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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2II


Il avait fini son compte et inscrivait les chiffres sur son carnet, quand il leva la tête : une sonnerie lointaine arrivait jusqu’à lui. Il vérifia sa montre : son souci et les occupations lui auraient-ils à ce point caché le temps ? Non ; neuf heures et demie, seulement. Qu’est-ce qu’on sonnait ? un glas… on tintait le glas à son église paroissiale. Un mort voulait dire un enterrement à suivre pour le surlendemain.

Galart reprenait de l’œil, une dernière fois, ses jalons ; il partait, alors qu’un nouveau glas lui parvint du sud, plus lointain. Il situa de l’œil la sonnerie : le clocher mince de la Roussière traçait une ligne exacte du côté du soleil, au milieu des confusions sylvestres. Là aussi, un mort. Mais tout de suite s’entendit un glas encore, au nord. Landepéreuse ! et plus loin, bientôt, un autre venait, tout menu et aminci. Que cela devenait étrange !

Le comte se sentit gagné par une inquiétude sourde, et cessa tout travail. Il restait là, l’oreille tendue, tournant lentement la tête vers les points cardinaux, le cercle brumeux, les lointains.

Qu’est-ce que cela pouvait annoncer ? Point la guerre : on eût pour elle sonné en tocsin, quand rien autre ne s’entendait que glas en branle. La plaine, comme un tympan tendu, recueillait les cloches, les ébranlements en route dans l’air calme ; les recevait pour les renvoyer vers d’autres cieux et d’autres élasticités. Pas un souffle de vent : la terre exhalait des cloches ; les tintements se mélangeaient, se séparaient : la mémoire du châtelain les reconnaissait, les situait, rendant ses notes à chaque village, machinalement, tandis que son âme se prenait d’épouvante. Il se nommait les invisibles paroisses, et, pâlissant, comprenait que tout son pays sonnait aux Trépassés !

Il était seul, perdu au centre du cercle distendu ; sans une maison à moins d’une demi-lieue ; sans un homme, que ce berger, grain noir d’avoine, là-bas… Il se hissa sur le tas de marne : un attelage sur l’autre versant ; il héla, courut : un de ses métayers avec deux chevaux :

— Jean ! entends-tu ? Entends-tu ?

— Whho ! grrr ! fit l’homme en arrêtant l’attelage.

Lui aussi prêta l’oreille… Galart avait laissé sa main sur son bras chaud ; tous deux regardaient à terre :

— Oui ! fit Jean. (Il fixa le comte avec des yeux élargis et sombres.) Oui ! C’est la sonnerie des Morts… Héla ! Monsieur… la sonnerie des Morts… partout !

Une cloche s’y mêla soudain, grêle mais vive : Galart tressaillit :

— Le château… ! on m’appelle !

Il se rejeta vers l’horizon de l’ouest, et il entendit mieux la cloche, de voir les briques roses du château ; si menu, si perdu, mais si tranquille… Quelle distance !

Le comte revint à l’homme :

— Dételle un de tes chevaux et prête-le-moi ; je le monterai ; tu passeras le reprendre ce soir.

Le fusil jeté dans le banneau, il lui aida. Tous deux s’activaient dans une hâte habile ; en un tournemain, ils avaient débouclé ; avec des cordes, le garçon fit des rênes ; Galart sauta sur le pommelé énorme, à cru. Et il prit le galop, terre tremblante. Derrière lui, un autre écrasement des mottes ; il se retourna une seconde : le jeune homme talonnait aussi le limonier :

— J’vous suis… not’ maît’.

Cela lui fit je ne sais quel bien.

*

Quand ils arrivèrent dans la cour d’honneur, elle était pleine de monde ; on avait entendu le galop des forts chevaux ; la foule s’écarta :

— Mes enfants ? cria Galart.

« Non, non ! » secouèrent les têtes…

— Le feu ?

« Non, non… »

Il était tout près. Mme de Galart, prévenue, l’attendait sur le perron, vêtue de noir – en deuil ! Se contenir ! Il sauta de cheval ; elle l’entraîna, et elle lui dit. Galart leva les bras en croix ; puis, mettant ses mains sur son visage, il pleura, à sanglots.

*

Le valet entra :

— Les gens peuvent-ils venir ?

— Les gens ? interrogea Galart, en levant sa figure rougie… (Mais il comprit soudain, hocha la tête et acquiesça.) Dans un instant.

Lui aussi se vêtit de noir ; puis avec sa femme et ses enfants, ils se placèrent sur le perron.

Les bordiers, les paysans, les tâcherons, les voisins humbles et les petits propriétaires étaient venus. Ils défilèrent pour serrer les mains, ainsi qu’à l’enterrement. Leur loyalisme avait compris que le seigneur restait le plus proche de Celui qui n’était plus, dont on apprenait le trépas ; Celui qu’on avait mis à mort la veille, la veille de ce jour, qui était en effet le

22 janvier 1793