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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 22


La voiture roulait lentement sur le sol glacé. Gérard regardait la pauvre tête cahotée de gauche et de droite à l’angle du véhicule. Il la voyait par en dessous, éclairant le coin de sa pâleur. Il devinait mal les yeux clos et ne distinguait que l’ombre des narines et des lèvres autour desquelles restaient prises de petites croûtes de sang. Il murmura : « Paul… » Paul entendait, mais une incroyable lassitude l’empêchait de répondre. Il glissa la main hors de l’entassement des pèlerines et la posa sur la main de Gérard.

En face d’un danger de cet ordre, l’enfance se partage entre deux extrêmes. Ne soupçonnant pas la profondeur où s’ancre la vie et ses puissantes ressources, elle imagine tout de suite le pire ; mais ce pire ne lui semble guère réel à cause de l’impossibilité où elle se trouve d’envisager la mort.

Gérard se répétait : « Paul meurt, Paul va mourir » ; il n’y croyait pas. Cette mort de Paul lui semblait la suite naturelle d’un songe, un voyage sur la neige et qui durerait toujours. Car, s’il aimait Paul comme Paul aimait Dargelos, le prestige de Paul aux yeux de Gérard était sa faiblesse. Puisque Paul tenait son regard fixé sur le feu d’un Dargelos, Gérard, fort et juste, le surveillerait, l’épierait, le protégerait, empêcherait qu’il ne s’y brûlât. Avait-il été assez stupide sous le porche ! Paul cherchait Dargelos, Gérard avait voulu l’étonner par son indifférence et le même sentiment qui poussait Paul vers la bataille l’avait détourné de le suivre. Il l’avait vu de loin tomber, taché de rouge, dans une de ces poses qui tiennent les badauds à distance. Craignant, s’il approchait, que Dargelos et son groupe ne l’empêchassent de prévenir, il s’était précipité chercher du secours.

Maintenant, il retrouvait le rythme de l’habitude, il veillait Paul ; c’était son poste. Il l’emportait. Tout ce rêve le haussait dans une zone d’extase. Le silence de la voiture, les réverbères, sa mission composaient un charme. Il semblait que la faiblesse de son ami se pétrifiait, prenait une grandeur définitive et que sa propre force trouvait enfin un emploi digne d’elle.

Brusquement il pensa qu’il venait d’accuser Dargelos, que la rancune lui avait dicté sa phrase, lui avait fait commettre une injustice. Il revit la loge du concierge, le garçon méprisant qui haussait les épaules, l’œil bleu de Paul, œil de reproche, son effort surhumain pour dire : « Tu es fou ! » et pour disculper le coupable. Il écarta ce fait qui le gênait. Il avait des excuses. Entre les mains de fer de Dargelos une boule de neige pouvait devenir un bloc plus criminel que son canif aux neuf lames. Paul oublierait la chose. Surtout il fallait, coûte que coûte, revenir à cette réalité de l’enfance, réalité grave, héroïque, mystérieuse, que d’humbles détails alimentent et dont l’interrogatoire des grandes personnes dérange brutalement la féerie.

La voiture continuait en plein ciel. On croisait des astres. Leurs éclairs imprégnaient les vitres dépolies, fouettées de courtes rafales.

Soudain, deux notes plaintives se firent entendre. Elles devinrent déchirantes, humaines, inhumaines, les vitres tremblèrent et le cyclone des pompiers passa. Par les zigzags dessinés dans le givre, Gérard aperçut la base des édifices qui se suivaient et hurlaient, les échelles rouges, les hommes à casque d’or nichés comme des allégories.

Le reflet rouge dansait sur le visage de Paul. Gérard crut qu’il s’animait. Après la dernière trombe, il redevint livide et c’est alors que Gérard remarqua que la main qu’il tenait était chaude et que cette chaleur rassurante lui permettait de jouer le jeu. Jeu est un terme fort inexact, mais c’est ainsi que Paul désignait la demi-conscience où les enfants se plongent ; il y était passé maître. Il dominait l’espace et le temps ; il amorçait des rêves, les combinait avec la réalité, savait vivre entre chien et loup, créant en classe un monde où Dargelos l’admirait et obéissait à ses ordres.

