller. En vérité, quel mauvais conseil lui avait donné la terre tout à l’heure en essayant de le retenir ? Il pensait accabler sa compagne avec la comparaison des grandes dames fières et insolentes de la muraille qui répudieraient l’intruse, et c’était lui-même que les hommes de cour, les capitaines, les ambassadeurs renvoyaient sévèrement à ses turpitudes, comme indigne de prendre place à leur suite. Ils l’invitaient de toute évidence à les laisser en repos. Leur lignée était morte avant ce dernier survivant. La noblesse n’avait plus de raison d’être en un temps où le nombre avait remplacé l’élite.
Il y avait bien une voix intérieure qui protestait. Ne pourrait-on s’accommoder de cette vie nouvelle et, vivant sur le sol et du sol, se relier aux paysans d’alentour, les rassembler, les diriger ? Mais c’était une voix timide et aigrelette comme celle des rainettes au bord des étangs le soir. Allons donc ! il ne serait plus, il ne pouvait plus être qu’un émigré à l’intérieur. Mieux valait continuer à Paris et sur la Côte d’azur son existence oisive et inutile mais, somme toute, assez divertissante pour lui donner l’oubli de cette inutilité. Réconcilié subitement avec Alice Gisors, il cessa de la rabrouer, sans qu’elle pût s’expliquer ce revirement inattendu. Mais elle ne s’étonnait que de ce qui lui était désagréable, tout le reste lui paraissant naturel et même dû. Puis, d’un ton de commandement, il appela :
— Buffat !
Le marchand de biens accourut à l’appel, s’attendant à être renvoyé avec ses papiers.
— Montrez-moi le contrat, lui fut-il réclamé.
— Voilà, monsieur le comte.
Il sortit de sa poche le papier timbré qui contenait les clauses et conditions de la vente pour le château et pour les fermes composant le domaine d’un seul tenant. Le Bois du Feu n’y figurait pas. Le prix était inscrit en lettres bien détachées et destinées à le mettre en évidence : deux millions dont la moitié avait été dévorée auparavant. Une des conditions exigées par le vendeur était le morcellement : le château serait vraisemblablement transformé en un palace dont la situation sur le coteau garantissait le succès, et les terres divisées pour être offertes dans un délai d’un an aux paysans enrichis depuis la guerre. Robert d’Ormoy relut cette clause avec satisfaction. Tout le monde le remplacerait, c’est-à-dire personne. Il ne trahissait plus le passé, il le supprimait. Il n’acceptait de livrer son patrimoine que pour le détruire. S’estimant lui-même incapable de continuer la race, il n’entendait pas que personne se crût autorisé à recueillir sur place cette succession abandonnée. Il alla jusqu’au bout dans cette lecture impitoyable, puis il la recommença. Les trois spectateurs assistaient en silence à cette scène muette. Aucun ne la comprenait, aucun n’était apte à la comprendre.
Jérémie Fégère, plus près de la terre, la pressentait pourtant :
« Il n’arrive pas à s’en débarrasser, pensait-il. Mais, s’il se décide à signer, il ne gardera pas le Bois du Feu et je l’aurai… »
Le marchand de biens s’attendait au refus, mais songeait :
« Il n’en est pas encore au prix. Il y arrive. L’y voici. Quand il rencontrera le million qu’il touchera immédiatement, il hésitera. Il ne refusera pas un million. Il doit avoir, il a sûrement d’autres créanciers chirographaires qui suivent sa piste et le traquent comme des chiens courants. Sans cette maudite promenade dans les champs et les prés, ce serait déjà fait. Tout espoir n’est pas perdu. Une des chiennes de la meute l’a relancé jusqu’ici… »
Alice Gisors ainsi désignée, prompte à l’optimisme, guettait le geste. Elle avait passé, depuis le matin, par de telles alternatives qu’elle en avait froid dans le dos malgré la chaleur. Mais elle connaissait la faiblesse rassurante de son amant qui, chaque fois qu’il l’effrayait par ses violences, lui revenait bientôt, prompt au repentir et aux cadeaux.
