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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3LA FAVILLANA<br><em>(décembre 1799)</em>


I

Les deux femmes de service et le vieux Claude attendaient, dans la cuisine, autour de la cheminée. La nuit était déjà complète, où les chevestres hululaient précautionneusement. On menait petite vie, maintenant, au château de Galart ; les jeunes domestiques avaient été pris par la conscription ; les caméristes congédiées… mieux valait : aurait-on pu encore payer leurs gages ?

Le coquemar de cuivre allongeait hors de la flamme son long tuyau terminé par un robinet, où l’on prenait l’eau chaude sans se rôtir ; mais le robinet coulait, gouttes à gouttes lentes, qui faisaient un petit cratère noir dans les cendres : la cuisinière le fixait sans mot dire.

— Enfin, voilà Madame ! fit gaiement la jolie fille d’intérieur, la seule qui restait, du vif et frais troupeau des chambrières.

On entendit, en effet, une charrette grinçante. Le vieux Claude sortit avec la lanterne. Tous s’empressèrent autour de la voiture, grosse guimbarde affaissée, tirée par un cheval de labour qui fumait de tout son poil ; une voix haute demanda :

— A-t-on des nouvelles de Monsieur ?

— Non, Madame.

Mme de Galart franchit le seuil et vint au feu. Il faisait froid ; elle avait dû néanmoins se rendre au district, qui avait des exigences sévères – souvent mortelles. Une limousine épaisse enveloppait la jeune femme ; une limousine de berger. Claude, au moyen d’un grand tuyau de fer, dans lequel il soufflait à rompre, tentait d’activer les braises.

— Rien de neuf ? demanda encore la maîtresse.

Les servantes s’agitèrent immédiatement :

— Oh si ! Oh !… Ah oui !

Mme de Galart vérifia vite les mines pour savoir si cela était grave. Non. Bien ! Alors elle écouta.

La chambrière prit la parole : un homme, pas encore un vieillard, était venu sonner à la soirante, un vielleux en redincote, avec une grande vielle au dos ; une grosse vielle peinte… La cuisinière suivait le récit ardemment, comme si elle y trouvait, toujours, un nouveau plaisir.

— Il a demandé… il a sonné à la grande porte ; j’ai ouvert qu’à demi, bien sûr ! et il m’a demandé M. le comte ; j’ai dit que ni monsieur ni madame n’étaient là. Il a fait « ah ! » avec du désappointement ; puis il s’est enquis quand on rentrerait ; je répondis : « Je ne sais point »… Alors il a tourné vers le dehors ; enfin il a dit, en me regardant un petit coup : « Peut-être qu’on voudrait cependant me donner un morceau de pain… » Ça me fit quéqu’chose… par le ton qu’il eut… Mais je ne pouvais pas le faire passer dans les appartements ! J’montrais la cuisine : « Allez-y. » Puis j’ai recrouillé à deux tours… Pourtant…

— Pourtant quoi ? insista Mme de Galart.

— Il était plus malheureux que méchant, j’en accertaine ! Je suis venue l’attendre à la porte d’ici, et Jeannette lui fit une tartine de saindoux.

— Oh ! je pouvais bien, rendit compte Jeannette, j’avais tout mon fond de pâté ; et il disait : « Merci, merci, bonnes gens », avec des mouvements comme ça… Héla ! qu’il avait faim ! il a mordu, d’un coup, et c’est que pour la bouchée seconde qu’il a tiré un long couteau à virole, un grand couteau de Nontron, tout roux ; il a souri, car on a reculé… et il dit : « Faites escuse… »

— Non, précisa Lison la chambrière, il a dit : « Pardon de ma lame, mais c’est aussi ma fourchette. »

— J’avais du cidre chaud ; lui en baillai bolée, et lampait-i, le pauvre, lampait-i !

— Alors, intervint le vieux Claude : c’t’homme, qui n’est point, pour sûr, mauvais, m’a demandé ainsi : « Y aurait-il pas bergerie ou fenil, pour la nuit à passer ? j’ai l’habitude et suis pas difficile… » J’lui répondis : « Y a la grange aux errants ; vais prévenir le fermier ; mais faut laisser vot’ briquet et tout feu. » (Le bonhomme s’enorgueillissait de savoir si fermement la coutume.) Et il me remit son fusil (briquet)… un beau fusil, que je lui rendrai en main dès le jour.