Joue-t-il le jeu ? se demande Gérard en serrant la main chaude, en regardant avidement la tête renversée.

Sans Paul, cette voiture eût été une voiture, cette neige de la neige, ces lanternes des lanternes, ce retour un retour. Il était trop rude pour s’être de lui-même fabriqué l’ivresse ; Paul le dominait et son influence avait à la longue transfiguré tout. Au lieu d’apprendre la grammaire, le calcul, l’histoire, la géographie, les sciences naturelles, il avait appris à dormir éveillé un sommeil qui vous met hors d’atteinte et redonne aux objets leur véritable sens. Des drogues de l’Inde eussent moins agi sur ces enfants nerveux qu’une gomme ou qu’un porte-plume mâchés en cachette derrière leur pupitre.

Joue-t-il le jeu ?

Gérard ne s’illusionnait pas. Le jeu, joué par Paul, était bien autre chose. Des pompes qui passent ne pourraient l’en distraire.

Il essaya de reprendre le fil léger, mais il n’était plus temps ; on venait d’arriver. La voiture stoppait devant la porte.

Paul sortait de sa torpeur.

— Veux-tu qu’on t’aide ? demanda Gérard.

C’était inutile ; que Gérard le soutienne, il monterait. Gérard n’avait qu’à descendre d’abord le cartable.

Chargé du cartable et de Paul qu’il maintenait par la taille et qui s’accrochait du bras gauche plié autour de son cou, il gravit les marches. Il s’arrêta au premier étage. Une vieille banquette de peluche verte éventrée montrait son crin et ses ressorts. Gérard y déposa son fardeau précieux, s’approcha de la porte de droite et sonna. On entendit des pas, une halte, un silence. – « Élisabeth ! » Le silence continuait. « Élisabeth ! » chuchota Gérard avec force.

— Ouvrez ! C’est nous.

Une petite voix volontaire se fit entendre :

— Je n’ouvrirai pas ! Vous me dégoûtez ! J’en ai assez des garçons. Vous n’êtes pas fous de revenir à des heures pareilles !

— Lisbeth, insista Gérard, ouvrez, ouvrez vite. Paul est malade.

La porte s’entrouvrit après une pause. La voix continua par la fente :

— Malade ? C’est un truc pour que j’ouvre. C’est vrai ce mensonge-là ?

— Paul est malade, dépêchez-vous, il grelotte sur la banquette.

La porte s’ouvrit toute grande. Une jeune fille de seize ans parut. Elle ressemblait à Paul ; elle avait les mêmes yeux bleus ombrés de cils noirs, les mêmes joues pâles. Deux ans de plus accusaient certaines lignes, et, sous sa chevelure courte, bouclée, la figure de la sœur cessant d’être une ébauche, rendait celle du frère un peu molle, s’organisait, se hâtait en désordre vers la beauté.

Du vestibule obscur on vit d’abord surgir cette blancheur d’Élisabeth et la tache d’un tablier de cuisine trop long pour elle.

La réalité de ce qu’elle croyait une fable l’empêcha de s’exclamer. Elle et Gérard soutinrent Paul qui trébuchait et laissait pendre sa tête. Dès le vestibule, Gérard voulut expliquer l’affaire.

— Espèce d’idiot, souffla Élisabeth, vous ne manquez jamais une gaffe. Vous ne pouvez pas parler sans crier. Vous voulez donc que maman entende ?

Ils traversèrent une salle à manger en contournant la table et entrèrent à droite dans la chambre des enfants. Cette chambre contenait deux lits minuscules, une commode, une cheminée et trois chaises. Entre les deux lits, une porte ouvrait sur un cabinet de toilette-cuisine où l’on pénétrait aussi par le vestibule. Le premier coup d’œil sur la chambre surprenait. Sans les lits, on l’eût prise pour un débarras. Des boîtes, du linge, des serviettes-éponges jonchaient le sol. Une carpette montrait sa corde. Au milieu de la cheminée trônait un buste en plâtre sur lequel on avait ajouté à l’encre des yeux et des moustaches ; des punaises fixaient partout des pages de magazines, de journaux, de programmes, représentant des vedettes de films, des boxeurs, des assassins.