« Il signera. Il ne peut pas faire autrement. Nous avons besoin de cet argent… »
Cependant Robert ne se décidait pas. Au moment d’abdiquer, il était pris de remords et sentait peser sur lui les protestations d’une dynastie qui se perdait dans la nuit. Par les fenêtres ouvertes, il voyait le domaine qui s’en allait finir dans les eaux. Les bois surtout, châtaigniers et fayards aux verdures claires de printemps, lui parlaient. Ses instincts de chasseur, attentif à la vie secrète de la forêt, se réveillaient : le non qui lui montait du cœur aux lèvres, il allait le prononcer, quand, se retournant pour chercher le trio qui l’accompagnait, il retrouva l’exaspérant alignement des portraits d’ancêtres dans leurs cadres. Vivre avec tout ce passé, il n’en était plus capable. D’un geste découragé, il reprit le contrat qu’il avait laissé tomber.
— Tous ces tableaux de famille, prononça-t-il, s’adressant au marchand de biens, vous les mettrez en tas pour moi.
— Naturellement, monsieur le comte, approuva Buffat déjà transporté d’allégresse.
— Je me suis réservé aussi la vaisselle à mes armes.
— Oui, monsieur le comte. Nous l’avons entassée dans une pièce au premier étage, Jérémie Fégère et moi. Il y en a !
— Bien. J’irai voir tout à l’heure.
Après une pause que personne n’osait troubler, il reprit :
— Le chèque est prêt ?
— Il est prêt.
— Avec la garantie de la banque ?
— Avec la garantie de la banque.
— Et la garantie du règlement de toutes les hypothèques, frais compris ?
— Lisez, monsieur le comte. C’est une des clauses du contrat qui serait rompu de droit si elle n’était exécutée dans le délai fixé.
— Bien.
Robert d’Ormoy se pencha et écrivit son nom au bas de l’acte :
— Voilà, dit-il. J’ai signé.
Alice Gisors se précipita.
— Mon chéri, comme tu as bien fait !
Elle fut aussitôt repoussée. Le moment était mal choisi pour les effusions. Le marchand de biens et le fermier avaient échangé un regard complice. Mais ce dernier n’avait pas son compte. Il poussa du coude Buffat pour provoquer une intervention.
— Monsieur le comte, insinua l’acquéreur, s’est réservé la ferme du Bois du Feu. Sans doute n’a-t-il pas l’intention de la garder, puisqu’il veut quitter le pays.
— Qui vous l’a dit ? réclama le jeune homme.
— C’est une idée.
— Expliquez-vous.
— Eh bien, je me suis dit comme ça que monsieur le comte ne viendrait pas habiter à la porte de son château, dans une loge de concierge, sauf votre respect.
— Une loge de concierge ?
— Je parle de ce pavillon qui est à côté de la ferme de Jérémie Fégère.
— Ce n’est pas une loge de concierge, monsieur Buffat. C’était un rendez-vous de chasse.
— Précisément, Monsieur ne chassera plus.
— Et pourquoi ?
— Vous avez vendu la forêt. Alors j’ai un acquéreur pour le Bois du Feu.
— Qui ?
— C’est un secret. Mais il paiera rubis sur l’ongle. Il a tout l’argent dans un coffre.
— Qu’il le garde. Le Bois du Feu, c’est ma retraite. Je ne le vends pas.
— On irait jusqu’à cent mille francs.
— Non.
— Cent cinquante mille.
— J’ai dit non.
— Cent quatre-vingt mille.
— Non.
— Eh bien ! voilà : deux cents.