— Tu aurais plutôt bien fait de lui prendre son nontron, dit Jeannette.

— N’en ai pas seulement eu pensée, ma fille… On n’insulte pas à l’hôte de Dieu !

*

Mme de Galart buvait son bouillon de pintade en se chauffant. Malgré elle, son regard se dirigeait vers la grange aux errants qu’on aurait pu voir d’ici à quarante toises ; la grange où le vielleux et son grand couteau attendaient. La maîtresse avait confiance dans l’instinct, presque animal, de ses gens ; cependant, elle, si rieuse, se sentait troublée par cette présence invisible. L’homme devait l’avoir entendue rentrer, aurait pu discerner ses questions. La cuisinière suivit le regard qui s’était heurté aux volets clos, encore renforcés par une traverse :

— Oh ! j’ai tout barré ; il nous verrait bien céans, par les trous de bauge, dans not’ cuisine…

Elle frissonna.

Immédiatement Mme de Galart se sentit intrépide, et quand la cuisinière continua :

— Si madame permet, je ferais donc un lit dans l’ancienne chambre du chef, pour Claude ; ainsi il nous garderait ?

— Assez, Jeanne ; Claude regagnera son écurie ; si tu te sens trop craintive, Jeanne, on lâchera le dogue dans ta cuisine. Comment va mon oncle ? Il a soupé ?

— Que oui ! et bien soupé, s’exclama la cuisinière ; je lui ai servi de la pintade et du lard-blanc…

— Et sûrement qu’il ronfle à c’t’heure comme les Sept Dormants, Madame, dit Lison, car, dès le premier service, il bâillait déjà au décroche !

Le personnage en question était un de ces nombreux « oncles » qui se succédaient dans la maison (« cousins » s’ils semblaient trop jeunes) : les prêtres réfractaires que les châtelains cachaient, au péril de leur vie. Personne n’était dupe et, pour le montrer, on raillait le faux parent, ce qui n’aurait jamais eu lieu pour un parent réel. Mme de Galart sourit aussi ; puis :

— Vous lui avez annoncé le chemineau ?

— Oui ; il a dit que tel était bien fait.

— Bon ! Viens me déshabiller, Lison.

*

Quand elles eurent atteint la chambre de perse, la jeune mère alla voir ses deux enfants qui dormaient dans une pièce contiguë, éteignit leur veilleuse, et leur traça au front un signe de croix ; alors, ayant fermé la porte de communication, elle vint à sa poudreuse, dont Lison avait déjà découvert les petits pots bleus et blancs, s’assit avec calme et prononça enfin :

— Maintenant, Louise, dis-moi ce dont tu grilles…

— C’est lui, Madame, le vielleux…

— Eh bien ?

— Madame, Madame ! c’est un gentilhomme !

— Allons donc ! Qu’as-tu vu ?

— Rien et tout !… Ah, les par-chemins aux jours d’aujourd’hui ne sont plus les gueux d’antan ! Celui-là, il aurait été plus aise dans la salle qu’aux cuisines. J’ai rien voulu dire, à cause de Jeanne qui bavarde comme une sansonnette. Si Jeannette lui trouvait l’air en dessous, c’est qu’il n’était point si fier, de piquer son manger à la pointe, et de prendre son pouce comme assiette ! Un rôdeur… ? Marchez ! lui, il est venu tout droit à la porte-maîtresse, tel un qui connaît son dû, quand nul galvaudeux n’aurait manqué l’office !… Et du parler doux, si doux qu’un instant j’ai failli lui répondre « monsieur »… Parierais qu’il m’a devinée car il a dit, en fonçant sa voix : « Pas de chance anuyl » avec une trémousserie de la lèvre ; j’ai ri un petit ; il a ri aussi, et n’avait cependant pas l’air gai. Ah ! non…

La jeune fille semblait surexcitée ; Mme de Galart la fixa gravement :

— Tu en as certitude en toi, ma Louise ? Tu ne te montes ?

Lison s’arrêta sur un pied :

— … Je ne sais plus, not’ maîtresse, si vous me demandez ainsi…

Mme de Galart songea. Donc, ce pouvait être un homme de leur milieu ? un errant de la grande cause royale, doublement à plaindre ? Et chez eux, il n’aurait eu qu’une grange, de la paille et du froid ! Elle évoqua son mari, alors qu’il rentrait de ses tournées chouannes, si heureux de s’étendre dans un bon lit : « Oh ! les fins draps ! » ; si sensible à l’argenterie que sa main caressait – maintenant que la maison s’était réduite, le maître discernait, au seul toucher, le jour où l’on avait fait les couverts. Elle entendait la volubilité de l’homme de guerre, épanoui dans son confort retrouvé. Le faux vielleux n’aurait même pas un peu de conversation libre et gaie, entre soi !