Élisabeth se frayait une route à grands coups de pied dans les boîtes. Elle jurait. Ils étendirent enfin le malade sur un lit encombré de livres. Gérard raconta la bataille.

— C’est trop fort, s’écria Élisabeth. Ces messieurs s’amusent avec des boules de neige pendant que je suis garde-malade, pendant que je soigne ma mère infirme. Ma mère infirme ! criait-elle, contente de ces mots qui lui donnaient de l’importance. – Je soigne ma mère infirme, et vous jouez aux boules de neige. C’est encore vous, je suis sûre, qui avez entraîné Paul, espèce d’idiot !

Gérard se taisait. Il connaissait le style passionnel du frère et de la sœur, leur vocabulaire de collégiens, leur tension jamais relâchée. Pourtant il restait timide et s’en affectait toujours un peu.

— Qui soignera Paul, c’est vous ou moi ? continuait-elle. Qu’est-ce que vous avez à rester là comme une bûche ?

— Ma petite Lisbeth…

— Je ne suis ni Lisbeth, ni votre petite, je vous prie d’être convenable. Du reste…

Une voix lointaine interrompit l’apostrophe :

— Gérard, mon vieux, disait Paul entre ses lèvres, n’écoute pas cette sale typesse… Elle nous embête.

Élisabeth bondit sous l’insulte :

— Typesse ! Eh bien, mes types, débrouillez-vous. Soigne-toi tout seul. C’est le comble ! Un idiot qui ne supporte pas les boules de neige, et je suis assez absurde pour me faire de la bile !

« Tenez, Gérard, dit-elle sans transition, regardez. »

D’un élan brusque elle envoya sa jambe droite en l’air, plus haut que sa tête.

— Voilà deux semaines que je travaille.

Elle recommença l’exercice.

— Et maintenant sortez ! Filez !

Elle montrait la porte.

Gérard hésitait sur le seuil.

— Peut-être… bredouilla-t-il, faudrait-il chercher un médecin.

Élisabeth jeta sa jambe.

— Un médecin ? J’attendais votre conseil. Vous êtes d’une rare intelligence. Sachez que le médecin visite maman à sept heures et que je lui montrerai Paul. Allons, ouste ! conclut-elle ; et comme Gérard ne savait quelle contenance prendre :

— Seriez-vous médecin, par hasard ? Non ? Alors partez ! Partirez-vous ?

Elle tapait du pied et son œil envoyait un éclair dur. Il battit en retraite.

Comme il sortait à reculons et que la salle à manger était sombre, il renversa une chaise.

— Idiot ! Idiot ! répétait la petite fille. Ne la ramassez pas, vous en renverseriez une autre. Filez vite ! et surtout ne claquez pas la porte.

Sur le palier. Gérard pensa qu’une voiture l’attendait et qu’il n’avait pas dix sous dans sa poche. Il n’osait plus sonner. Élisabeth n’ouvrirait pas ou bien elle croirait ouvrir au docteur et l’accablerait de sarcasmes.

Il habitait rue Laffitte, chez un oncle qui l’élevait. Il décida de s’y faire conduire, d’expliquer les circonstances et d’obtenir de son oncle le paiement de la course.

Il roulait, enfoncé dans le coin où tout à l’heure s’appuyait son ami. Exprès, il laissait sa tête baller en arrière aux cahots de la course. Il n’essayait pas de jouer le jeu ; il souffrait. Il venait, après une étape fabuleuse, de retrouver l’atmosphère déconcertante de Paul et d’Élisabeth. Élisabeth l’avait réveillé, l’avait fait se souvenir que la faiblesse de son frère se compliquait de caprices cruels. Paul vaincu par Dargelos, Paul victime de Dargelos, n’était pas le Paul dont Gérard était l’esclave. Gérard avait un peu agi dans la voiture comme un fou abuse d’une morte et, sans se représenter la chose avec cette crudité, il se rendait compte qu’il devait la douceur de ces minutes à une combinaison de neige et de syncope, à une manière de quiproquo. Faire de Paul un personnage actif dans cette promenade, c’était attribuer au retour du sang le reflet fugace des pompes.

