Chapitre 3 — Un refuge délabré
Marie Delacroix
Le lendemain matin, Marie se réveilla au son des cigales, leur chant monotone semblant se mêler au souffle léger de la brise marine qui s’engouffrait par la fenêtre entrouverte de sa chambre. Les rayons du soleil méditerranéen baignaient la pièce d’une lumière douce et dorée, dessinant des motifs changeants sur les murs usés. Elle s’étira doucement, encore enveloppée par la fatigue émotionnelle de la veille, avant de poser ses pieds sur le plancher froid, un frisson la parcourant.
Aujourd’hui, elle avait une idée précise en tête : explorer chaque recoin de la villa Esperanza pour évaluer l’ampleur des réparations nécessaires. Réparer cette maison ne serait pas seulement une entreprise matérielle, mais une métaphore de sa propre reconstruction. Cette pensée lui insufflait une détermination nouvelle, bien qu’un soupçon de doute l’effleura : serait-elle vraiment capable de redonner vie à un lieu si marqué par le délaissement ?
Habillée d’une chemise ample en lin et d’un pantalon léger, elle descendit les escaliers grinçants, accompagnée uniquement par le craquement du bois sous ses pas. Une odeur mêlant poussière et bois ancien l’accueillit en bas. La lumière du matin, filtrant à travers les volets bleu délavé, révélait plus cruellement l’état de délabrement de la maison. La peinture écaillée des murs, les toiles d’araignée accrochées dans les coins, et les draps jaunis recouvrant les meubles donnaient à la villa une allure presque fantomatique. Pourtant, au-delà de cette désolation, Marie distinguait un potentiel certain, comme une toile vierge prête à être restaurée.
Elle s’attela d’abord au salon, passant en revue les meubles et les murs. Chaque tâche nécessaire s’imposait à elle, comme une liste mentale qu’elle organisait par priorité : repeindre les murs, réparer les meubles en bois, et débarrasser les fenêtres de leur saleté pour laisser entrer la lumière naturelle. Elle effleura du bout des doigts la surface usée d’une table basse, imaginant les mains de sa grand-mère y déposant des pinceaux ou des lettres. Une sensation étrange, presque intime, l’envahit : comme si la maison essayait de lui souffler ses secrets à travers ces objets.
Dans la cuisine, elle ouvrit les tiroirs rouillés et les placards en bois grinçants. Les meubles rustiques semblaient figés dans une autre époque, témoins silencieux d’un quotidien simple, révolu. En fouillant un tiroir, elle trouva un carnet usé. À l’intérieur, des recettes anciennes, écrites à la main, certaines tachées de vin ou d’huile. Une en particulier attira son regard : une écriture plus nerveuse, avec des annotations personnelles dans les marges. « Ajouter plus de thym, pour lui faire penser à la maison. » Un sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres. Ces détails, bien qu’apparemment insignifiants, lui donnaient l’impression de se rapprocher un peu plus de Liliane.
Son exploration la conduisit ensuite au jardin. Les sentiers noyés sous les herbes folles semblaient presque disparaître, et les roses jadis soigneusement taillées avaient poussé dans un chaos coloré, leurs tiges épineuses s’entrecroisant sans retenue. Marie inspira profondément, laissant le parfum sucré des bougainvilliers et l’arôme apaisant du romarin emplir ses sens. Le jardin, malgré sa sauvagerie, dégageait une énergie vibrante, en contraste frappant avec l’atmosphère figée de l’intérieur de la villa.
Alors qu’elle avançait parmi les plantes, elle aperçut une ombre furtive glissant parmi les buissons. Elle s’arrêta net, son cœur battant légèrement plus vite. Au premier abord, elle crut avoir imaginé ce mouvement, mais bientôt un renard roux et fin sortit de sa cachette. L’animal l’observa avec une curiosité presque humaine, sa tête inclinée légèrement sur le côté. Le regard qu’ils échangèrent, fugace mais intense, toucha une corde sensible en elle. Dans cet instant suspendu, Marie se sentit connectée à quelque chose de plus vaste, comme si le jardin lui-même cherchait à lui rappeler qu’il restait encore de la vie, même dans la solitude.