Le chiffre dépassait celui qu’avait fixé Jérémie Fégère, mais Buffat avait deviné qu’il irait jusque-là en empruntant. En somme, le pavillon seul pouvait se louer cinq ou six mille francs, peut-être davantage, pendant la saison d’Évian. Alice se mit en devoir de caresser de la main la joue de son amant pour le décider à cette nouvelle opération qui s’annonçait fructueuse. Mais elle fut écartée une fois de plus, presque avec violence.
— J’ai dit : non. Non, c’est non.
— Pourtant, mon chéri, deux cent mille.
Deux cent mille francs ! Elle les transformait déjà en perles, fourrures, automobile. Allait-on laisser échapper ces trésors pour garder une terre de peu de profit, car le bail d’avant-guerre, par incurie, n’avait pas été renouvelé ? Il est vrai qu’il arrivait à échéance. Le marchand de biens, croyant comme elle au magnétisme du nombre, répéta :
— Deux cent mille.
— C’est assez, décida Robert d’Ormoy avec un calme apparent. Je ne vendrai pas le Bois du Feu.
Et se tournant vers son fermier, il le toisa :
— C’est toi, Jérémie, qui voulais l’acheter.
— Pensez-vous, monsieur le comte ? protesta Jérémie décontenancé par cette attaque brusquée.
— Tu en as fait des économies sur mon dos !
— Oh ! mais où donc aurais-je pris tout cet argent ?
— Sur mes terres, parbleu !
— Les terres de M. le comte ne sont pas déjà si bonnes !
— Veux-tu rompre ton bail ?
— J’ai l’habitude de les travailler. J’ai toujours bien payé la cense.
— Que j’avais oublié de multiplier par cinq, au moins par trois. Tu as l’habitude aussi de couper mes arbres, de vendre mes légumes au marché, de boire mon vin et mon eau-de-vie. Tu as pris de bonnes habitudes, Jérémie.
— Monsieur le comte n’est pas content de moi ?
— Mais si ! Mais si ! Seulement, tu as trop d’ambition.
— Je n’ai jamais pensé à acheter le Bois du Feu. Avec quoi ?
— Tu n’y as jamais pensé ? Eh bien ! je le vendrai directement à un autre. J’ai, moi aussi, un acquéreur.
Atterré par cette concurrence, Jérémie se livra à demi :
— Alors, pourquoi pas moi ? Avec des termes pour le paiement.
— Ah ! ah ! Et tu n’y as jamais pensé ? Allons, mon vieux Jérémie, tu peux déguerpir tranquillement. Va faucher mes prés : c’est le moment. Je ne vendrai pas le Bois du Feu. Je le garde. Qui sait ? J’y reviendrai peut-être un jour.
— On vous y recevra bien, monsieur le comte.
— Je sais. Et Péronne se console-t-elle ? Toujours malade ?
— Toujours malade, et c’est bien cher.
— Tais-toi. N’as-tu pas mon argent ? Et la petite Pernette, qu’est-elle devenue ? Mariée ?
— Pas encore. Elle remplace la mère.
— Ah ! oui, tu n’es pas pressé de la voir partir. Tu l’exploites, elle aussi. Quel âge a-t-elle ?
— Dans les vingt ans.
— Jolie fille ?
— Peut-être bien.
— Elle ne doit pas te ressembler, mon vieux Jérémie. Si j’ai le temps cet après-midi, avant de repartir pour Paris, j’irai leur dire un petit bonjour.
— Vous leur donnerez du plaisir, monsieur le comte. On pourrait vous faire à manger. Pour madame aussi.
Robert d’Ormoy, au moment où il se séparait de la vie agricole, ressentait une dernière satisfaction à taquiner son fermier et à s’entretenir avec lui familièrement. Le rappel d’Alice le rendit à la réalité :
— Non, non, pas Madame. Elle ne digérerait pas tes pommes de terre et ton jambon. Madame, c’est pour les palaces, non pour les chaumières. Au revoir, Jérémie.
Ayant congédié Fégère, il se tourna vers le marchand de biens :
— Je veux voir ces services que j’ai réservés.