Certes, il connaissait Élisabeth, le culte qu’elle vouait à son frère et l’amitié qu’il pouvait en attendre. Élisabeth et Paul l’aimaient beaucoup, il savait leur tempête d’amour, les foudres qu’échangeaient leurs regards, le choc de leurs caprices, leurs langues méchantes. Au calme, la tête renversée, ballottée, le cou froid, il remettait les choses en place. Mais si cette sagesse lui montrait derrière les paroles d’Élisabeth un cœur brûlant et tendre, elle le ramenait à la syncope, à la vérité de cette syncope, à une syncope pour grandes personnes et aux suites qu’elle risquait d’avoir.

Rue Laffitte, il pria le chauffeur d’attendre une minute. Le chauffeur grognait. Il monta quatre à quatre, trouva son oncle et convainquit le brave homme.

En bas, la rue vide n’étalait que sa neige. Le chauffeur, de guerre lasse, avait sans doute accepté de charger un piéton persuasif qui lui offrait la course inscrite. Gérard empocha la somme. — Je ne dirai rien, pensa-t-il. J’achèterai quelque chose pour Élisabeth et cela servira de prétexte à prendre des nouvelles.

Rue Montmartre, après la fuite de Gérard, Élisabeth entra dans la chambre de sa mère ; cette chambre formait, avec un pauvre salon, le côté gauche de l’appartement. La malade sommeillait. Depuis quatre mois qu’une attaque l’avait paralysée en pleine force, cette femme de trente-cinq ans paraissait une vieille et souhaitait mourir. Son mari l’avait ensorcelée, cajolée, ruinée, abandonnée. Pendant trois ans il fit de courtes apparitions au domicile conjugal. Il y jouait des scènes hideuses. Une cirrhose du foie l’y ramenait. Il exigeait qu’on le soignât. Il menaçait de se tuer, brandissait un revolver. Après la crise, il rejoignait sa maîtresse qui le chassait aux approches du mal. Une fois il vint, trépigna, se coucha et, incapable de repartir, mourut chez l’épouse avec laquelle il refusait de vivre.

Une révolte fit de cette femme éteinte une mère qui abandonnait ses enfants, se fardait, changeait de bonne chaque semaine, dansait, et cherchait de l’argent n’importe où.

Élisabeth et Paul tenaient d’elle leur masque pâle. De leur père ils avaient hérité le désordre, l’élégance, les caprices furieux.

Pourquoi vivre ? songeait-elle ; le médecin, un vieil ami du ménage, ne laisserait jamais les enfants se perdre. Une femme impotente exténuait la petite et toute la maison.

— Tu dors, maman ?

— Non, je somnole.

— Paul a une entorse ; je l’ai couché ; je le montrerai au docteur.

— Il souffre ?

— Il souffre s’il marche. Il t’embrasse. Il découpe des journaux.

L’infirme soupira. De longue date elle se reposait sur sa fille. Elle avait l’égoïsme de la souffrance. Elle ne tenait pas à en apprendre trop long.

— Et la bonne ?

— C’est pareil.

Élisabeth regagna sa chambre. Paul s’était tourné vers le mur.

Elle se pencha sur lui :

— Tu dors ?

— Fiche-moi la paix.

— Très aimable. Tu es parti (dans le dialecte fraternel, être parti signifiait l’état provoqué par le jeu ; on disait : je vais partir, je pars, je suis parti. Déranger le joueur parti constituait une faute sans excuse). – Tu es parti et moi je trime. Tu es un sale type. Un type infect. Donne tes pieds que je te déchausse. Tu as les pieds gelés. Attends que je te fasse une boule.

Elle posa les souliers boueux près du buste et disparut dans la cuisine. On l’entendit qui allumait le gaz. Ensuite, elle revint et se mit en demeure de déshabiller Paul. Il grognait mais s’abandonnait. Lorsque son aide devenait indispensable, Élisabeth disait : « Lève ta tête, ou lève ta jambe » et « Si tu fais le mort je ne peux pas tirer cette manche. »

Au fur et à mesure elle vidait ses poches. Elle jeta par terre un mouchoir taché d’encre, des amorces, des losanges de jujube collés ensemble avec des flocons laineux. Puis elle ouvrit un tiroir de la commode et y déposa le reste : une petite main en ivoire, une bille d’agate, un protège-pointe de stylo.