— Madame, fit Lison, voici son fusil.

La chambrière avait pris le briquet dans la poche de son tablier, et le tendait éloquemment. La lame d’acier, qui devait donner l’étincelle, était enchâssée dans une plaque découpée et brillante en forme de navire, une mince galère d’argent ; une chaînette, aussi en argent, retenait le silex pris entre deux crocs à vis, comme un chien de pistolet ; le tube pour l’amadou était d’argent :

— C’est un ancien marin, sans doute, Lison… je confesse que l’argent du briquet est inattendu ; mais, tu sais, il y a des souvenirs dont on ne se sépare pas…

— Le briquet porte des armoiries, comme aux cuillers, fit l’enfant.

Et elle le retourna.

Mme de Galart s’approcha de la lampe et vit, non des armoiries mais un insigne : une petite chouette avec une couronne…

— Cela ne veut rien dire, Lison ; d’ailleurs le travail de l’objet vaudrait plus que le métal.

— Quand nous l’eûmes fait souper, il nous a dit : « Bonnes gens »… murmura la jeune fille ; un ouvrier comme nous jamais n’aurait eu parler semblable.

— Assez ! Lison… Tu sais que Monsieur a donné ordre de tenir la porte close quand il n’est pas avec nous. Couche-toi, et laisse ta chambre ouverte, si tu as peur.

— J’ai pas peur, dit Lison, j’ai deuil…

*

Mme de Galart, elle aussi, avait deuil ; l’accablait le sentiment d’une injustice suprême envers cet homme. Comment ? il caressait peut-être, depuis des jours, l’espoir d’une de ces félicités où l’esprit et la chair sont comblés, un repos si douloureusement gagné, l’oasis… et tout cela pour s’aller coucher dans la menue paille ou la gerbée !

La jeune femme se leva, ouvrit ses volets intérieurs et fixa ses regards sur la grange aux errants qui s’étendait, extrêmement longue. La grange paraissait encore plus basse à cause d’un orme immense qui l’ombrageait.

Comme elle était noire ! Son chaume, et son crépi blanc, traversé de colombages, se confondaient dans l’opacité ; on distinguait seulement le chaume à son arête épaisse. Déjà si sombre ; grand morceau de nuit ; quelle devait être sa ténèbre intérieure ! Mme de Galart eut la vision de l’homme désespéré tout debout dans ce néant. Elle composa une étrange image, entièrement faite d’obscurités, mais dont le sens de la détresse agglutinait les éléments ; créait une vision seconde.

Avec la persécution sanglante, on s’aimait tant ! Tous les traqués se sentaient tellement parents, solidaires ! La jeune femme eut l’envie brusque de décrocher une lanterne et d’aller chercher le vielleux « qui parlait si doux… si doux ». « Venez ! je m’excuse, la maison vous attend. » Mais dans le mouvement qu’elle fit, elle eut aussi la perception de sa gêne, si l’on avait affaire à un vrai chemineau ; il aurait fallu l’éveiller peut-être… « Qué que vous v’lez ?… C’est pas de refus !… bé sûr ! »

Et une femme jeune arrivant ainsi… ? un croquant… que pourrait-il penser, imaginer ? même si elle rencontrait un gentilhomme, est-ce que cela ne prenait pas tournure embarrassante ?

Un peu de rouge lui chauffa les joues… Impossible ! Emmener Lison ? La servante la jugerait, la sentirait agitée d’incertitudes et semblable à elle-même. La maîtresse perdrait de son autorité, de son essence supérieure. Alors il fallait donc attendre le jour ; elle se raccrocha à la défense formelle de son mari… Qu’il est facile d’obéir !

Mme de Galart revint à son lit ; mais elle ne put se résigner à éteindre sa lampe ; au contraire, elle la porta près de la fenêtre. Peut-être que la lumière pénétrerait, par quelque trou de la muraille, jusqu’au refuge du vielleux-gentilhomme, l’aiderait ; l’assurerait qu’il vivait encore ; qu’une petite âme veillait, palpitait.