— Je vous conduirai. C’est au premier.
Ils montèrent un étage. La faïence et la porcelaine étaient disposées en ordre dans une pièce démeublée dont Buffat ouvrit les fenêtres, non sans l’avoir traversée avec précaution pour ne rien casser, afin d’y laisser pénétrer la lumière et l’air. Elle donnait sur les anciennes douves changées en fossés de gazon et, au delà, sur un bois de châtaigniers, sur le coteau penché, sur les eaux du lac. Les rayons du jour se précipitèrent comme une charge dorée sur ce merveilleux amoncellement de vaisselle, assiettes, plats, soupières, légumiers, vases de fleurs, coupes de fruits, aux armes ou au chiffre des comtes d’Ormoy. Des générations de seigneurs et de dames avaient mangé dans ces services. La Maison de Savoie, comtes, puis ducs, puis rois de Sardaigne et rois de Piémont avant d’avoir réalisé l’unité italienne, avait accepté les invitations de ses fidèles vassaux aux différentes étapes de son ascension. Les souverains étaient venus des châteaux voisins, Ripaille, Thonon, Évian, quand ils y tenaient leur cour. Les Nemours, de la branche cadette, étaient pareillement venus de leur château d’Annecy, et notamment ce duc Jacques qui mérita d’être surnommé le don Juan de la cour des Valois, qui fut par surcroît un grand homme de guerre et qu’épousa cette Anne d’Este, veuve du grand François de Lorraine, duc de Guise, que Ronsard appelle Vénus la Sainte et que Brantôme nous montre dansant avec Marie Stuart, et la Cour éblouie se demandant qui des deux est la plus belle.
Alice Gisors, sensible au luxe et même à la beauté, ne put retenir une exclamation et lui donna sa forme particulière :
— Oh ! oh ! quel magasin de… de…
Ce qui lui valut de son amant un regard plus méprisant que courroucé.
— De céramique, chère amie, acheva-t-il doucereusement comme elle cherchait ce mot. Mais rien n’est à vendre ici.
Il avait parlé si doucereusement, en effet, qu’elle ne prit pas la réflexion au sérieux :
— Allons donc ! C’est une fortune.
— Le compte y est, fit observer le marchand de biens qui tenait à dégager sa responsabilité. J’ai contrôlé moi-même avec Jérémie Fégère la liste dont vous nous aviez envoyé le double.
— Ah ! ah ! le compte y est. Voyons cette liste.
Buffat la lui tendit et Robert d’Ormoy parut la vérifier, mais elle était longue. Tout en lisant et comparant, il commentait l’énumération des services :
— Voilà celui du pape Félix V.
— Un pape ? se moqua la femme.
— Le duc de Savoie Amédée VIII est devenu pape sous le nom de Félix V. Ceux-ci, plus récents, ont été sortis pour Charles-Félix, pour Charles-Albert, et le dernier pour Victor-Emmanuel avant la campagne d’Italie et l’annexion de la Savoie à la France.
Il parlait à mi-voix, d’un air détaché à quoi sa maîtresse se trompa, le jugeant aimable et de bonne humeur comme il savait l’être quand on ne le contrariait pas.
— Comme tu es calé en histoire, mon chéri !
— Oh ! continua-t-il de sa même voix tranquille, je sais bien d’autres choses. Ainsi je connais cette coutume de certaines nations, du Portugal par exemple : lorsqu’une maison avait été honorée de la visite du Roi, on brisait ensuite tout le service de la Compagnie des Indes dans lequel le souverain avait mangé.
Elle rit de plus belle :
— Heureusement nous sommes en République !
Mais Robert ne s’adressait pas à elle. À qui s’adressait-il ?
— Les tapisseries et les meubles représentent moins directement le passé. Je n’avais gardé que les portraits d’ancêtres, dont beaucoup ne sont plus que de la mauvaise peinture, et ceci. Ceci qui représente une assez belle collection.