C’était le trésor. Trésor impossible à décrire, les objets du tiroir ayant tellement dérivé de leur emploi, s’étant chargés de tels symboles, qu’il n’offrait au profane que le spectacle d’un bric-à-brac de clefs anglaises, de tubes d’aspirine, de bagues d’aluminium et de bigoudis.

La boule était chaude. Elle écarta les couvertures en maugréant, déplia une chemise longue et retourna la chemise de jour comme on dépiaute un lapin. Le corps de Paul arrêtait chaque fois ses brusqueries. Les larmes lui montaient en face d’une grâce pareille. Elle l’enveloppa, le borda et termina ses soins par un « Dors, imbécile ! » accompagné d’un geste d’adieu. Puis, l’œil fixe, les sourcils froncés, la langue un peu tirée entre les lèvres, elle exécuta quelques exercices.

Un coup de sonnette vint la surprendre. La sonnette s’entendait mal ; on l’avait entourée de linges. C’était le médecin. Élisabeth l’entraîna par sa pelisse jusqu’au lit de son frère et le renseigna.

— Laisse-nous, Lise. Apporte-moi le thermomètre et va m’attendre au salon. Je veux l’ausculter et je n’aime pas qu’on bouge ni qu’on me regarde.

Élisabeth traversa la salle à manger et entra dans le salon. La neige y continuait ses prodiges. Debout derrière un fauteuil, l’enfant regardait cette pièce inconnue que la neige suspendait en l’air. La réverbération du trottoir d’en face projetait au plafond plusieurs fenêtres d’ombre et de pénombre, une guipure de lumière sur les arabesques de laquelle les silhouettes des passants, plus petites que nature, circulaient.

Cette méprise d’une pièce suspendue dans le vide était augmentée par la glace qui vivait un peu et qui figurait un spectre immobile entre la corniche et le sol. De temps en temps une automobile balayait le tout d’un large rayon noir.

Élisabeth essaya de jouer au jeu. C’était impossible. Son cœur battait. Pour elle comme pour Gérard la suite de la bataille des boules de neige cessait d’appartenir à leur légende. Le médecin la restituait dans un monde sévère où la crainte existe, où les personnes ont la fièvre et attrapent la mort. Une seconde elle entrevit sa mère paralytique, son frère mourant, la soupe apportée par une voisine, la viande froide, les bananes, les biscuits secs qu’elle mangeait à n’importe quelle heure, la maison sans bonne, sans amour.

Il leur arrivait à Paul et à elle de se nourrir de sucres d’orge qu’ils dévoraient chacun dans son lit en échangeant des insultes et des livres ; car ils ne lisaient que quelques livres, toujours les mêmes, s’en gavant jusqu’à l’écœurement. Cet écœurement participait d’un cérémonial qui débutait par une minutieuse visite des lits dont il fallait chasser miettes et pliures, continuait par d’horribles mélanges et finissait par le jeu auquel, paraît-il, l’écœurement donnait un meilleur essor.

— Lise !

Élisabeth était déjà loin de la tristesse. L’appel du médecin la bouleversait. Elle ouvrit la porte.

— Voilà, dit-il ; pas la peine de te mettre à l’envers. Ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave mais c’est sérieux. Il avait la poitrine faible. Il suffisait d’une pichenette. Il n’est plus question qu’il retourne en classe. Repos, repos et repos. Je t’approuve d’avoir parlé d’entorse. Inutile de troubler ta mère. Tu es une grande fille ; je compte sur toi. Appelle la bonne.

— Il n’y a plus de bonne.

— Parfait. J’enverrai dès demain deux gardes qui se relayeront et qui s’occuperont du ménage. Elles achèteront le nécessaire et tu surveilleras l’équipe.

Élisabeth ne remerciait pas. Accoutumée à vivre de miracles, elle les acceptait sans surprise. Elle les attendait et ils se produisaient toujours.

Le docteur visita sa malade et partit.