En début d’après-midi, Marie décida de descendre à Saint-Tropez pour acheter quelques provisions et explorer le marché local. La petite ville vibrait d’une animation joyeuse, mêlant rires et conversations enjouées. Les ruelles pavées, bordées de maisons aux façades colorées, étaient envahies par des étals débordant de fruits juteux, d’épices odorantes, et de fleurs éclatantes. L’odeur du pain chaud et des herbes fraîches flottait dans l’air, enveloppant Marie dans une chaleur réconfortante.
Elle erra d’un étal à l’autre, effleurant les étoffes colorées et admirant les céramiques peintes à la main. Pourtant, malgré l’énergie presque euphorique du lieu, une partie d’elle restait consciente du contraste avec la villa — ce refuge délabré, enveloppé d’un calme presque oppressant, mais où elle commençait à entrevoir une beauté cachée.
Alors qu’elle payait un bouquet de fleurs sauvages pour égayer la maison, elle engagea la conversation avec le vendeur, un homme jovial aux mains épaisses.
— C’est pour chez vous ces fleurs ? demanda-t-il avec un sourire.
— Oui, répondit Marie. Enfin, pour… une maison qui en a bien besoin.
— Ah, une maison en rénovation, je parie. Saint-Tropez en regorge. Mais attention, ces vieilles pierres ont leur caractère. Elles prennent leur temps pour se laisser apprivoiser.
Marie hocha la tête, amusée par l’idée. Il avait raison : la villa Esperanza semblait presque vivante dans sa manière de résister au changement.
Un peu plus loin, une voix masculine, basse et légèrement teintée d’un accent du sud, attira son attention. Elle se retourna et aperçut un homme en pleine discussion avec un libraire ambulant. Il était grand, avec des cheveux bruns légèrement ébouriffés et une barbe soigneusement taillée. Sa chemise en lin blanche retroussée aux manches et son pantalon chino beige lui donnaient une élégance décontractée.
Marie détourna rapidement les yeux, consciente qu’elle l’observait peut-être un peu trop intensément. Mais alors qu’elle s’apprêtait à s’éloigner, l’homme tourna la tête et leurs regards se croisèrent brièvement. Ses yeux gris-bleu étaient perçants, presque déstabilisants, mais son sourire poli adoucit cet effet. Marie sentit une chaleur inattendue monter en elle, mêlée de trouble.
De retour à la villa, elle déposa les provisions sur la table de la cuisine et passa le reste de l’après-midi à nettoyer la bibliothèque. La poussière épaisse sur les étagères et les livres témoignait des années d’abandon, mais chaque mouvement de chiffon semblait redonner un éclat discret à la pièce. En parcourant les ouvrages, elle remarqua des annotations écrites de la main de Liliane. Certaines étaient de simples réflexions artistiques, mais d’autres dévoilaient des pensées plus intimes.
« La lumière change tout. Une vérité dans l’art, comme dans la vie. »
Ce genre de phrases, mêlant poésie et philosophie, fit naître en Marie une admiration profonde pour sa grand-mère. Elle se surprit à imaginer Liliane, assise à ce même bureau, explorant ses pensées avec une intensité qu’elle-même n’avait jamais osé affronter.
Alors que le soleil déclinait, teintant le ciel de nuances d’or et de rose, Marie s’arrêta un moment pour contempler cette lumière qui semblait envelopper la villa d’une chaleur nouvelle. Assise dans un fauteuil près de la fenêtre, une tasse de thé entre les mains, elle laissa son regard se perdre dans le jardin en contrebas.
Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentit ancrée. Restaurer la villa, percer les secrets de Liliane, et peut-être même découvrir quelque chose sur elle-même – tout cela ne lui semblait plus une tâche accablante, mais une mission qu’elle se sentait prête à embrasser.
Au-delà des murs fissurés et du jardin entremêlé de ronces, la villa Esperanza n’était pas qu’un refuge délabré. Elle était un symbole d’espoir et de renaissance.
Et tandis que la nuit tombait, enveloppant la villa d’un manteau de calme, Marie se promit d’honorer cette maison et tout ce qu’elle représentait.