Alice Gisors, extasiée, tendait les mains en avant. Une belle collection en effet, où la finesse de la pâte rivalisait avec le coloris. Faïences hispano-mauresques de Malaga et de Majorque dont les teintes passent du rouge foncé à la nacre transparente, imitant les blondes clartés de l’aurore, les tons du crépuscule, les laiteux rayons lunaires, ou de Biar et de Tragueyra dans le royaume de Valence, avec des motifs persans à feuillages d’érable, de houx et de rosiers se détachant d’un fond de rinceaux à feuilles de fougère. Majoliques d’Italie, des fabriques de Faenza ou de Coffagiolo, de Pesaro ou d’Urbino, de Gubbio ou de Castel-Durante, tantôt si blanches et polies qu’on les dirait plongées dans la clarté de la lune, avec des bleus lapis tournant au pourpre et des ornements d’arabesques, d’écussons ou de feuillages, tantôt décorées de grotesques, de sirènes et d’amours sur jaune d’or ou bleu profond, tantôt parées de couleurs éclatantes, or du soleil, morceaux d’azur, rouges ardents et sanglants, incrustés comme des escarboucles, flammes multicolores où reparaît tout l’embrasement oriental, et tout envahies par des scènes de mythologie ou d’histoire, des saints ou des Hamlet à tête de mort, et comme dominées par l’éclat de la peinture. Faïences françaises : de Nevers, à fond bleu ondé sur quoi se détachent les dieux marins, aux teintes plus délicates et plus pâles que les italiennes ; de Rouen, reine de la poterie, dont les décors sont de lambrequins, de fleurs, de guirlandes, de draperies, de rosaces et d’arabesques en couleurs bleues, jaunes, vertes et rouges sur émail blanc ; de Moustiers, gloire des Clérissy, moins gaies dans leur monotonie monochrome, mais d’un air ravissant avec leurs entrelacs encadrant des trophées, des grotesques, des silhouettes de femmes balancées sur des guirlandes ; de Strasbourg avec la floraison des roses, des tulipes, des pivoines, des œillets et toutes les promesses des jardins et des vergers ; de Sceaux, en pâte si légère qu’elle semble prête à se gonfler au vent comme les voiliers qu’elle représente. Faïences de Delft et de Nuremberg enfin, un peu trop surchargées avec leurs kermesses ou leurs chocs de cavalerie. Les porcelaines, plus rares, offraient leur pâte translucide, les Chantilly, avec leurs fleurs jetées toutes vives des jardins, les Capo di Monte, avec leurs scènes antiques cerclées d’or, les Napolitaines, avec leurs déesses nues dansant dans un cercle doré, ou leurs petits dieux pareils à des amours, la Compagnie des Indes avec ses motifs français ou chinois.
Intégrale, la collection eût été sans prix. Mais aucun service n’était au complet. Quelques-uns n’étaient même représentés que par des pièces dépareillées. Le temps, l’inintelligence ou l’indifférence des maîtres ne réalisant pas la valeur de ces œuvres d’art, la maladresse des serviteurs et des servantes dont les mains grossières, indignes d’effleurer même ces trésors, n’avaient pas manqué de les manier comme des casseroles, l’oubli coupable du dernier des d’Ormoy avaient commencé de dilapider l’héritage. Où s’en irait ce qui survivrait des splendeurs et des fêtes d’autrefois ? Chez le marchand d’antiquités ou dans un musée ?
— Oh ! oh ! déclara Alice Gisors avec autorité, il ne faut pas tout vendre, mon chéri. Je veux manger là dedans. Comme la nourriture y doit être savoureuse !
Son amour de l’argent était dépassé par sa gourmandise, et sa gourmandise excitée au paroxysme par la vision de ces plats et de ces assiettes.
— Ah ! tu veux manger là dedans, répéta Robert d’Ormoy.