Paul dormait. Élisabeth écouta son souffle et le contempla. Une passion violente la poussait aux grimaces, aux caresses. On ne taquine pas un malade qui dort. On l’inspecte. On découvre des taches mauves sous ses paupières, on remarque la lèvre supérieure qui gonfle et avance sur la lèvre inférieure, on colle son oreille contre le bras naïf. Quel tumulte l’oreille entend ! Élisabeth bouche son oreille gauche. Sa propre rumeur s’ajoute à celle de Paul. Elle s’angoisse. On dirait que le tumulte augmente. S’il augmente davantage, c’est la mort.

— Mon chéri !

Elle le réveille.

— Hein ! Quoi ?

Il s’étire. Il voit une figure hagarde.

— Qu’est-ce que tu as, tu deviens folle ?

— Moi !

— Oui, toi. Quelle raseuse ! Tu ne veux pas laisser les autres dormir ?

— Les autres ! Je pourrais dormir aussi, mais moi je veille, moi je te donne à manger, moi j’écoute ton bruit.

— Quel bruit ?

— Un sacré bruit.

— Idiote !

— Et je voulais t’annoncer une grosse nouvelle. Puisque je suis une idiote, je ne te l’annoncerai pas.

La grosse nouvelle alléchait Paul. Il évita une ruse trop voyante.

— Tu peux la garder, ta nouvelle, dit-il. Je m’en fiche pas mal.

Élisabeth se déshabilla. Aucune gêne n’existait entre la sœur et le frère. Cette chambre était une carapace où ils vivaient, se lavaient, s’habillaient, comme deux membres d’un même corps.

Elle déposa du bœuf froid, des bananes, du lait sur une chaise près du malade, transporta des gâteaux secs et de la grenadine auprès du lit vide et s’y coucha.

Elle mâchait et lisait en silence, lorsque Paul, dévoré de curiosité, lui demanda ce qu’avait dit le docteur. Peu lui importait le diagnostic. Il voulait la grosse nouvelle. Or la nouvelle ne pouvait venir que de là.

Sans quitter des yeux son livre et sans cesser de mastiquer, Élisabeth, que la question dérangeait et qui craignait les conséquences d’un refus, lança d’une voix indifférente :

— Il a dit que tu ne retournerais plus en boîte.

Paul ferma les yeux. Un atroce malaise lui montra Dargelos, un Dargelos qui continuait à vivre ailleurs, un avenir où Dargelos ne tenait aucune place. Le malaise devenait tel qu’il appela :

— Lise !

— Hé ?

— Lise, je ne me sens pas bien.

— Allons, bon !

Elle se leva, boitant, une jambe gourde.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux… je veux que tu restes près de moi, près de mon lit.

Ses larmes coulèrent. Il pleurait comme les très jeunes enfants, avec une lippe, barbouillé d’eau lourde et de morve.

Élisabeth tira son lit devant la porte de la cuisine. Il touchait presque le lit de son frère, séparé du sien par une chaise. Elle se recoucha et caressa la main du malheureux.

— Là, là… disait-elle. En voilà un idiot. On lui annonce qu’il n’ira plus en classe et il pleure. Pense que nous allons vivre enfermés dans notre chambre. Il y aura des gardes blanches, le docteur l’a promis, et je ne sortirai que pour les bonbons et le cabinet de lecture.

Les larmes dessinaient des traces humides sur la pauvre face pâle et certaines, tombant du bout des cils, tambourinaient sur le traversin.

Devant ce désastre qui l’intriguait, Lise mordait sa bouche.

— Tu as la frousse ? demanda-t-elle.

Paul agita la tête de droite et de gauche.

— Tu aimes le travail ?

— Non.

— Alors quoi ? Zut !… Écoute ! (Elle lui secouait le bras.) Veux-tu, on va jouer au jeu ? Mouche-toi. Regarde. Je t’hypnotise.

Elle s’approchait, ouvrait des yeux énormes.

Paul pleurait, sanglotait. Élisabeth sentait la fatigue, elle voulait jouer le jeu ; elle voulait le consoler, l’hypnotiser ; elle voulait comprendre. Mais le sommeil balayait ses efforts avec de larges rayons noirs qui tournaient comme ceux des automobiles sur la neige.