— Je connais un antiquaire d’Évian, intervint le marchand de biens, qui en offre un prix magnifique. Un prix absurde. Mais il y a des gens qui tiennent à ces choses-là. Il paraît que cela ferait une fortune, si c’était au complet. Mais il le vendra par pièces détachées. Par exemple, vous me réserverez une commission. Car, pour une belle affaire, c’est une belle affaire.
— Ah ! c’est une belle affaire, répéta comme distraitement, le jeune homme.
— Oh ! superbe, superbe.
Et l’intermédiaire cita des chiffres, fort honorables en effet pour des services dépareillés, et même fantastiques en raison de leur origine et de leur rareté, qui firent écarquiller les yeux de la comédienne.
— C’est bon à prendre, conclut-elle comme si elle avait voix au chapitre. Mais je me réserve ces coupes de fruits et ce service à dessert.
— Ah ! tu te réserves, répéta encore son amant.
Ni le marchand, ni la femme, hypnotisés par les piles d’assiettes et de plats, n’avaient pris garde à l’expression singulière de leur interlocuteur, une expression presque bénigne à force d’être ironique et sarcastique. Il ajouta :
— Eh bien ! mais c’est dommage. Car je ne pourrai donner suite ni à cette réserve, ni à cette commission.
— Et pourquoi donc, monsieur le comte ?
— Et pourquoi donc, mon chéri ?
— Parce que j’ai disposé du tout.
— Vous ne m’en avez pas averti, protesta le marchand de biens qui avait conclu un traité d’alliance avec l’antiquaire.
— Mais tu ne m’en as pas soufflé mot, ajouta la comédienne vexée, car elle voyait déjà l’effet de ces coupes de fruits sur le dressoir moderne de sa salle à manger.
Les voix angoissées révélaient sans pudeur l’amertume d’avoir été trompés et devancés. Robert d’Ormoy parut s’amuser de cette déconvenue trop évidente.
— Mais oui, j’ai disposé de tout. Voyez plutôt.
Et prenant dans le tas les plus magnifiques services, un Rouen, un Urbino, il les jeta par la fenêtre. On les entendit s’écraser dans les douves.
La comédienne et le marchand, trépignant de colère devant ce scandale, tentèrent d’arrêter son bras. Mais, tout à coup, pris d’une fureur sacrée qui couvait en lui depuis sa promenade sur ses terres et depuis son abdication, il les écarta avec violence :
— Suis-je le maître ici, oui ou non ? Je me suis réservé cette vaisselle pour en faire un dernier usage. La coutume du Portugal, Alice, et de bien d’autres nations, car je suis calé en histoire, comme tu dis. Cet usage, le voici. Personne ne mangera plus dans mes assiettes où des souverains, nos souverains de Savoie, ont mangé. Ah ! vous aviez imaginé, vous, qu’un nouvel enrichi dans quelque louche commerce offrirait à dîner à sa valetaille dans les services marqués au chiffre et aux armoiries des miens ! Ah ! tu croyais, pauvre fille, que tes lèvres payées toucheraient à ces coupes royales et tu pensais te les réserver ! Allez donc boire et manger dans le fossé, c’est votre place…
Et, tout en parlant, il précipitait dans le gouffre des piles entières. Le marchand, consterné, ayant voulu retenir l’un ou l’autre geste, reçut un légumier dans la figure. C’était une pièce superbe, une italienne de Coffagiolo, avec un sujet tiré du Nouveau Testament : les marchands du temple mis en fuite. Alice, plus audacieuse et l’injure aux lèvres, ayant tenté de se coller à lui pour le gêner et paralyser ses mouvements, fut empoignée à bras le corps, amenée au bord de la croisée et menacée de subir le même outrage que les plats armoriés qu’elle souhaitait de préserver. Ainsi traités, ils durent assister, impuissants, au massacre.
Le massacre dura le temps nécessaire. Ce fut comme une cascade ouverte dans le château par où coulait tout un passé de festins glorieux, de princières agapes, de célébrations de naissances et de mariages, de repas funéraires, d’apothéoses de victoires et de sacres. Dans les douves, elle rejaillissait en éclats bondissants avec un fracas de canonnade. Des fermières et lavandières qui s’ébrouaient à la fontaine voisine, attirées par le vacarme, demeuraient bouche bée et les yeux fixes à contempler l’étrange spectacle :
— Monsieur le comte est devenu fou ! disait l’une.
— Si ce n’est pas une pitié ! protestait l’autre.
— Il ne nous laissera pas seulement une écuelle, murmurait une troisième.
L’exécution s’acheva. Robert d’Ormoy ne tenait plus dans la main qu’une assiette échappée au désastre, au bas d’une pile. C’était une porcelaine de Capo di Monte, si légère et transparente, si fine et diaphane que ses doigts semblaient la traverser comme de l’eau. Il la souleva en l’air. Elle apparut dans le soleil, elle-même cerclée d’or. Au centre, Terpsichore, la muse de la danse, apparut un instant comme une miniature de poupée vivante, soulevant le bas de sa tunique pour esquisser un pas et montrant son cothurne. Robert d’Ormoy, tout à coup émerveillé, hésita une seconde devant tant de grâce. Il la balança un instant, comme pris de folie, puis il la jeta à son tour aux ordures.
Sur cette exécution, il se retourna vers ses compagnons terrifiés. Son visage rayonnait d’une joie sauvage. Il avait détruit en quelques instants l’œuvre de tant d’aïeules acharnées à remplir les buffets et les armoires pour la belle tenue du château, pour l’ornement des tables et le plaisir des hôtes, quand ces hôtes étaient des souverains. Du moins, il n’avait pas permis que cette œuvre domestique et sacrée reçût un usage sacrilège. Mieux valait l’anéantissement définitif qu’une lâche complaisance et un avilissant commerce.
— C’est stupide, conclut enfin Alice Gisors, encore pâle de peur et de colère ensemble.
— Assez, lui imposa silence son amant.
— Je me suis sacrifiée pour toi, cria-t-elle encore. Et tu jettes notre argent par les fenêtres !
— Ah ! tu t’es sacrifiée !
— Parfaitement : le théâtre, ma jeunesse…
— Tu désires une indemnité, peut-être.
— Tu me la dois.
— Je ne dois plus rien à personne.
Et prenant le chèque signé par Buffat avec la garantie de la banque, il l’endossa au nom de la fille et le lui tendit :
— Tiens, fit-il méprisant, te voilà payée. Va-t’en.
Outrée de cette insolence et suffoquée ensemble d’une telle générosité, elle sembla tournoyer sur elle-même comme la Terpsichore de l’assiette avant de reprendre son esprit. Mais son esprit était pratique. On la chassait, mais avec un million. Elle eût souhaité de garder l’homme avec l’argent, car l’homme lui plaisait aussi. Elle le souhaita quelques secondes. Elle cessa de le souhaiter. Elle se sentit humiliée, mais libre et riche. Cela valait bien l’humiliation. Elle accepta celle-ci par surcroît, parut chercher une direction, trouva la porte et s’enfuit.
Buffat ne put s’empêcher de donner ce conseil :
— Rattrapez-la, monsieur le comte. C’est trop bête.
Robert d’Ormoy le toisa :
— Rattrapez-la, vous, et épousez-la. Je vous la donne.
Puis, à son tour, sur cette parole flétrissante et cette série de gestes reluisants accomplis par entraînement comme une série de coups heureux au billard, il sortit dignement de ce château conservé mille ans dans sa famille et qui allait mourir, faute d’un homme, ou plutôt faute d’un chef, car un château ne peut se contenter d’un homme, et c’est pourquoi ils sont tous à vendre.